L’individuel et le groupal : vraie question, faux débat ? par Alain DENEUX | érès | Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe 2006/1 - N° 46 ISSN 0297-1194 | ISBN 2-7492-0422-4 | pages 79 à 89 Pour On l’aura compris, à la question que pose mon titre je réponds sans ambiguïté : la pratique thérapeutique groupale dans la perspective analytique, doit être dénommée analyse de groupe. Elle ne porte ni sur le groupe, ni sur les individus pris séparément, mais sur la dialectique des interactions qui se jouent entre eux, sur ce qui les lie, les relie, les confronte, et les contient dans un ensemble (le groupe) que d’une part ils constituent, et qui d’autre part induit chez chacun d’entre eux des manifestations émotionnelles et comportementales propres à la situation. Elle porte sur le travail psychique imposé à chacun par la présence des autres et par leur subjectivité. Ainsi appréhendés, l’individu et le groupe ne s’opposent pas. Ils ne sont pas disjoints, clivés, l’un privilégié et l’autre ignoré, au contraire l’attention est portée vers ce qui les relie : ce qui s’exprime et se manifeste entre les personnes, entre chacun et le groupe (comment chacun investit l’objet groupe), à l’égard des thérapeutes, de l’extérieur, etc. Pour l’analyste de groupe l’indication d’un groupe est une décision positive, elle ne se prend pas par échec de la relation individuelle ou à cause d’un délai d’attente, elle résulte de l’appréciation par le clinicien de l’aptitude du patient à cheminer dans le dispositif du groupe : y sera-t-il mieux à même de s’exprimer, d’extérioriser et d’actualiser sa problématique, plutôt qu’en relation duelle ? L’espace du groupe favorisera-t-il, ou non, la mise en représentation de sa scène psychique, son aptitude à symboliser ? La contrainte à interpréter qui résulte de la co-présence des individus activera-t-elle ou au contraire inhibera-t-elle ses capacités associatives, son activité pré-consciente en sera-t-elle stimulée ? Quand le processus analytique groupal est véritablement engagé, la question ne se pose guère d’avoir à choisir entre interventions/interprétations individuelles ou groupales. Dans le « bain » transféro-contretransférentiel du groupe, ce qui est dit pour l’un peut faire effetpour d’autres, et ce qui est dit à l’ensemble aura des effets individuels. On peut même parfois parler d’une indécidabilité de l’adresse de l’interprétation, qui ne se révèle que d’être relevée par l’un ou l’autre, ou par l’impact qu’elle a sur le groupe. De plus, même si sa place et sa parole sont irréductibles à celles des patients, l’analyste n’en a pas le monopole, tous les membres du groupe y participent : l’intervention interprétative se construit au fil de l’élaboration groupale dans l’échange associatif. Et, du fait du « setting » en face à face qui oblige à considérer aussi les manifestations non verbales, la parole, bien que privilégiée, n’en est pas le seul moyen d’expression. 2) L’idée n’est pas nouvelle. Freud le rappelle dans l’ouvrage déjà cité : « […] un individu à l’intérieur d’une masse connaît, sous l’influence de celle-ci, une modification de son activité animique, qui va souvent en profondeur. Son affectivité s’accroît extraordinairement, son rendement intellectuel se restreint notablement, les deux processus étant manifestement orientés vers une assimilation aux autres individus de la masse […] ». Programme fort peu engageant ! Mais Freud cite aussi la fable des porcs-épics qu’il emprunte à Schopenhauer : ils se blessent s’ils se rapprochent, ils prennent froid s’ils s’éloignent. Ainsi pris entre vécu persécutif et angoisse d’abandon, ils oscillent « ballottés entre les deux souffrances jusqu’à ce qu’ils aient finalement trouvé une distance moyenne leur permettant de tenir au mieux ». Cette distance moyenne est atteinte dans l’équilibre homéostatique qui finit par s’instaurer dans tout groupe social durable, dans toute institution, au prix du renoncement aux aspirations individualistes, voire de l’éviction des sujets trop dissonants pour l’harmonie d’ensemble. Remarquons que le groupe thérapeutique peut aussi, si l’on n’y prend garde, s’installer dans le discours socialisé des convenances et perdre sa fonction d’analyse ; c’est évidemment la tâche des analystes d’y veiller, et d’interpréter cette modalité de résistance pour maintenir vivant le processus analytique. POUR CONCLURE Au terme de ce « voyage en groupalité », j’ai conscience de n’avoir traité le sujet que très partiellement. Il aurait fallu parler aussi des identifications, des projections, des fonctions phoriques… et, surtout, du transfert dont les modalités particulières pourraient spécifier à elles seules l’originalité du travail psychanalytique de groupe et le contour de ses indications. Ayant insisté sur le travail de différenciation et d’individuation du sujet dans et par le groupe, je puis conclure en disant que le groupe sollicite conjointement les pôles narcissique et objectal de la psyché. Avec, du côté du narcissisme : la fusion, la suggestion, l’emprise peut-être, mais aussi la contenance, le « holding », l’étayage… qui permettront à des patients trop démunis pour s’engager dans une démarche individuelle, de s’approprier une réalité psychique dont ils ne pouvaient avoir auparavant qu’une conscience relative tant elle était aliénée dans la relation à l’objet. Pour ceux-là les thérapies par l’anayse de groupe ou s’inspirant de l’analyse de groupe sont une indication préférentielle, et les nombreux dispositifs possibles une richesse trop souvent mal ou sous-utilisée. Et du côté de l’objectalité – c’est-à-dire de la configuration névrotique – , quoi qu’il puisse nous en coûter, l’expérience du groupe vient rappeler à chacun que nous ne sommes pas tout-puissants dans la tour d’ivoire de notre ego, qu’une part de nous-mêmes – qu’avec J. Bleger 12 on peut nommer « syncrétique » – est prise dans les liens que nous entretenons avec nos groupes primaire (la famille) et secondaires (les groupes d’appartenance, dont les groupes thérapeutiques). C’est pourquoi l’expérience du groupe peut être utile à tout thérapeute même s’il ne traite pas là préférentiellement sa névrose personnelle ; elle est dans tous les cas indispensable au futur thérapeute de groupe.ntenir vivant le processus analytique.