L`Allemagne vingt ans après la chute du Mur de Berlin

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L’ALLEMAGNE VINGT ANS APRÈS LA CHUTE DU MUR
DE BERLIN
Reiner Marcowitz
Université Paul Verlaine/Metz
V
ingt ans après les faits, la chute du mur de Berlin et l’unification allemande
nous semblent être des événements entièrement « historisés », c’est-à-dire
qu’ils appartiennent désormais au passé : premièrement, les sondages nous
signalent qu’en dépit d’une certaine vague de nostalgie pour l’ex-Allemagne de
l’Est (Ostalgiewelle), la plupart des Allemands ne désirent plus le retour à deux
États ; deuxièmement, l’ex-République démocratique allemande (RDA) a toujours
été une construction artificielle, dont l’existence ne s’explique que par les lois de la
guerre froide ; et troisièmement, du fait que, depuis 1990, les archives estallemandes sont accessibles sans restriction ou presque, cette époque historique a
fait l’objet d’un nombre impressionnant d’études.
1.
VINGT ANS DE RECHERCHE INTENSE
Ces vingt dernières années, la RDA a été un champ de recherche très fructueux.
C’est un fait notable car, généralement, il faut attendre deux, sinon trois décennies
après que des événements aient eu lieu, pour que les historiens commencent à les
étudier suite à l’ouverture progressive des archives. Concernant l’histoire de la
RDA, le Bundestag a décidé, dès 1992, de créer une première commission
d’enquête, intitulée « Travail sur l’histoire et les conséquences de la dictature du
SED ». Une deuxième commission a suivi en 1995, consacrée aux « Règlements des
conséquences de la dictature du SED pendant le déroulement de l’unité
allemande ». De plus, en même temps, les parlementaires fédéraux ont pris la
décision d’ouvrir les archives de l’ex-RDA, y compris celles de la « Stasi ». Ainsi, le
travail de la police sécrète a été l’un des premiers grands sujets auxquels se sont
intéressés les journalistes, avec l’ambition d’y trouver des histoires à sensation,
c’est-à-dire avant tout des informations compromettantes sur des personnalités.
EUROSTUDIA — REVUE TRANSATLANTIQUE DE RECHERCHE SUR L’EUROPE
vol. 5; n°1 (nov. 2009) : Vingt ans de la chuite du Mur de Berlin et l’avenir de l’Europe
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Bien entendu, les chercheurs se sont posé des questions plus profondes : comment
l’appareil de la Stasi a-t-il fonctionné ? Quelle était son influence réelle dans la
société est-allemande ? Qui a travaillé pour cette institution, officiellement ou non
officiellement ? À côté de ce grand champ de recherche, il y avait celui de la société
est-allemande tout entière : la RDA n’était-elle qu’un « État du SED », c’est-à-dire
un système totalitaire ? Le parti dirigeant du système a-t-il pu contrôler tous les
citoyens, voire les former selon son modèle du socialisme ? Ou alors, la RDA étaitelle plutôt une « société de petits refuges » ayant permis à tout un chacun
d’échapper à l’endoctrinement politique ? Pouvait-on y mener « une vie tout à fait
ordinaire » ? C’est une question importante car elle touche à la responsabilité, voire
à la culpabilité de chacun des anciens citoyens de la RDA. En même temps, c’est
une question qui creuse très souvent un fossé à la fois mental et politique
entre Wessis et Ossis. Bien entendu, la politique étrangère a elle aussi éveillé
l’intérêt des chercheurs, mais d’une façon moins intense : au début des années
1990, la plupart des historiens allemands avaient encore gardé leurs distances à
l’égard de son analyse car elle leur semblait trop traditionnelle. De plus, ils ont
longtemps soupçonné l’ancienne RDA d’avoir été un vassal pur et simple de
l’Union soviétique, un vassal qui a toujours fait ce que le prétendu « grand ami »
voulait qu’il fasse. Cette interprétation n’est pas correcte si on considère l’ensemble
de l’histoire de la RDA.
2.
LA CHUTE DU MUR ET L’UNIFICATION
Toutes ces considérations ― concernant le système intérieur de la RDA, ou
relatives à sa politique étrangère ― mènent à un autre sujet de recherche : celui de
la chute du Mur et de l’unification dans ses trois dimensions. Premièrement, la
reconstruction des faits ; deuxièmement, leur importance pour la recherche sur la
stabilité ou l’instabilité de la RDA ; et troisièmement, les conséquences de
l’unification, non seulement à court terme, mais aussi à moyen et long terme.
La reconstruction des faits, c’est, depuis Leopold von Ranke, la tâche classique de
l’historiographie. Mais avant les historiens, c’étaient les hommes politiques euxmêmes qui donnaient leur interprétation du processus historique, et notamment
ceux de l’ancienne RFA qui ont participé aux négociations interallemandes et
internationales : le chancelier Helmut Kohl a publié ses premiers Mémoires sous le
titre programmatique Ich wollte Deutschlands Einheit. D’autres ― plus ou moins
importants ― ont suivi son exemple, et toujours avec le même message : c’est grâce
à nous que l’unification a pu se faire et bien. Ces voix reflètent la querelle politique
qui a eu cours entre le gouvernement, mené par les chrétiens-démocrates de la
CDU/CSU, et l’opposition, principalement les sociaux-démocrates du SPD. Le
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premier a mis l’accent sur sa politique qui aurait toujours visé à rétablir l’unité
allemande, alors que le SPD et les Verts auraient eu l’intention de reconnaître l’exRDA en tant qu’État souverain. Les sociaux-démocrates, pour leur part, ont
revendiqué la paternité de la nouvelle politique de détente de la RFA ― baptisée
Neue Ostpolitik à partir des années 1970 ―, qui aurait rétabli des contacts directs
entre les deux blocs idéologiques, y compris les deux États allemands. Selon eux, la
sociale-démocratie allemande serait, au moins indirectement, à l’origine de la
politique de la glasnost et de la perestroïka de Mikhaïl Gorbatchev ― et cela en
dépit de l’opposition farouche de la CDU/CSU. C’était un conflit un peu
superficiel qui a vécu une césure lorsque les historiens se sont occupés du sujet : en
1998, une première « Histoire de l’unité allemande » en quatre volumes a été
publiée. Les auteurs ont pu consulter non seulement les archives de l’ancienne
RDA, mais aussi celles des partis politiques de la RFA et de la chancellerie ouestallemande. En même temps, le gouvernement fédéral a fait publier un volume de
documents jusque-là secrets : il s’agissait notamment des procès-verbaux des
entretiens téléphoniques ou des délibérations entre Helmut Kohl et ces
homologues, à l’Ouest et à l’Est, qui ont eu lieu entre l’automne 1989 et l’automne
1990. Il s’y ajoute un grand nombre de notes de ses anciens collaborateurs à la
chancellerie et dans les ministères. Est-ce un hasard si les documents et les quatre
volumes de l’histoire de l’unification allemande ont été publiés à cette époque-là ?
On peut en douter, car en 1998 il y avait aussi des élections fédérales. Quoi qu’il en
soit, Helmut Kohl n’a pas pu éviter la victoire du SPD et des Verts. De plus, les
historiens qui ont profité de l’ouverture des archives ont eu la sagesse d’écrire une
histoire neutre de l’unification allemande. C’est pourquoi leur présentation des
faits est encore valable même si, entre-temps, beaucoup d’autres ouvrages
scientifiques ont enrichi nos connaissances.
3.
UN BILAN DE LA RECHERCHE ET UN PROGRAMME POUR L’AVENIR
L’état actuel de la recherche peut être résumé ainsi : tout d’abord, on doit constater
qu’on ne peut comprendre l’histoire de la chute du Mur et de l’unification
allemande si on néglige leur contexte mondial. Certes, on ne peut pas nier l’impact
de l’opposition est-allemande, de tous ces gens qui ont eu, à l’été 1989, le courage
de quitter leur pays ou de manifester à partir de l’automne dans les rues de
Leipzig, Dresde et dans d’autres villes de la RDA, pour demander un changement
politique et, à la fin, l’unification allemande. Leurs actions n’ont pas seulement
provoqué un simple « tournant » (la fameuse Wende évoquée par Egon Krenz
après sa prise de pouvoir à la mi-octobre 1989), mais une vraie révolution, même si
c’est encore un sujet controversé de la recherche. Mais, en même temps, il faut
souligner l’importance de la politique internationale, qui a permis cette évolution :
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la combinaison de la politique de la détente et de la fermeté des années 1970–1980 ;
la politique de la glasnost et de la perestroïka de Mikhaïl Gorbatchev ; la fin de la
Guerre froide ; enfin le soutien immédiat de l’unification allemande par les ÉtatsUnis. Quant au gouvernement du chancelier Kohl, on doit saluer sa sensibilité
pour les opportunités qui se sont présentées soudainement à la fin de l’année 1989
et au début de l’année 1990, et sa manière de mener les négociations, dans une
« heure de gloire de la diplomatie », avec les alliés et l’Union soviétique. Mais il
faut aussi prendre en considération le cadre mondial favorable à une telle politique
et le fait que même le chancelier, comme la plupart des Allemands, ne croyait pas à
l’automne 1989 à la possibilité d’une unification allemande, du moins à court
terme. Même dans son fameux programme en dix points qui a fait sensation à la
fin du mois de novembre 1989 et qui a provoqué sa rupture passagère avec
François Mitterrand, le chancelier n’envisageait, à court et à moyen terme, qu’une
confédération entre la RFA et la RDA. De plus, lui aussi a sous-estimé les
problèmes économiques de la RDA, et, par conséquent, les efforts à faire pour
harmoniser les conditions de vie dans toute l’Allemagne.
On ne peut plus attendre de grandes nouvelles, ni de grandes révélations,
concernant le processus de l’unification allemande de 1990 : seuls quelques détails
feront l’objet d’ajustements, et certaines interprétations se feront plus nuancées. En
revanche, il y a une question, relative à ces événements, qui reste à analyser,
d’autant plus qu’elle concerne l’histoire de l’Allemagne de l’Est dan sa globalité :
comment peut-on expliquer l’effondrement complet et si rapide du pouvoir du
SED et la fin si brutale de la RDA ? Y répondre sera l’une des tâches des historiens
pour l’avenir. Bien entendu, l’arrêt du soutien par l’Union soviétique, en 1990, est
l’une des raisons les plus importantes de ce processus, mais elle ne suffit pas à
expliquer pourquoi l’ancien régime, et même l’État tout entier, est aussi
rapidement tombé dans l’oubli. Il faut y ajouter l’aspect de la légitimité : dans ses
quarante ans d’existence, la RDA n’a pas réussi à gagner une légitimité ni auprès
de sa propre population ni à l’extérieur. Le premier aspect ― le manque de
légitimité à l’intérieur ― a déjà été souligné par le rapport final de la première
commission d’enquête du Bundestag. Cette thèse a été élaborée par d’autres
chercheurs, mais elle doit être approfondie. À cela s’ajoute la question de savoir
comment la RDA se présente à ses anciens citoyens de manière rétrospective. C’est
pourquoi la recherche sur la RDA, ainsi que sur l’unification allemande, ne doit
pas négliger l’aspect de la mémoire, individuelle et collective, ni l’aspect
nostalgique. De plus, seule une minorité d’historiens a abordé l’autre aspect du
problème, c’est-à-dire le manque de légitimité à l’extérieur. De fait, en comparaison
avec la RFA, la RDA n’a jamais été acceptée en tant qu’État normal et légitime par
les autres pays : même au sein de son propre camp idéologique elle a dû vivre avec
des ressentiments.
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4.
5
L’ALLEMAGNE EN PLEINE MUTATION : VERS LA NORMALISATION
L’autre grand champ de recherche concerne celui des conséquences de
l’unification. Grâce à celle-ci et à la chute du Mur, l’ancienne RFA ne s’est pas
seulement agrandie, elle a aussi connu des changements majeurs dans ses
structures et au plan politique : depuis 1990, elle est en pleine mutation. Bien
entendu, l’Allemagne d’aujourd’hui est le successeur de l’ancienne RFA, mais en
même temps, elle a rompu avec plusieurs de ses traditions ― très souvent par la
force des choses, et à contre cœur.
On a déjà constaté qu’on ne pouvait pas comprendre l’histoire de la chute du Mur
et de l’unification sans se souvenir de leur contexte mondial. De même, on ne peut
pas comprendre l’Allemagne d’aujourd’hui sans tenir compte des changements
mondiaux survenus depuis 1990 : la fin du conflit Est-Ouest n’était pas la « fin de
l’histoire » et la victoire du libéralisme économique et politique, l’heure de
l’avènement d’un monde unique et sans conflits. Bien au contraire : depuis le
début des années 1990, le système international est beaucoup plus compliqué et
conflictuel, voire dangereux. Au lieu de deux blocs idéologiques, bien sûr
effrayants parce qu’ils étaient très armés, mais en même temps bien contrôlés par
leurs « chaperons » respectifs – les États-Unis et l’Union soviétique ―, se sont
formés plusieurs centres de gravitation : tout d’abord les États-Unis,
« superpuissance » dont l’influence semblait si importante pendant les années 1990
qu’on a parlé d’un système unilatéral, mais qui aujourd’hui connaît ses propres
limites, la Russie, affaiblie mais malgré tout puissance atomique, la Chine qui
gagne de plus en plus en importance, l’Inde, le Brésil, enfin l’Union européenne
(UE), qui est loin d’être une grande puissance, mais qui est un acteur économique
très important. Bref, au lieu du bipolarisme d’hier, on a aujourd’hui un système
multipolaire qui est beaucoup plus difficile à gérer que l’ancien ordre de la Guerre
froide. C’est Henry Kissinger qui a constaté dès le début des années 1990 un
« retour de l’histoire » : en effet, le système international actuel ressemble
beaucoup au concert européen du XIXe siècle. De plus, dans l’ancienne sphère
d’influence de l’Union soviétique on a pu constater le renouvellement du
sentiment national, longtemps supprimé et donc tout à fait légitime, mais qui tend
parfois vers un nouveau nationalisme, ou même vers une vision ethnique exclusive
et éliminatoire. Depuis la guerre de sécession en Yougoslavie au début des années
1990, l’Europe même est confrontée au danger des conflits militaires. La furie
guerrière, longtemps contrôlée par les deux superpuissances, est à nouveau un
instrument politique. En outre, depuis l’attaque des Twin Towers de Manhattan, le
11 septembre 2001, un autre danger est apparu : le terrorisme mondial, qui a
poussé les États-Unis et leurs alliés, en Afghanistan et en Irak, vers des guerres
asymétriques, difficiles, voire impossibles à gagner. Enfin, le monde d’aujourd’hui
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est caractérisé non seulement par des changements de paradigmes politiques, mais
aussi par la mondialisation. D’une part, celle-ci permet de communiquer beaucoup
plus rapidement qu’autrefois, de faire des affaires presque sans frontières et de
voyager à travers le monde. D’autre part, elle rend les populations plus
vulnérables : tout d’abord sur le plan économique, parce qu’aucun pays ne peut
échapper aux crises d’économie mondiales, mais aussi dans beaucoup d’autres
domaines, comme le climat et la santé.
C’est dans ce nouveau cadre mondial qu’agit une Allemagne qui s’est
considérablement transformée, mais qui ne s’est pas muée en un « Quatrième
Reich » car restant bien ancrée dans la communauté euro-atlantique. Cette
transformation a sous-tendue en effet la normalisation et l’européanisation de la
RFA. Le 3 octobre 2000, le suisse Roger de Weck, alors rédacteur en chef de
l’hebdomadaire allemand Die Zeit, écrivait, dans un article à la une de son journal
et intitulé « Éloge des Allemands. Dix ans d’unification allemande – un pays tout à
fait normal » : « Mon Dieu, qu’est-ce que nous avons dit et écrit, nous, les voisins
de la RFA et de la RDA, il y a dix ans, quand les Allemands se sont unis en un seul
État. Les Britanniques estimaient que le pays serait entraîné dans l’Est. Le gentil
Français d’à côté insinuait que ce peuple de 80 millions d’âmes allait dominer
l’Europe. La peur circulait (même dans mon pays, la Suisse). Mais la normalité
arrivait ». En effet, tous ceux qui, en 1990, ont eu peur de cette Allemagne unifiée –
soit à l’étranger, soit en Allemagne même – se sont trompés : cette nouvelle
Allemagne n’est pas devenue un danger pour le reste de l’Europe ou du monde, ni
même un « Quatrième Reich ». Certes, l’Allemagne étant désormais souveraine, le
statut particulier de l’ancienne RFA fondé sur la division du pays et sur les droits
réservés aux vainqueurs de la Seconde guerre mondiale n’est plus. Mais en même
temps, l’Allemagne a la sagesse de respecter les limites de cette nouvelle
souveraineté et de poursuivre la voie royale de la politique étrangère de son
prédécesseur, c’est-à-dire ne jamais faire cavalier seul. Bien entendu, la nouvelle
RFA n’est plus l’ancienne petite République rhénane, « sympathique », mais un
peu provinciale. Le déménagement de la capitale de Bonn à Berlin a fait le point
sur ce passé. Pour devenir « normale », la nouvelle Allemagne a dû se transformer,
à l’intérieur et à l’extérieur.
Le plus grand changement en politique intérieure concerne le nouveau système
des partis politiques. Au niveau fédéral, il n’y a plus seulement trois partis ― deux
grands partis populaires (Volksparteien), la CDU/CSU et le SPD, et un petit parti,
les libéraux du FDP ―, qui forment des gouvernements en alternance, désormais
ils sont au moins cinq. Les Verts étaient déjà entrés au Bundestag en 1983, mais ce
n’est qu’en 1998 qu’ils ont formé pour la première fois une coalition au niveau
fédéral avec le SPD. Depuis l’unification allemande il y a un cinquième parti, le
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Parti du socialisme démocratique (PDS), rebaptisé depuis Parti de la gauche : c’est
une force politique non négligeable, dont les adhérents se recrutaient d’abord dans
les nouveaux Länder ― parce qu’il se présentait comme le seul vrai porte-parole des
intérêts des Allemands de l’Est ―, mais en raison de la crise économique et sociale
actuelle il gagne de plus en plus de terrain dans la partie occidentale de
l’Allemagne. La croissance de ce parti affaiblit le SPD. En même temps, la
CDU/CSU, elle aussi, perd de l’influence, non seulement depuis la Grande
coalition, qui a déçu beaucoup de ses anciens adhérents conservateurs, mais aussi
du fait d’un mouvement structurel des électeurs qui deviennent de moins en
moins fiables. Difficile de dire si cela marquera la fin des partis populaires. Il reste
que la formation des gouvernements ― au niveau régional ou fédéral ― va devenir
plus compliquée. L’Allemagne se rapproche ainsi de ses voisins européens dont
beaucoup ont un système de partis assez complexe.
Le succès du Parti de la gauche reflète les problèmes que pose encore l’unification
à l’intérieur de l’Allemagne : on a formé un État, mais on n’a pas encore réussi à
former une société commune. Il y a encore beaucoup de différences entre les
Allemands de l’Est et ceux de l’Ouest par rapport à la culture politique et à la
psychologie collective. Bien sûr, même dans l’ancienne RFA, il y avait des
disparités entre les régions, mais par rapport aux Wessis et aux Ossis, il y a deux
choses qui inquiètent : d’une part, le manque de sensibilité des Allemands de
l’Ouest, qui n’ont pas pris conscience à quel point les Allemands de l’Est ont dû
s’adapter à un système tout à fait différent et entièrement formé sur le modèle de
l’ancienne RFA ; d’autre part, beaucoup d’Allemands de l’Est ― peut-être une
majorité ― ne voient pas qu’ils ont beaucoup profité des bienfaits de l’unification,
dont le fait même de vivre maintenant en démocratie. Il faut le constater : dans les
nouveaux Länder, la démocratie ne passe par pour une valeur absolue. C’est un fait
inquiétant car, depuis le début des années 1990, l’Allemagne souffre aussi d’une
grave crise économique : en 1990, le gouvernement du chancelier Kohl a sousestimé les transferts financiers nécessaires pour réduire les écarts économiques qui
existaient entre les deux parties de l’Allemagne. Jusqu’à ce jour, on a transféré
environ 1 400 milliards d’euros. Pourtant, le taux de chômage dans les nouveaux
Länder est encore beaucoup plus élevé que dans les anciens. L‘affaire est très
sérieuse parce qu’en même temps l’Allemagne s’est rendu compte des problèmes
structurels de son économie : faible natalité, trop de chômeurs, mais aussi de
retraités, donc, risque d’effondrement des systèmes sociaux. En dépit des réformes
qui ont été réalisées ces dernières années, les problèmes pourraient s’aggraver
étant donné la crise actuelle de l’économie mondiale. Bref, le fameux « modèle
allemand » s’est normalisé aussi en présentant les mêmes symptômes de maladie
que l’économie de ses voisins.
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Enfin, il y a « normalisation » relative de la politique étrangère : jusqu’à
l’unification, la RFA a pratiqué une politique étrangère très réservée en s’intégrant
à l’UE et à l’OTAN. Elle s’est abstenue de tout engagement au niveau mondial,
notamment d’un engagement militaire. De cette façon, la RFA a gagné une position
confortable, mais a été caricaturée comme un « géant économique et un nain
diplomatique ». Elle a pu compter sur la protection de ses alliés et, en même temps,
elle a pu jouer le rôle d’un bon médiateur entre l’Ouest et l’Est, sans négliger ses
intérêts économiques. Suite au recouvrement de sa souveraineté, en 1990, ses élites
diplomatiques avaient l’espoir de pouvoir continuer cette politique. Mais lors de la
première guerre du Golfe elles ont dû apprendre qu’il ne suffisait plus de
subventionner leurs alliés : ce fut la fin de la « diplomatie du chéquier ». Depuis,
l’Allemagne s’est engagée dans des opérations militaires en ex-Yougoslavie, en
Afrique et en Afghanistan. Il n’y a rien à critiquer dans cette évolution, car elle était
inévitable. En s’engageant dans des conflits mondiaux, la RFA satisfait les vœux de
ses alliés et elle poursuit le fil directeur de sa politique étrangère depuis 1949 :
renforcer l’intégration européenne et celle de l’OTAN. Il reste que jusqu’à présent
chaque engagement militaire provoque des controverses au sein de la société
allemande. Le gouvernement fédéral se garde soigneusement de parler d’une
« guerre » quand il envoie des troupes, en Afghanistan par exemple. Ces
contorsions sémantiques évitent une discussion ouverte sur la politique de sécurité
de la RFA, cette attitude s’expliquant par l’ancien tabou militaire de la RFA, l’une
des conséquences de l’histoire allemande. Ce déficit existe dans une autre forme au
niveau de la politique européenne, avec l’effet d’une différence croissante entre
l’européanisation des élites et l’europessimisme des couches populaires.
5.
L’ALLEMAGNE, ÉTAT NORMAL AU PASSÉ ANORMAL
Ceux qui ont craint, lors de l’unification allemande, l’apparition d’un « Quatrième
Reich » ont aussi insinué que la nouvelle Allemagne allait se décharger de sa responsabilité historique par rapport au « Troisième Reich ». Il est vrai qu’au cours de
ces dernières années la mémorisation de l’histoire allemande, pour la période
allant de 1933 à 1945, a changé en Allemagne, qui vit un important renouvellement
de génération : la classe d’âge qui a vécu la Seconde Guerre mondiale et ses
conséquences fait place à une nouvelle qui n’est plus marquée par une
connaissance directe de la guerre et des premières années de l’après-guerre.
Durant ces dernières années, on discute plus ouvertement en Allemagne des
souffrances qu’a subies la population allemande pendant la Seconde Guerre
mondiale, de celles causées par les bombardements alliés ou advenues à la fin de la
guerre, quand des millions d’Allemands ont été expulsés des anciens territoires
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orientaux. Cela signifie-t-il l’oubli des autres aspects de ce passé, voire un nouveau
« revanchisme » ? Certains le craignent, mais à tort parce que, bien au contraire,
depuis l’unification, les Allemands ont mené des discussions très intenses sur les
crimes nazis, comme, par exemple, essayer d’évaluer la responsabilité des soldats
« ordinaires » pendant la Shoah : il faut rappeler l’exposition sur les crimes commis
par la Wehrmacht, présentée pour la première fois en mars 1995 à Hambourg et
qui a fait sensation, même si certaines des photos présentées étaient fausses. De
plus, ces dernières années, on a dressé de nouveaux monuments à la mémoire des
victimes de la tyrannie nazie, comme le Mémorial aux Juifs assassinés d’Europe,
inauguré en mai 2005 dans le centre de Berlin. En même temps, les hommes
politiques de tous les partis et la société civile restent sensibles à toute tentative de
négation de la Shoah. Bref, le changement de génération semble beaucoup plus
préoccupant au niveau de la politique extérieure, notamment de la politique
européenne, y compris dans les relations franco-allemandes, de plus en plus
marquées par la banalisation. Il est vrai, aussi, qu’on peut constater les mêmes
phénomènes chez les partenaires de la RFA.
6.
CONCLUSION
Vingt ans après la chute du Mur et l’unification allemande, et grâce à l’accès aux
archives de l’ancienne RDA dès l’unification en 1990, la recherche sur ces
événements historiques est très avancée. Bien évidemment, elle va continuer à
enrichir les connaissances en apportant des précisions, mais en permettant aussi
des interprétations plus nuancées, notamment par rapport à la légitimité intérieure
et extérieure de la RDA, pour mieux comprendre la rapidité de l’effondrement de
l’ancienne dictature est-allemande. En même temps, un autre champ de recherche
prend une importance toute particulière pour l’Allemagne d’aujourd’hui : c’est
celui des conséquences de l’unité allemande sur la vie sociopolitique de la RFA,
son système politique, mais aussi sur sa politique étrangère. On peut résumer l’état
de « l’Allemagne en mutation » en soulignant que, pendant ces deux dernières
décennies, le pays a beaucoup changé, mais qu’en se transformant, il s’est aussi
« européanisé » et « normalisé », sans oublier pour autant le poids de son histoire
particulière. Le maintien de cet équilibre sera la mission de l’avenir.
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