Florence RUDOLF MSCS 16 : Approches sociologiques de la modernité Notes de lecture La sociologie peut-elle produire des analyses complètes sur la modernité ? Cette question confirme la thèse de Niklas Luhmann selon laquelle les communications sociales demeurent en deçà de la forme qu’elles prétendent couvrir, voire celle de Max Weber selon laquelle la science demeure une entreprise inachevée. C’est encore cette question qui figure en introduction de l’ouvrage de Peter Wagner. Dans ce cadre, elle confirme une des vocations de la sociologie comme mode d’auto-observation de la modernité. Selon cette définition, la sociologie accompagne la modernité à la manière d’un dispositif de régulation de la modernité. Cette fonction est activée en période de crise : «Une telle mise à distance devrait s’avérer plus facile dans les périodes de doute et d’interrogation que dans les périodes de certitude. C’est en de telles conditions qu’écrivirent les sociologues “classiques” tels que Max Weber ou Émile Durkheim ; et le débat sur la postmodernité, parmi bien d’autres signes, indique que notre situation est analogue», (Wagner, 1996, 9). Régulièrement, la modernité est confrontée à des crises par rapport auxquelles la sociologie l’assiste. À ce titre, la sociologie sert de dispositif de pilotage de la modernité : elle s’avère une institution de régulation de la modernité. Cette observation est confirmée par les différents courants de la sociologie, qu’ils se rangent dans la tradition positiviste ou critique. Les théories de la modernité se présentent comme des guides de l’action. La récurrence des crises est indissociable de l’ambiguïté de la modernité. Cette dernière est ancrée dans un rapport à l’action : elle est tributaire de la marge de manœuvre de l’action humaine. «La compréhension de la capacité d’action humaine doit être, selon moi, au centre de la théorie sociale», (Wagner, 1996 : 12). Comme l’intitulé de l’ouvrage de Wagner en témoigne, la modernité est travaillée par le couple formé par la discipline et la liberté, soit encore par l’opposition entre l’organisation, l’ordre, la néguentropie et le chaos, le désordre et l’entropie. «Le double concept de liberté et de discipline (…) saisit l’ambivalence de la modernité selon trois dimensions essentielles : les rapports entre la liberté individuelle et la vie collective, entre la capacité d’action humaine et la contrainte structurelle, entre les existences concrètement situées et les règles sociales d’ensemble» (Wagner, 1996 : 13). Entre des structures contraignantes et des actions habilitantes quel est l’espace de la transformation des sociétés modernes ? Comment peuvent-elles effectivement s’inscrire dans l’avenir et dans le monde ? «On a souvent caractérisé la condition moderne par la liberté et la démocratie, assurées par des institutions fondées sur le principe de libre association. Les principales de ces institutions sont le régime politique démocratique, l’économie de marché admettant la liberté du travail, et la science comme quête illimitée de la vérité. À ce discours autoproclamé de la modernité, depuis longtemps largement répandu, a cependant vite répondu une interprétation alternative et critique, opposant à l’image d’une libération par les institutions modernes celle de leur effet disciplinaire. Toute l’histoire de la modernité est marquée par ces deux discours, qui le plus souvent sont restés séparés : chaque observateur choisissait entre l’une ou l’autre de ces images et généralement aussi entre l’approbation ou la condamnation de la modernité. Seuls de rares penseurs, tels Karl Marx ou Max Weber ont su lire en celle-ci une ambiguïté fondamentale – et reconnaître une foncière ambivalence dans leur propre attitude vis-à-vis de la condition moderne», (Wagner, 1996 : 13). Lorsqu’on s’intéresse à l’impact de la crise écologique sur la modernité, on est directement confronté à cette tension. L’appel à la nature et à l’écologie résonne, en effet, comme un rappel à l’ordre et à l’ensauvagement (Moscovici, 2001). Outre des explications structurelles, cette tension est l’expression de l’autonomie et du pouvoir qui en résulte. Pour prétendre être en mesure de se gouverner et d’orienter l’action encore faut-il être en mesure de se contraindre. Le pouvoir est indissociable d’une certaine maîtrise, voire du développement de forces susceptibles de s’opposer à des tendances adverses. «La modernité met l’accent sur l’autonomie des gens, sur leur droit et leur devoir de se gouverner eux-mêmes, mais sans leur fournir aucun conseil sur la manière de concevoir ces règles ni de savoir avec qui s’accorder en cette matière. (…) À peu près toutes les grandes controverses politiques ont à chaque moment tourné autour du droit des individus à se définir eux-mêmes leur situation et leurs possibilités d’action, ainsi que des bornes et des droits de l’ensemble politique dont ces individus font partie. Depuis l’avortement ou les manipulations génétiques jusqu’aux problèmes d’immigration, de nationalité ou de droits civiques, jusqu’à la définition des États-nations tant en Europe occidentale que dans les anciens pays socialistes, les incertitudes et les angoisses découlent du sentiment fondamental que dans le monde moderne, les gens ont non seulement la possibilité mais le devoir de se donner eux-mêmes leurs règles d’existence. L’historicité de la vie sociale humaine constitue la forme générale et le cadre de l’autodétermination. Nul ne saurait créer des règles ab nihilo, dans le vide», (Wagner, 1996 : 14). L’ambivalence de la modernité est indissociable de la convergence entre une situation sociale créatrice de liberté et par définition déterminante. Cette convergence est au centre de la théorie de la structuration d’Anthony Giddens, à laquelle se réfère également Peter Wagner. «Voici presque dix, ans, Anthony Giddens décrivait son œuvre principale, The Constitution of Society, comme une vaste discussion de la phrase de Marx [Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas de leur propre mouvement, ni dans les conditions choisies par eux seuls, mais bien dans les conditions qu’ils trouvent directement, et qui leur sont données et transmises]. Lui-même considère les institutions comme des ensembles relativement stables de règles et de ressources, souvent d’une grande extension spatio-temporelle, qui ne font pas que restreindre l’activité humaine et la canaliser dans des structures prédéfinies, mais la rendent possible en permettant aux gens de s’appuyer sur ces règles et ces ressources. En ce sens, tout le présent ouvrage est à son tour une réflexion sur les concepts que propose Giddens d’“habilitation” et de “contrainte”, une tentative de déterminer aussi exactement que possible à quelle sorte d’activité, de qui et dans quelles conditions, les institutions modernes apportent habilitation ou contrainte», (Wagner, 1996 : 14-15). Cette lecture confirme, enfin, la pression qu’exerce la modernité sur les individus. Ces derniers sont soumis à l’intégration nécessaire de nouvelles compétences sociales. Cette pression n’est pas toujours assortie de conséquences fâcheuses, mais elle pèse sur les individus qui sont soumis, pour paraphraser Beck, aux incohérences des systèmes (Beck, 1996 ; Bauman, 2005). «Les transformations historiques de la modernité exigent de puissants efforts des individus pour définir leur place dans la société – avec des résultats souvent bien incertains. La nécessité de ces efforts tient à la constante extension historique des institutions et à la fracture des identités sociales qu’elle a pour effet», (Wagner, 1996 : 16). Parmi les transformations qui semblent peser sur le devenir des identités sociales, c’est la possibilité de convergence dans des grands collectifs qui paraît la plus affectée. «Aujourd’hui, certaines formes d’autoréalisation sont beaucoup plus accessibles, mais d’autres sont devenues difficiles ou impossibles. Parmi ces dernières, figure la possibilité d’un rapport de communication avec un collectif valable et assez nombreux, où déterminer son propre destin. On peut parler à ce propos d’une tendance à l’autoextinction de la capacité d’action politique (du libéralisme, de l’utopie libérale), (…)», (Wagner, 1996 : 17). La crise actuelle serait liée à la transition entre une configuration sociale organisée et une configuration sociale libérale restreinte. Une rétrospective historique permettra d’asseoir cette thèse. «Ce retour sur le passé de la modernité confirmera la thèse selon laquelle nous avons sous nos yeux une restructuration majeure. C’est à tort que l’on y voit seulement un renforcement de certaines tendances de la modernité, une poursuite de la “modernisation”. Cela étant, les changements d’aujourd’hui sont bien loin de signifier une quelconque “fin de la modernité”, “fin de l’histoire” ou “fin du sujet” (…). Ces notions suggèrent la naissance d’une configuration sociale ne reposant plus sur les idées constitutives, quant à la vie humaine et sociale, qui s’étaient développées entre le XVI e et le XVIII e siècle. (…) Il convient bien plutôt de comparer les changements actuels, quant à leur forme et leur portée, à ceux qui vers la fin du XIX e siècle menèrent à ce que l’on devrait plutôt appeler “société de masse” ou “société industrielle”. Pour ma part, je tenterai de caractériser la configuration sociale de cette époque comme “modernité organisée”. La configuration qui surgit maintenant, et dont les contours ne sont pas encore pleinement ni clairement visibles, présente certains traits en commun avec les sociétés du XIX e antérieures à la modernité organisée, celles que je décrirai comme “modernité libérale restreinte”» (Wagner, 1996 : 11-12). La rétrospective historique se justifie par la faiblesse de ce type d’approches. Les travaux sociologiques s’en tiennent plus souvent à des comptes-rendus de discours et de récits plutôt qu’à l’inventaire de faits. Lorsque c’est le cas, ces derniers demeurent partiels et limités à des groupements spécifiques et peu représentatifs. Il en va de même de mes travaux… «Cependant ces différents travaux traitent, au sens large, de l’histoire des concepts et des idées. Il est difficile de décrire des remaniements aussi manifestes pour la société tout entière, au niveau des pratiques économiques, sociales et politiques (…). On pourrait dire en ce sens que les révolutions ont été beaucoup moins révolutionnaires, que les discours tenus à leur propos. (…) Il y a affinité, mais non pas identité, entre les idées et les institutions de ce qu’on appelle la modernité. (…) Une analyse historique de la modernité requiert donc de distinguer entre le discours sur le projet moderne (…) et les pratiques et institutions des sociétés “modernes”. À l’encontre de toute construction idéaliste – normative et suprahistorique – de la notion de modernité, cela signifie simplement de reconnaître, tant du point de vue sociologique qu’historique, qu’il y a un peu plus de deux siècles que s’est produit un remaniement des discours sur les gens et les sociétés. Cette rupture discursive a établi les idées modernes comme significations imaginaires pour les individus et les sociétés, et par là institué de nouveaux types de thèmes et de conflits sociaux et politiques (Castoriadis, 1975 ; Habermas, 1973 ; Arnason, 1989b)», (Wagner, 1996 : 25-26). Quand j’avance que l’époque change… il s’agit peut-être davantage de discours et de récits qui se modifient que de pratiques… Ces derniers suivant de près ou de loin les transformations sémantiques ! De manière similaire, on peut remarquer que les discours consacrés à la modernisation écologique, voire au développement durable, divergent par rapport aux pratiques susceptibles d’attester de leur pertinence. Ce constat attire également l’attention sur une des vocations de la sociologie : relayer les discours sociaux, les sonder, voire les critiquer sur la base d’observations pratiques qui les mettent à l’épreuve. Deux discours structurent notre expérience de la modernité. Le premier, dit de libération, est indissociable de la philosophie des Lumières. «Il renvoie à l’exigence d’indépendance dans la quête du savoir, pour ce qu’on appelle la révolution scientifique, à la revendication d’autodétermination quant aux révolutions politiques (avec le double modèle américain et français), enfin à la libération de l’activité économique vis-à-vis de la surveillance et de la régulation exercées par un État absolutiste. Dans ces trois domaines, la liberté a été comprise comme un droit humain “inaliénable” et “incontestable”. Mais on escomptait aussi que les diverses émancipations produiraient des résultats… Au cours des deux derniers siècles, la pertinence de ce discours avec sa généalogie intellectuelle n’est pas restée inquestionnée. Très vite est apparue une critique centrée sur la différence entre le discours lui-même et les pratiques sociales des groupes qui le tenaient. (…) Que l’on souscrive ou non à l’analyse de Marx, il est certain qu’aux yeux de presque tous les observateurs, les sociétés européennes du XIX e siècle présentaient d’énormes contradictions, entre une rhétorique universaliste et de fortes barrières entre les groupes sociaux quant à l’accès aux libertés. Les possibilités d’entreprendre, d’exercer des libertés politiques, de participer à la recherche académique de la vérité, restaient réservées à une très petite fraction de la population, par des limitations parfois formelles (…) mais en tous les cas considérables. La notion d’un endiguement de l’utopie libérale, d’un contrôle et d’une limitation de ses propres conséquences, est centrale pour toute compréhension de la modernité», (Wagner, 1996 : 26-27). Avec la levée des restrictions formelles et l’avancée de la mobilité sociale, les discours de libération ont mis l’accent sur le rôle libérateur des arrangements sociaux hérités de ces transformations. «Les performances croissantes de l’économie, de la politique et de la science devaient libérer l’individu de nombre des soucis qu’il connaissait dans les sociétés “traditionnelles”. On reconnaissait, certes, que les arrangements nouveaux allaient soumettre les individus à de nouvelles exigences, leur imposer, selon aussi leur statut, des rôles multiples dans différentes sphères de la société. Cependant, la plupart des analyses proposées dans les années cinquante et soixante accordaient bien plus de poids aux progrès de la liberté qu’aux difficultés d’adaptation», (Wagner, 1996 : 27). La libération va progressivement être comprise comme processus d’individuation (Wagner, 1996 : 28) auquel un mouvement, dit de disciplinarisation, va s’opposer, dès la fin du XIX e siècle, après la première guerre mondiale, en particulier. [La crise écologique correspond à une inversion de cette lecture. Plutôt que de mettre l’accent sur le caractère libérateur de la modernité, elle insiste sur ses aspects contraignants, voire sur les effets de capture de la modernité. Cette perspective ne met pas fin à l’idéologie libérale : on assiste à l’essor de discours libérateurs qui vont mettre l’accent sur la rupture par rapport à la première modernité. Cette dernière oscille entre un engagement pour un nouveau type de modernité, voire de progrès, ou à l’écart de la modernité. L’individuation peut contrer l’encadrement, voire l’emprise de la modernité sur les individus et leur mode de vie, tout comme elle peut s’avérer un obstacle à la généralisation de nouveaux modes d’existence écologiquement responsable. Cet éloge n’étant pas toujours compatible avec les exigences de la crise écologique, par conséquent]. Le discours de disciplinarisation s’appuie sur l’essor du fascisme en Europe et s’épanouit autour d’auteurs comme Nietzsche, Adorno et Horkheimer et Foucault. Son effet de fascination sera affaibli par l’essor de la pluralisation des formes de vie qui entretient l’illusion d’un mouvement de libération jusqu’à ce que la thèse de la dissolution du sujet laisse à nouveau planer la thèse d’une autodestruction du projet des Lumières et de la modernité. «Dans les deux dernières décennies, pluralité et différence semblant réapparaître, ces images d’instrumentalité et d’unidimensionnalité ont perdu de leur attrait. (…) Un courant au moins du post-modernisme interprète la pluralisation non comme une condition de l’autoréalisation individuelle, mais comme expression d’une fragmentation du sujet, et diagnostique un total évanouissement du sujet, la disparition de celui-ci jusque dans le lieu utopique où pouvaient se faire valoir des revendications de solutions sociales alternatives», (Wagner, 1996 : 30). Les discours de disciplinarisation sèment le doute quant au credo des Lumières selon lequel des individus informés seraient naturellement enclins à poursuivre des fins convergentes parce que motivées par la raison et la poursuite du bien commun… «Ainsi des sujets libres et bien informés vivraient-ils en accord avec leur nature, se laisseraient-ils guider par la raison, aspireraient-ils à la réalisation du bien commun», (Wagner, 1996 : 32). Peter Wagner identifie trois types de modernistes : les modernistes précoces, les modernistes classiques et les modernistes tardifs (Wagner, 1996 : 34-35). Les premiers limitent l’autonomie des individus à leur premier ancrage, socialisation primaire, qui correspond à la culture, voire à la communauté ou à l’habitus. Les modernistes classiques comptent sur le développement d’un ordre susceptible de favoriser l’autonomie des individus avec l’affirmation d’orientations collectives. La rationalisation des sphères de vie ne va pas à l’encontre de l’autonomie des individus. Les modernistes tardifs construisent leur posture à partir de la critique des modernistes classiques. Ils définissent un antiessentialisme radical. «L’antiessentialisme accentue le principe de l’autonomie individuelle ; en termes de théorie politique, il s’agit d’un libéralisme radical, fondé sur une ontologie politique individualiste», (Wagner, 1996 : 35). Cette typologie est peut-être un premier indice d’un mouvement plus général de désubstantialisation qui accompagne la modernité. Cette observation est d’autant plus intéressante quand on se place dans le cadre de la percée de l’écologie. Comment l’essor de la question naturelle peut-elle s’accorder avec cette tendance ? Ce sera une de mes questions centrales dans d’autres contextes et enseignements. «Les manières dont les gens utilisent les règles et les ressources disponibles pour leur autoréalisation forment sans nul doute un large spectre, mais il n’en existe pas moins des formes historiques discernables de construction des identités sociales. La question de ces formes ne peut être posée en termes purement individualistes, car le caractère des frontières en vigueur dépend de la façon dont elles sont vues par les autres impliqués. Elles ne sont certes pas fixées par une force suprahumaine, mais ne peuvent cependant être créées ni détruites par la volonté individuelle. Le thème de la contingence doit être transformé en question de sociologie historique – question de la contingence effective et non plus de la contingence de principe», (Wagner, 1996 : 36). Comme Peter Wagner le développe dans son ouvrage consacré à la modernité et aux différentes crises qu’elle traverse, la modernité procède d’un imaginaire d’autonomie et d’autoréalisation de l’humanité, de l’histoire et de la société qui repose sur la croyance de la raison comme principale force d’émancipation de l’histoire. Le principe de liberté de l’individu, fondé sur une représentation de la nature humaine, ne peut qu’entrer en conflit avec le projet d’émancipation d’individus singuliers. La référence à des principes transcendants comme la nature ou la raison entrave, par définition, la promulgation de la liberté du sujet. La résolution de ce conflit a consisté à promulguer qu’un individu libre et informé, qu’un sujet accompli, en d’autres termes, ne pouvait que vivre en accord avec sa nature, ne pouvait pas, en d’autres mots, faire offense à la nature humaine. Selon cette perspective, les dangers et menaces que l’émancipation des hommes pouvait faire peser sur la société n’étaient que transitoires parce qu’elles résultaient d’hommes aliénés et frustres. L’éducation finirait par venir à bout des transgressions de l’ordre établi que pouvaient faire craindre des individus non encadrés. Deux conceptions de la société vont se cristalliser autour de cette question de l’émancipation de l’homme : l’approche libérale et l’approche de la régulation. La première respecte l’autodétermination des individus sans se préoccuper des conditions dans lesquelles elle peut s’exercer au mieux ; la seconde tend à ne jamais accorder ce droit aux individus qui n’ont jamais atteint le degré de maturité nécessaire pour l’exercer. Cette conviction dans la potentialité de l’humanité de conduire son destin en s’affranchissant progressivement des entraves héritées du passé a inspiré les différentes révolutions qui contribuent à l’essor de la première modernité, encore qualifiée de libérale. La première modernité est confiante en la capacité auto-organisatrice d’hommes libres en une société émancipée. Cette certitude sera progressivement affaiblie par les obstacles concrètement rencontrés dans les échanges quotidiens entre les hommes. Ces expériences, que l’on peut encore qualifier d’échecs de la modernité libérale, ont contribué à la formulation de nouvelles exigences en vue de dépasser le cadre d’une démocratie formelle et de concrétiser l’idéal démocratique en démocratie réalisée (Burdeau, 1966). Cet effort demeure inachevé et inabouti (Vincent, 1998). Outre le fait qu’il met l’accent sur la participation effective du peuple et de la société à l’expression de sa propre souveraineté, il attire l’attention sur un des paradoxes fondamentaux de la modernité qui a trait à la tension entre la liberté et l’organisation. Cette tension a été maintes fois signalée que ce soit en recourant à des oppositions incarnées comme celles qui font référence à l’individu et à la société ou à des couples plus abstraits fondés sur des principes polaires. Le paradoxe a trait à la vulnérabilité de la liberté. Sa défense et surtout son maintien motivent la recherche de dispositifs de prévention contre des dérives éventuellement et des formes d’entraves de la liberté. Pour autant que ces efforts soient louables, ils rendent compte du cercle vicieux dans lequel la liberté et son éloge sont pris. La défense de la liberté procède d’une volonté qui s’expose, à l’instar de toute volonté, à tourner en pouvoir et en emprise. Que ce soit de manière intentionnelle ou non, investie de bonnes ou de mauvaises intentions, la défense de la liberté s’expose à des projets qui travestissent sa cause. L’engagement progressif de la modernité libérale sur la voie d’une modernité plus encadrée, à compter du tournant du XX e siècle, que Peter Wagner qualifie de modernité organisée, rend compte de cette dynamique. Cette dernière est indissociable de processus d’enracinement, c’est-à-dire, de l’essor d’identités collectives qui permettent la formalisation de conventions collectives et leur fonctionnement. «Lorsque l’on considère, pour la première moitié du XX e siècle, des phénomènes tels que les culture de classe ou les comportements électoraux de classe, mais aussi les mouvements nationalistes, on peut raisonnablement affirmer que le réenracinement s’est effectivement produit. L’appartenance à une classe ou à une nation fournissait d’importants repères. Dans les cas où l’une de ces orientations fut jouer contre l’autre, ainsi du national-socialisme, il en résultat de violents combats, avec une forte participation – et une cruelle oppression après la victoire du mouvement nazi. Dans les cas où elles allèrent de pair, ainsi que la social-démocratie suédoise, il en résultat effectivement une atmosphère sociale presque familiale”. (…) Jusqu’aux années cinquante, l’ordre de la modernité organisée resta bien établi. Même si de tels signes n’ont qu’une valeur limitée, le large consentement de la population à cet ordre, cela en l’absence de répression directe, peut être considéré comme l’indice du solide réenracinement des individus dans cette configuration sociale. Au fil de la première moitié de notre siècle, des frontières “externes” (nationales) et “internes” (sociale) avaient été clairement tracées. On était Allemand et employé, ou bien Anglais et ouvrier, mais de toute façon on n’avait pas le choix. Les ambivalences avaient été éliminées par de castes ordres de classification et par la mise en œuvre de ces ordres dans les pratiques. Dans leur majorité, les individus savaient quelle était leur place mais n’avaient pas l’impression de pouvoir beaucoup influer sur la définition de cette place. La clôture de la modernité, sous le signe de la modernisation, équivalait presque à un renversement de la condition moderne, par comparaison avec sa forme antérieure, celle de la modernité libérale restreinte. L’existence de l’être humain moderne ne devait plus être flottante, contingente et incertaine, mais stable, certaine et en paisible progression», (Wagner, 1996 : 244-245). Comme toute mise en ordre, cet arrangement présentait des failles. S’il ne produisait pas des exclus, au sens fort du terme, certaines positions étaient moins confortables que d’autres. Pour les enfants issus de couples mixtes, de familles clivées par le mur de Berlin, ou de juifs allemands exilés et revenus en Allemagne, par exemple, mais également pour les enfants d’ouvriers et les jeunes femmes aspirant à des carrières identiques à leurs alter égaux masculins, un certain nombre de barrières persistaient encore dans cette belle orchestration. C’est dans ce contexte de grande stabilité et de sécurité que les inconforts relatifs de certaines catégories de la population ont pris la forme d’injustices intolérables et se sont organisés en revendications qui ont conduit à la révolte de 1968 et aux mobilisations ultérieures. «Sans être en mesure d’apporter des éléments historiques essentiellement nouveaux, je voudrais esquisser les contours d’une interprétation qui situe les événements de 1968 dans le contexte de remaniements sociaux majeurs. Ces révoltes signifiaient un ébranlement de pratiques sociales établies et, plus important encore, une profonde remise en question de la rationalité de certaines de ces pratiques. (…) La tranquille autosatisfaction des élites, qui avaient développé les pratiques organisées comme une sorte d’ordre naturel évident et inquestionnable, contribua à donner à la contestation ses thèmes spécifiques. (…) La contestation visait manifestement les modes d’organisation des pratiques modernes, mais on était loin de pouvoir discerner vers quelles alternatives elle tendait. (…) Du point de vue des élites, la menace que faisait peser la contestation était qu’étudiants et travailleurs ne s’engagent dans la constitution d’un nouveau sujet social antiélitiste, qu’ils se montrent désireux et capables non seulement d’ébranler passagèrement les pratiques organisées de participation, mais de créer une capacité d’action politique collective sur la base d’une nouvelle mobilisation par en bas. Cette conception inspirait effectivement divers partis socialistes et communistes de création récente, (…) mais ces conceptions ne peuvent guère être tenues pour caractéristiques du mouvement général. (…) De plus, la rapide scission entre des fractions du mouvement, généralement de taille réduite et d’orientation sectaire, qui chacune développait et protégeait soigneusement une orthodoxie fermée, indique déjà [que les intérêts des groupes l’emportait sur la constitution d’un sujet social]. (…) La multiplicité de ces projets et le peu de disposition au rassemblement des forces indiquent une réelle pluralité au sein du mouvement mais aussi, plus sérieusement encore, l’importance que ces petits groupes attachaient au maintien d’une identité qu’ils n’étaient pas prêts à abandonner au profit d’un projet collectif plus large, sur laquelle ils ne voulaient pas même relâcher leur contrôle. Quand on parle de l’actuelle situation de la “socialité postmoderne” (Maffesoli, 1988) comme de la coexistence de nombreuses “tribus” différentes, au sein desquelles les individus peuvent trouver et créer une identité sociale, on décrit souvent mieux les groupes d’après 1968 qu’eux-mêmes ne le faisaient en termes de projet politique. La différence essentielle entre ces groupes et les groupes “postmodernes” est que le langage utilisé dans les premiers était (encore ?) un langage politique. En d’autres termes, il faudrait considérer la contestation comme composée de deux éléments, qui à l’époque paraissaient découler l’un de l’autre, mais qu’un examen plus précis montre contradictoires. Le premier élément, de contestation de la modernité organisée, demandait l’interruption de pratiques collectives établies. Le second élément était le projet d’une recréation d’un sujet collectif, d’une libération par un “sujet historique essentiellement nouveau” (Marcuse, 1964). De ces deux éléments, le premier était sans nul doute de loin le plus fort», (Wagner, 1996 : 220-222). C’est dans ce contexte que la contestation écologique s’est affirmée au côté d’autres revendications. Cette connivence a eu des effets d’ensemencements réciproques. Bibliographie Peter WAGNER, 1996, Liberté et Discipline. Les deux crises de la modernité, Paris : métailié.