L'« IDEOLOGIE SUBJECTIVE» DE MAINE DE BIRAN 111
plus précisément ce que renferme cette expérience tactile: «Dans l'exercice
complet de ce sens se trouvent renfermées plusieurs circonstances qu'il
importe bien de ne pas confondre: détermination volontaire, suite de mou¬
vements ou d'actes, au moyen desquels la passivité de l'organe sensitifest
mise àportée de son objet, aperception des actes mêmes; perception de
leurs résultats»8. En d'autres termes, lorsque je me heurte àun objet, je me
saisis moi-même en opposition àcet objet, c'est-à-dire que j'ai l'aperception
ou la conscience de mes actes et la perception de l'objet et des transforma¬
tions que je lui fais subir. Cette expérience révèle donc la structure fonda¬
mentale de notre être-dans-le-monde: le monde extérieur s'oppose ànotre
action et nous devons faire un effort pour qu'il épouse nos projets.
C'est cela le fait primitif ou le fait de conscience: la relation active
d'un moi àun non-moi qui est en même temps conscience simultanée de ce
moi et de ce non-moi, «car conscience veut dire science avec... science de soi
avec celle... de quelque chose»9. Ce «quelque chose», s'il est un objet exté¬
rieur dans l'expérience que nous avons décrite, peut aussi être intérieur: ce
peut être —et Maine de Biran dit même: c'est d'abord —l'organe muscu¬
laire qui résiste: le musicien doit d'abord avoir maîtrisé le mouvement de
ses doigts avant de pouvoir jouer des symphonies sur son violon.
La rapide analyse que nous venons d'effectuer de ce fait nous montre
immédiatement que Biran avait raison lorsqu'il disait que la philosophie
devait avoir une méthode particulière: le sujet ne peut se saisir comme sujet
que du dedans, c'est-à-dire subjectivement; dès qu'on le regarde du dehors,
il se fait objet. Nous voyons ainsi mieux ce que notre philosophe entend par
subjectif: il s'agit de la saisie du sujet par lui-même comme vivant dans
l'acte sans qu'il se mette àdistance de lui-même, qu'il s'objective, comme
par exemple dans l'introspection ou la réflexion.
L'expérience subjective est donc particulière, c'est pourquoi notre philo¬
sophe dit souvent qu'elle est sui generis. Mais cela ne nous assure cependant
pas qu'elle soit une expérience philosophique au sens propre, et non seule¬
ment une expérience psychologique. Cette question se pose avec d'autant
plus d'acuité que Maine de Biran parle souvent indifféremment de psycho¬
logie ou de philosophie. Pour yapporter une réponse, voyons un autre
texte: «Il yade même une psychologie pure, savoir la science de l'esprit ou
du moi, de ce qui lui est propre et inhérent, et une psychologie mixte, savoir
la science de l'homme soit moral, soit physique»10. Ainsi, le fait primitif
ressortit àla psychologie pure, et celle-ci n'a rien àvoir avec une psycho¬
logie conçue comme science du comportement. Les termes utilisés par notre
philosophe montrent aussi qu'il ne s'agit pas non plus de l'étude de telle ou
8Mémoire sur la décomposition de la pensée, t. II, p. 122.
9Op. cit., t. I, p. 47, note 1.
10 Essai sur les fondements de la psychologie, t. I, Paris 1932, p. 81.