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Diplôme d’Université
Normes sociales et idéaux culturels: perspective historique
L’évolution de « la morale sexuelle civilisée » et le
déplacement de l’axe de la psychopathologie
De la névrose à la dépression
« La psychologie individuelle est aussi, d’emblée et
simultanément, une psychologie sociale »
Cette approche affirme l’impossibilité de dissocier l’individu
du milieu dans lequel il est immergé.
Au cours du processus de construction psychique, la
subjectivité de l’individu va se nourrir des apports du champ
social de la culture et de l’histoire.
Le contexte espace-temps fonctionne à la fois comme
élément constructeur et révélateur de la subjectivité.
S. Freud, 1921.
Psychologie des masses et analyse du Moi
in Œuvres complètes volume XVI (pp. 1-83)
Paris, PUF
Situer le contexte culturel dans lequel le sujet s’inscrit
permet non seulement de relativiser l’éclairage de ses
conduites dans la continuité du normal jusqu’au
pathologique, mais aussi de considérer, le cas échéant, les
stratégies de psychothérapie mieux adaptées à la
conjoncture.
Ainsi, Freud attribuait l’origine de la névrose à l’idéal de
morale sexuelle de son époque. Le névrosé était l’homme
sur-adapté qui avait trop intégré les interdictions sociales.
La psychothérapie proposée était la psychanalyse.
rigide
=
Au cours du XXème siècle, la morale sexuelle a changé, ainsi que les
idéaux de la culture occidentale moderne. Ce sont les idées mêmes de
Freud qui ont amorcé ce changement. Le texte de 1908 (« La morale
sexuelle civilisée et la maladie nerveuse des temps modernes »)
réclame une réforme des valeurs de la morale sexuelle de la société.
Mais la grande difficulté à l’époque était d’implémenter les conditions
techniques de cette reforme.
Les instruments qui ont permis d’installer la révolution sexuelle ne
sont arrivés qu’après la deuxième guerre, soit deux générations plus
tard. Sans antibiotiques et sans contraception, la liberté sexuelle
n’était pas pratiquement envisageable.
Le progrès des idées et l’évolution des idéaux sociaux qui entraînent la
modification des conduites, ne peuvent se réaliser que dans la mesure
où les modalités concrètes deviennent à la portée d’un nombre
significatif d’individus.
L'évolution des idées, propulsée en grande partie par la psychanalyse
elle-même, a créé les conditions de ces progrès. La médecine et la
biotechnologie ont largement contribué à l'évolution du cadre social
auquel l'appareil psychique a dû s'adapter.
Si, en 1908, Freud prescrit une évolution des idéaux culturels, c’est
parce qu’il croit que cette modification au niveau de la société va se
répercuter sur le fonctionnement intra-psychique des personnes, et
soulager ainsi la souffrance névrotique.
Cette conception de l’intériorisation psychique des valeurs sociales est
fréquemment oubliée dans le microcosme de la clinique. En effet, nous
avons alors affaire au produit finalisé, c’est-à-dire les aménagements,
voire les symptômes, que l’individu a été amené à synthétiser pour
trouver un compromis lui permettant de résoudre son équation
existentielle et vivre avec son corps dans la société d’aujourd’hui.
En 1908, Freud incite à la révolution de l’idéal social relatif à la
gestion de la sexualité … mais en 1912 il écrit :
« Face aux efforts déployés à présent dans le monde civilisé
pour reformer la vie sexuelle, il est superflu de rappeler que la
recherche psychanalytique est aussi neutre que n’importe quelle
autre. Elle n’a d’autre objectif que d’éclairer le contenu
manifeste par la révélation du contenu latent.
Elle (la psychanalyse) sera satisfaite si ces reformes substituent
ce qui est préjudiciable par d’autres solutions plus avantageuses.
Mais la psychanalyse ne peut pas prédire si d’autres
institutions n’engageront d’autres sacrifices, peut-être plus
graves. »
Sur le plus commun des rabaissements de la vie amoureuse,
S. Freud, 1912
Freud alerte sur les conséquences imprévisibles de l’évolution des
valeurs culturelles.
Si la levée du refoulement pouvait soulager la névrose, quelles
formes psychopathologiques imprévisibles se dégageraient de ce
changement ?
Freud prévoit avec lucidité l’inévitable déplacement de l’axe de la
psychopathologie qu’il avait lui-même contribué à engager.
Le changement dans le contenu de l’idéal culturel allait provoquer
une cascade de conséquences dans les aménagements
intrapsychiques des individus confrontés à des nouvelles normes
sociales*.
Quelles valeurs éthiques, quels idéaux sociaux ont remplacé à
présent ceux que Freud a connus ?
Quelles en sont les conséquences au niveau de la clinique ?
* A. Ehrenberg, 1995 L'individu incertain, Paris, Hachette.
Freud considérait qu’il n’était pas possible de prévoir quels
changements du fonctionnement psychique résulteraient de
l’abolition de la répression de la sexualité.
En réalité, l’individu du début du XXème siècle était soumis
non seulement à une morale sexuelle répressive : les valeurs
de la culture en général étaient basées sur le refoulement de
la pulsion agressive par le respect de la hiérarchie, la
soumission et le conformisme.
Bien occuper l’espace social qui lui était destiné par son milieu
de naissance était un idéal digne, et la reconnaissance de la
valeur du sujet lui était assurée dans cette discipline.
La castration symbolique était instrumentée par l’ordre
social : chacun se trouvait limité dans ses ambitions et
conforté dans sa situation.
Le prix psychopathologique du refoulement de l’agressivité
avait comme compensation la limitation de la
responsabilité et des attentes sociales. La castration
symbolique s’intégrait aux valeurs éthiques de l’époque.
Les idéaux sociaux soutenaient les interdits au sein d’un
Surmoi cohérent quant à ses contenus et sa structure. La
conséquence psychopathologique était la névrose, qui est
la maladie de l’excès de castration.
Ces valeurs sont tellement obsolètes que si actuellement
on qualifie quelqu’un de discipliné et respectueux de la
hiérarchie, la connotation dépréciative est à peine voilée.
Dans une perspective sociologique, Alain Ehrenberg* a
montré comment la norme sociale a évolué vers la liberté
illimitée.
La « réalisation personnelle » est un concept ouvert à
toutes possibilités, et ne renvoie pas à une représentation
précise: il faut la créer.
L’homme moderne se trouve devant une vertigineuse
autonomie potentielle : chacun est virtuellement le
créateur de son destin, entièrement le seul responsable de
son succès – ou de son échec.
Mais l'échec est devenu le grand tabou moderne.
A. Ehrenberg, 1998. La fatigue d’être soi, Paris, Éditions Odile Jacob.
La toute-puissance est érigée en seule valeur hégémonique.
Il en résulte une conjoncture explosive de collusion entre la
formation psychique archaïque du Moi idéal et différentes
formes d’incitation culturelle qui légitiment la démesure et
l’abolition des limites.
Cette tendance était déjà visible dans les slogans de Mai 68:
« Il est interdit d’interdire »
« Jouir sans entraves »
« Soyez réalistes, demandez l'impossible ! »
C. Lasch, 1979
La culture du narcissisme
Paris, Flammarion
Si c’est possible…
suis-je
Confronté à ce défi insurmontable, l’individu est, le plus
souvent, contraint de constater ses honteuses limitations :
sa réalité ne peut pas se mesurer à l’Idéal proposé.
Cet écart honteux entre le Moi et l'Idéal marque de son
sceau les organisations psychiques fragilisées.
La castration devient blessure narcissique.
La conséquence psychopathologique est l’effondrement
devant la constatation de son insuffisance, fréquemment
assortie d’un déficit de mentalisation et des conduites
anti-dépressives qui visent à procurer le sentiment
illusoire et éphémère d’union avec l’Idéal.
prédominant
=
Traits caractéristiques du Moi-Idéal prédominant :
• activité fébrile,
• besoin d'être auto-suffisant,
• masochisme,
• rigidité,
• conformisme,
• déni de l'hostilité, …
La recherche compulsive de l’Idéal, omniprésente dans la
vie quotidienne actuellement, offre une valeur heuristique
pour la compréhension des formes que prend la souffrance
psychique dans la société contemporaine.
On voit ainsi que l’évolution de « la morale sexuelle
civilisée » a fait déplacer l’axe de la psychopathologie
de la névrose prédominante au début du XXème siècle
à la dépression – et les pathologies de la lutte antidépressive - qui prédominent de nos jours.
Alain Ehrenberg, 1998
La fatigue d’être soi
Paris, Éditions Odile Jacob
Je vous recommande instamment de lire ce livre
dans l’intérêt de votre culture professionnelle,
pour vous situer dans le paysage actuel
de la psychopathologie et de la psychiatrie française.
Il est indispensable si vous avez l’intention de travailler
dans un hôpital psychiatrique.
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