EUROSTUDIA REVUE TRANSATLANTIQUE DE RECHERCHE SUR L’EUROPE
vol. 5; n°1 (nov. 2009) : Vingt ans de la chuite du Mur de Berlin et l’avenir de l’Europe
L’ALLEMAGNE VINGT ANS APRÈS LA CHUTE DU MUR
DE BERLIN
Reiner Marcowitz
Université Paul Verlaine/Metz
ingt ans après les faits, la chute du mur de Berlin et l’unification allemande
nous semblent être des événements entièrement « historisés », c’est-à-dire
qu’ils appartiennent désormais au passé : premièrement, les sondages nous
signalent qu’en dépit d’une certaine vague de nostalgie pour l’ex-Allemagne de
l’Est (Ostalgiewelle), la plupart des Allemands ne désirent plus le retour à deux
États ; deuxièmement, l’ex-République démocratique allemande (RDA) a toujours
été une construction artificielle, dont l’existence ne s’explique que par les lois de la
guerre froide ; et troisièmement, du fait que, depuis 1990, les archives est-
allemandes sont accessibles sans restriction ou presque, cette époque historique a
fait l’objet d’un nombre impressionnant d’études.
1. VINGT ANS DE RECHERCHE INTENSE
Ces vingt dernières années, la RDA a été un champ de recherche très fructueux.
C’est un fait notable car, généralement, il faut attendre deux, sinon trois décennies
après que des événements aient eu lieu, pour que les historiens commencent à les
étudier suite à l’ouverture progressive des archives. Concernant l’histoire de la
RDA, le Bundestag a décidé, dès 1992, de créer une première commission
d’enquête, intitulée « Travail sur l’histoire et les conséquences de la dictature du
SED ». Une deuxième commission a suivi en 1995, consacrée aux « Règlements des
conséquences de la dictature du SED pendant le déroulement de l’unité
allemande ». De plus, en même temps, les parlementaires fédéraux ont pris la
cision d’ouvrir les archives de l’ex-RDA, y compris celles de la « Stasi ». Ainsi, le
travail de la police sécrète a été l’un des premiers grands sujets auxquels se sont
intéressés les journalistes, avec l’ambition d’y trouver des histoires à sensation,
c’est-à-dire avant tout des informations compromettantes sur des personnalités.
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Bien entendu, les chercheurs se sont posé des questions plus profondes : comment
l’appareil de la Stasi a-t-il fonctionné ? Quelle était son influence réelle dans la
société est-allemande ? Qui a travaillé pour cette institution, officiellement ou non
officiellement ? À côté de ce grand champ de recherche, il y avait celui de la socié
est-allemande tout entière : la RDA n’était-elle qu’un « État du SED », c’est-à-dire
un système totalitaire ? Le parti dirigeant du système a-t-il pu contrôler tous les
citoyens, voire les former selon son modèle du socialisme ? Ou alors, la RDA était-
elle plutôt une « société de petits refuges » ayant permis à tout un chacun
d’échapper à l’endoctrinement politique ? Pouvait-on y mener « une vie tout à fait
ordinaire » ? C’est une question importante car elle touche à la responsabilité, voire
à la culpabilité de chacun des anciens citoyens de la RDA. En même temps, c’est
une question qui creuse très souvent un fossé à la fois mental et politique
entre Wessis et Ossis. Bien entendu, la politique étrangère a elle aussi éveillé
l’intérêt des chercheurs, mais d’une façon moins intense : au début des années
1990, la plupart des historiens allemands avaient encore gardé leurs distances à
l’égard de son analyse car elle leur semblait trop traditionnelle. De plus, ils ont
longtemps soupçonné l’ancienne RDA d’avoir été un vassal pur et simple de
l’Union soviétique, un vassal qui a toujours fait ce que le prétendu « grand ami »
voulait qu’il fasse. Cette interprétation n’est pas correcte si on considère l’ensemble
de l’histoire de la RDA.
2. LA CHUTE DU MUR ET LUNIFICATION
Toutes ces considérations concernant le système intérieur de la RDA, ou
relatives à sa politique étrangère mènent à un autre sujet de recherche : celui de
la chute du Mur et de l’unification dans ses trois dimensions. Premièrement, la
reconstruction des faits ; deuxièmement, leur importance pour la recherche sur la
stabilité ou l’instabilité de la RDA ; et troisièmement, les conséquences de
l’unification, non seulement à court terme, mais aussi à moyen et long terme.
La reconstruction des faits, c’est, depuis Leopold von Ranke, la tâche classique de
l’historiographie. Mais avant les historiens, c’étaient les hommes politiques eux-
mêmes qui donnaient leur interprétation du processus historique, et notamment
ceux de l’ancienne RFA qui ont participé aux négociations interallemandes et
internationales : le chancelier Helmut Kohl a publié ses premiers Mémoires sous le
titre programmatique Ich wollte Deutschlands Einheit. D’autres plus ou moins
importants ont suivi son exemple, et toujours avec le même message : c’est grâce
à nous que l’unification a pu se faire et bien. Ces voix reflètent la querelle politique
qui a eu cours entre le gouvernement, mené par les chrétiens-démocrates de la
CDU/CSU, et l’opposition, principalement les sociaux-démocrates du SPD. Le
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premier a mis l’accent sur sa politique qui aurait toujours visé à rétablir l’unité
allemande, alors que le SPD et les Verts auraient eu l’intention de reconnaître l’ex-
RDA en tant qu’État souverain. Les sociaux-démocrates, pour leur part, ont
revendiqué la paternité de la nouvelle politique de détente de la RFA baptisée
Neue Ostpolitik à partir des années 1970 , qui aurait rétabli des contacts directs
entre les deux blocs idéologiques, y compris les deux États allemands. Selon eux, la
sociale-démocratie allemande serait, au moins indirectement, à l’origine de la
politique de la glasnost et de la perestroïka de Mikhaïl Gorbatchev et cela en
dépit de l’opposition farouche de la CDU/CSU. C’était un conflit un peu
superficiel qui a vécu une césure lorsque les historiens se sont occupés du sujet : en
1998, une première « Histoire de l’unité allemande » en quatre volumes a été
publiée. Les auteurs ont pu consulter non seulement les archives de l’ancienne
RDA, mais aussi celles des partis politiques de la RFA et de la chancellerie ouest-
allemande. En même temps, le gouvernement fédéral a fait publier un volume de
documents jusque-là secrets : il s’agissait notamment des procès-verbaux des
entretiens téléphoniques ou des délibérations entre Helmut Kohl et ces
homologues, à l’Ouest et à l’Est, qui ont eu lieu entre l’automne 1989 et l’automne
1990. Il s’y ajoute un grand nombre de notes de ses anciens collaborateurs à la
chancellerie et dans les ministères. Est-ce un hasard si les documents et les quatre
volumes de l’histoire de l’unification allemande ont été publiés à cette époque- ?
On peut en douter, car en 1998 il y avait aussi des élections fédérales. Quoi qu’il en
soit, Helmut Kohl n’a pas pu éviter la victoire du SPD et des Verts. De plus, les
historiens qui ont profité de l’ouverture des archives ont eu la sagesse d’écrire une
histoire neutre de l’unification allemande. C’est pourquoi leur présentation des
faits est encore valable même si, entre-temps, beaucoup d’autres ouvrages
scientifiques ont enrichi nos connaissances.
3. UN BILAN DE LA RECHERCHE ET UN PROGRAMME POUR LAVENIR
L’état actuel de la recherche peut être résumé ainsi : tout d’abord, on doit constater
qu’on ne peut comprendre l’histoire de la chute du Mur et de l’unification
allemande si on néglige leur contexte mondial. Certes, on ne peut pas nier l’impact
de l’opposition est-allemande, de tous ces gens qui ont eu, à l’été 1989, le courage
de quitter leur pays ou de manifester à partir de l’automne dans les rues de
Leipzig, Dresde et dans d’autres villes de la RDA, pour demander un changement
politique et, à la fin, l’unification allemande. Leurs actions n’ont pas seulement
provoqué un simple « tournant » (la fameuse Wende évoquée par Egon Krenz
après sa prise de pouvoir à la mi-octobre 1989), mais une vraie révolution, même si
c’est encore un sujet controversé de la recherche. Mais, en même temps, il faut
souligner l’importance de la politique internationale, qui a permis cette évolution :
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la combinaison de la politique de la détente et de la fermeté des années 1970–1980 ;
la politique de la glasnost et de la perestroïka de Mikhaïl Gorbatchev ; la fin de la
Guerre froide ; enfin le soutien immédiat de l’unification allemande par les États-
Unis. Quant au gouvernement du chancelier Kohl, on doit saluer sa sensibilité
pour les opportunités qui se sont présentées soudainement à la fin de l’année 1989
et au début de l’année 1990, et sa manière de mener les négociations, dans une
« heure de gloire de la diplomatie », avec les alliés et l’Union soviétique. Mais il
faut aussi prendre en considération le cadre mondial favorable à une telle politique
et le fait que même le chancelier, comme la plupart des Allemands, ne croyait pas à
l’automne 1989 à la possibilité d’une unification allemande, du moins à court
terme. Même dans son fameux programme en dix points qui a fait sensation à la
fin du mois de novembre 1989 et qui a provoqué sa rupture passagère avec
François Mitterrand, le chancelier n’envisageait, à court et à moyen terme, qu’une
confédération entre la RFA et la RDA. De plus, lui aussi a sous-estimé les
problèmes économiques de la RDA, et, par conséquent, les efforts à faire pour
harmoniser les conditions de vie dans toute l’Allemagne.
On ne peut plus attendre de grandes nouvelles, ni de grandes révélations,
concernant le processus de l’unification allemande de 1990 : seuls quelques détails
feront l’objet d’ajustements, et certaines interprétations se feront plus nuancées. En
revanche, il y a une question, relative à ces événements, qui reste à analyser,
d’autant plus qu’elle concerne l’histoire de l’Allemagne de l’Est dan sa globalité :
comment peut-on expliquer l’effondrement complet et si rapide du pouvoir du
SED et la fin si brutale de la RDA ? Y répondre sera l’une des tâches des historiens
pour l’avenir. Bien entendu, l’arrêt du soutien par l’Union soviétique, en 1990, est
l’une des raisons les plus importantes de ce processus, mais elle ne suffit pas à
expliquer pourquoi l’ancien régime, et même l’État tout entier, est aussi
rapidement tombé dans l’oubli. Il faut y ajouter l’aspect de la légitimité : dans ses
quarante ans d’existence, la RDA n’a pas réussi à gagner une légitimité ni auprès
de sa propre population ni à l’extérieur. Le premier aspect le manque de
légitimité à l’intérieur a déjà été souligné par le rapport final de la première
commission d’enquête du Bundestag. Cette thèse a été élaborée par d’autres
chercheurs, mais elle doit être approfondie. À cela s’ajoute la question de savoir
comment la RDA se présente à ses anciens citoyens de manière rétrospective. C’est
pourquoi la recherche sur la RDA, ainsi que sur l’unification allemande, ne doit
pas négliger l’aspect de la mémoire, individuelle et collective, ni l’aspect
nostalgique. De plus, seule une minorité d’historiens a abordé l’autre aspect du
problème, c’est-à-dire le manque de légitimité à l’extérieur. De fait, en comparaison
avec la RFA, la RDA n’a jamais été acceptée en tant qu’État normal et légitime par
les autres pays : même au sein de son propre camp idéologique elle a dû vivre avec
des ressentiments.
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4. L’ALLEMAGNE EN PLEINE MUTATION : VERS LA NORMALISATION
L’autre grand champ de recherche concerne celui des conséquences de
l’unification. Grâce à celle-ci et à la chute du Mur, l’ancienne RFA ne s’est pas
seulement agrandie, elle a aussi connu des changements majeurs dans ses
structures et au plan politique : depuis 1990, elle est en pleine mutation. Bien
entendu, l’Allemagne d’aujourd’hui est le successeur de l’ancienne RFA, mais en
même temps, elle a rompu avec plusieurs de ses traditions très souvent par la
force des choses, et à contre cœur.
On a déjà constaté qu’on ne pouvait pas comprendre l’histoire de la chute du Mur
et de l’unification sans se souvenir de leur contexte mondial. De même, on ne peut
pas comprendre l’Allemagne d’aujourd’hui sans tenir compte des changements
mondiaux survenus depuis 1990 : la fin du conflit Est-Ouest n’était pas la « fin de
l’histoire » et la victoire du libéralisme économique et politique, l’heure de
l’avènement d’un monde unique et sans conflits. Bien au contraire : depuis le
début des années 1990, le système international est beaucoup plus compliqué et
conflictuel, voire dangereux. Au lieu de deux blocs idéologiques, bien sûr
effrayants parce qu’ils étaient très armés, mais en même temps bien contrôlés par
leurs « chaperons » respectifs les États-Unis et l’Union soviétique , se sont
formés plusieurs centres de gravitation : tout d’abord les États-Unis,
« superpuissance » dont l’influence semblait si importante pendant les années 1990
qu’on a parlé d’un système unilatéral, mais qui aujourd’hui connaît ses propres
limites, la Russie, affaiblie mais malgré tout puissance atomique, la Chine qui
gagne de plus en plus en importance, l’Inde, le Brésil, enfin l’Union européenne
(UE), qui est loin d’être une grande puissance, mais qui est un acteur économique
très important. Bref, au lieu du bipolarisme d’hier, on a aujourd’hui un système
multipolaire qui est beaucoup plus difficile à gérer que l’ancien ordre de la Guerre
froide. C’est Henry Kissinger qui a constaté dès le début des années 1990 un
« retour de l’histoire » : en effet, le système international actuel ressemble
beaucoup au concert européen du XIXe siècle. De plus, dans l’ancienne sphère
d’influence de l’Union soviétique on a pu constater le renouvellement du
sentiment national, longtemps supprimé et donc tout à fait légitime, mais qui tend
parfois vers un nouveau nationalisme, ou même vers une vision ethnique exclusive
et éliminatoire. Depuis la guerre de sécession en Yougoslavie au début des années
1990, l’Europe même est confrontée au danger des conflits militaires. La furie
guerrière, longtemps contrôlée par les deux superpuissances, est à nouveau un
instrument politique. En outre, depuis l’attaque des Twin Towers de Manhattan, le
11 septembre 2001, un autre danger est apparu : le terrorisme mondial, qui a
poussé les États-Unis et leurs alliés, en Afghanistan et en Irak, vers des guerres
asymétriques, difficiles, voire impossibles à gagner. Enfin, le monde d’aujourd’hui
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