La vie et l`activité de la pensée dans la philosophie de

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Rev. Filos., Aurora, Curitiba, v. 28, n. 45, p. 1009-1026, set./dez. 2016
La vie et l’activité de la pensée dans la philosophie de
Maine de Biran (1766-1824)
A vida e a atividade do pensamento na losoa de
Maine de Biran (1766-1824)
Éric Hamraoui*1
Conservatoire Nacional des Arts et Métiers, Paris, França
Résumé
Penseur de la naissance de la conscience (ou « aperception ») de soi à partir du déploiement
de l’eort moteur du corps, Maine de Biran (1766-1824) analyse tout au long de son œuvre la
nature complexe et polémique des rapports entre pensée et aectivité. De nature réexive
car faisant retour sur les aections, sensations, impressions et sentiments procurés par la
vie du corps, qui en obscurcissent le discernement, la première, détermination intérieure
du moi, nous procure les idées que nous pouvons acquérir de nous-mêmes et de nos actes
intellectuels, au fondement de notre personnalité. Or, l’armation de celle-ci, résultat de
l’eort de stylisation en lequel consiste l’activité de la pensée, peut se trouver contrariée par
1 Maître de Conférences en philosophie à la Chaire Psychanalyse-Santé-Travail du Conservatoire National des Arts et des
Métiers (C.N.A.M.).
* ÉH : Pós-Doutor em Filosoa, e-mail: [email protected]
http://dx.doi.org/10.7213/1980-5934.28.045.AO01 ISSN 0104-4443
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des déterminants de nature endogène (les eets de l’habitude, le défaut de concentration,
l’absence de but intellectuel, etc.) ou exogènes (en l’occurrence, les bouleversements d’ordre
social et politique occasionnés par la Révolution française). Aussi, à côté de ses mémoires
dénissant sur le plan théorique les conditions de la constitution ou de la diminution du sen-
timent du moi, le journal intime de Biran répond à la nécessité de retrouver l’unité d’un moi
fragmenté dans une société ayant perdu l’ensemble de ses hiérarchies et repères anciens.
Selon Biran, la construction d’une mémoire du travail de la pensée, sans cesse confronté aux
uctuations du quotidien et aux aléas de la vie du corps, constitue le garant de cette unité.
Cela sur la base d’une nette distinction entre les objets et intentions propres à la physiologie
et à la psychologie, au cœur du projet d’élaboration d’une Science de l’Homme.
Mots-clés : Vie. Pensée. Aectivité. Physiologie. Psychologie.
Resumo
Pensador do nascimento da consciência (ou « apercepção ») de si à partir do desdobramen-
to do esforço motor do corpo, Maine de Biran (1766-1824) analisa ao longo de sua obra a
natureza complexa e polêmica das relações entre pensamento e afetividade. De natureza
reexiva, porque se desdobra sobre as afecções, sensações, impressões e sentimentos dados
pela via do corpo, que obscurecem o discernimento, nasce a primeira determinação interior
do eu, obtemos as ideias que podemos adquirir de nós mesmos e nossos atos intelectuais, a
fundação de nossa personalidade. Ora, a armação desta, resultado do esforço de estiliza-
ção no qual consiste a atividade do pensamento, pode ser contrariada por determinações
de natureza endógena (os efeitos do hábito, a falha de concentração, a ausência de objeti-
vo intelectual etc.) ou exógenas (neste caso, as convulsões sociais e políticas causadas pela
Revolução Francesa). Também, além de suas memórias, que denem no plano teórico as
condições da constituição ou da diminuição do sentimento do eu, o diário íntimo de Biran
atende à necessidade de recuperar a unidade de um eu fragmentado em uma sociedade que
tinha perdido todas as suas hierarquias e referências antigas. Segundo Biran, a construção
de um memorial sobre o trabalho do pensamento, sem deixar de ser confrontado com as
utuações cotidianas e aos caprichos da vida do corpo, constitui a garantia de sua unidade.
Tudo sobre a base de uma clara distinção entre os objetos e as intenções próprias da siolo-
gia e da psicologia, no centro de seu projeto de elaboração de uma ciência do homem.
Palavras-chave: Vida. Pensamento. Afetividade. Psicologia.
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Maine de Biran (1766-1824) est un philosophe français dont la
production intellectuelle s’étend sur près d’une trentaine d’années
(1794-1824). Composée de mémoires rédigés en réponse à des ques-
tions mises au concours par des institutions académiques françaises ou
allemandes (Berlin), de carnets et d’un journal intime, son œuvre n’est
pas le fruit du labeur d’un professeur d’université mais d’un homme
engagé dans la vie publique et politique de son temps2. Demeurée en
grande partie inédite de son vivant, elles’inspire, tout en s’en démar-
quant, de la philosophie des Idéologues (Cabanis, Destu de Tracy)3
centrée sur la dénition du rôle joué par les sensations dans la pro-
duction de nos idées. Philosophie dont les maîtres mots sont l’« obser-
vation » et l’« analyse » des facultés humaines considérées dans leur
lien avec le corps vivant, et qui remet en question les représentations
que l’on se fait du corps depuis le XVIIe siècle où émerge la thémati-
que du corps machine. Au-delà de cee distinction de point de vue,
la référence au corps sert, chez Biran, de fondement à la psychologie
et à la Science de l’Homme. Elle permet également de penser l’action
à partir du concept d’eort à travers lequel le moi acquiert le pouvoir
d’idéation et la faculté d’intellection, supports de la conscience de soi 4 :
« C’est (dans la relation d’eort), et non point dans une impression
reçue quelconque, qu’il faudrait chercher l’origine spéciale de nos fa-
cultés actives, le point d’appui de l’existence, et le fondement de toutes
les idées simples, que nous pouvons acquérir de nous-mêmes et de nos
actes intellectuels 5. »
Après avoir décrit le contexte social et politique d’élaboration
de la pensée de Biran, nous nous aacherons à en dénir les points
d’appui (convictions politiqueset écriture au quotidien). Puis, nous
analyserons la nature complexe des rapports entre pensée et aec-
tivité avant d’aborder la question de la nature, des conditions et des
2 Biran a, en eet, successivement exercé les fonctions de sous-préfet, de député et de conseiller d’Etat.
3 Inspirée par celle de Condillac (1715-1780) identiant sensation et conscience.
4 Conscience coïncidant avec l’expérience du rapport entre la volonté du moi et la résistance organique du corps propre.
5 Maine de Biran, Mémoire sur la décomposition de la pensée, éd. F. Azouvi, Paris, Vrin, 1988, tome III, p. 362.
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modalités d’exercice de la première en nous appuyant principalement
sur le contenu du journal intime de Biran.
Le regne des passions
L’armation par les hommesde leur autonomie et la cons-
truction d’une société fondée sur l’individu et ses droits,lors de la
Révolution française, conduit paradoxalement à une mise en crise du
sujet. L’œuvre de Biran est à cet égard exemplaire. Que faire dans un
monde aux contours encore aussi indénis sinon explorer l’architecture
intime du sujet (ici considéré en tant que moi) ? Il n’est ainsi pas for-
tuit que la réexion de Biran s’élabore à travers la tenue d’un journal
intime, durant les dix dernières années de sa vie, où se donne à lire
conjointement la transformation de la société et la crise d’une conscien-
ce individuelle : « J’ai, dit Biran, changé de monde et de manière de
vivre sans avoir changé de cœur, et en me considérant, par rapport au
monde que j’ai quié, je puis dire que j’assiste à ma mort avec les forces
entières de ma vie6. »
Révolution philosophique et révolution politique
Biran commence à écrire son œuvre dans les années qui suivent
la chute de l’Ancien Régime. Selon lui, les événements de 1789 sont la
conséquence de la révolution philosophique opérée quelques décen-
nies plus tôt par l’Idéologie accordant un primat aux facultés sensitives
(instincts, sensations et passions) sur l’activité pensante et volontaire.
Ainsi considère-t-il que la souveraineté du peuple signie la prise de
pouvoir des sensations et des passions sur la raison. Le sujet du peuple
souverain est un sujet empiriste, un sujet sans « moi », ou plus exac-
tement, dont le moi « est une idée abstraite de la totalité des parties
6 Maine de Biran, Journal (I-IV), Être et pensée, Cahiers de philosophie, Ouvrage publié avec le concours du C.N.R.S., 1954, t. I-III
(t. I, p. 70 [24 avril 1815]).
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sentantes qui forment un ensemble » (Destu de Tracy7). La question
de l’opposition entre les souverainetés aristocratique et populaire est
ici sous-jacente8. Le lien entre ces deux niveaux apparaît dans une
« opinion sur la responsabilité des ministres et des agents du Directoire
dans les colonies » (1797) :
« Dans le corps politique comme dans notre être moral, on distingue
la pensée, la volonté, l’action […]. Le corps chargé de faire les lois est
l’entendement, le gouvernement est la volonté dirigée par l’entendement,
et l’action qui suit s’exécute par des membres qui, par une inuence
nécessaire, se meuvent au gré de la volonté9. »
Ainsi « se met en place l’image d’un sujet politique dont la tête,
qui équivaut au souverain, et le corps, qui équivaut au peuple, forment
des parties distinctes, mais non séparées, fonctionnant solidairement
au sein d’un même tout10. »La tête-souverain est raison et volonté, le
corps-peuple est force physique, instincts et passions. Le modèle indi-
viduel informe la réalité collective. Penser les rapports du souverain
avec la Nation équivaut à rééchir sur les rapports du moral avec le
physique et réciproquement11.
Un ordre sans «ordres»
Biran vit douloureusement les mutations d’une société qui se
cherche encore. Ce qui caractérise en eet cee société c’est, paradoxa-
lement de ne plus avoir de dénition. Le nouvel ordre social est sans
« ordres », un état social où les individus n’ont plus d’« état »12. D’où
7 Destutt de Tracy, Mémoire sur la faculté de penser, in Mémoires de l’Institut national des sciences et des arts pour l’an IV de
la République, Sciences morales et politiques, t. I, thermidor an IV, p. 311 (cité par Agnès Antoine, Maine de Biran. Sujet et
politique, Paris, PUF (coll. «Philosophiques»), 1999, p. 35).
8 Agnès Antoine, op. cit., p. 22.
9 Maine de Biran, L’homme publicau temps des gouvernements illégitimes : 1789-1814, in Œuvres complètes, Paris, Vrin, 2000,
t. XII-1, p. 93-94.
10 Agnès Antoine, op. cit., p. 24.
11 Ibid., p. 25.
12 Ibid., p. 39.
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