Les fondamentaux de l’économie numérique… et quelques unes de leurs conséquences… dont la neutralité des réseaux Nicolas Curien Colidre - 16 février 2010 1. Le numérique, une innovation drastique… 2 Le numérique change-t-il les lois de l’économie ? Le paradoxe de Solow est aujourd’hui dépassé. Les lois économiques ne changent pas…. Mais certaines lois, périphériques dans l’économie industrielle, deviennent centrales dans l’économie numérique. Ex. : loi de Metcalfe (effets de club). Et les paramètres qui commandent certaines lois changent de manière drastique, avec des effets majeurs. Ex. : loi de Moore (progrès technique). 3 Les deux moteurs de la « révolution numérique » Numérisation et dématérialisation de l’information : Biens culturels (livre, musique, cinéma, photo) ; Biens numériques « natifs » (logiciels, jeux vidéo) ; Biens matériels « virtualisables » (tourisme) Infomédiation et méta-information sur le web relationnel (web2.0) : Biens d’expérience ; Biens d’attention ; Biens complexes ; Biens innovants. 4 Intimité instrumentale Lien Anonyme Personnalisé Ephémère Marché CEL Durable Hiérarchie Famille 5 Analogie biologique Deux rôles fondamentaux de l’information : Information-flux = relier les sous-systèmes d’un même éco-système pour activer un « algorithme ». Information-stock = reproduire une forme originale en multiples copies et transformer cette forme par mutation/sélection = innovation. La numérisation et l’infomédiation : enrichissent les algorithmes économiques et sociaux ; catalysent la création et l’évolution des formes, c.a.d l’innovation sur les produits et les usages. 6 Information-flux Transformation de l’algorithme « IPDC » Innovation-Production-DistributionConsommation : spatialement : externalisation, délocalisation ; temporellement : système financier ; logiquement : brouillage des séparations I/P/C, travail/loisir, professionnels/amateurs, etc. 7 Information-stock Co-invention et appariement en ligne des « formes » de l’offre et de la demande : le modèle du marché hayeckien ; le web relationnel comme méta-marché ; l’infomédiation ex ante ; l’infomédiation ex post ; la virtualisation. Formation des goûts, des représentations et des savoirs. 8 Le web infostructure Le web est une infostructure, ou méta-espace informationnel, au service de l’espace virtuel et de l’espace physique ; Dans chacun de ces espaces (physique ou virtuel), deux agents sont séparés par une distance topologique et par une distance informationnelle Les trois types de « déplacement » (i.e. réduction de la distance) dans le méta-espace informationnel : adressage = appariement de nomenclatures (moteur de recherche) identification = repérage d’un « agent » susceptible de répondre à un « besoin » donné (réseaux sociaux) ; serendipité = « flânerie » de site en site. Ex. Univers virtuels (Second life) : l’espace topologique n’y est pas assez rare (Le désert…), et le méta-espace informationnel trop rare (… et l’ennui !) 9 Internet et acculturation Dans l’économie néoclassique, les « goûts » des agents sont des donnés exogènes à la modélisation. Dans l’économie de la connaissance, l’acculturation, ou formation / évolution des goûts, est un phénomène essentiel et endogène. Essais de définition : le goût (par ex. la perception esthétique), par opposition au savoir, c’est ce « je ne sais quoi » qui échappe à la construction du sens (modèle de la « pragmatique ») et qui repose sur l’ambiguité. Le goût, c’est également la recherche de l’authentique, de l’unique… Or Internet : offre de nouvelles possibilités de créations collaboratives et de productions ambiguës (Ex. blogs; tend à remplace la recherche de l’authenticité par la faculté de multiplier des variantes personnalisées (Ex. jeux). 10 2. Les transformations de la chaîne de valeur 11 Distension de la chaîne Dans le secteur des TICs mais aussi, par contagion, dans d’autres secteurs (Ex. Tourisme). Distension de la chaîne de valeur : en amont, « commodités » banalisées et à faible contenu informationnel ; en aval, « paquets » de services assemblés sur mesure et à haut contenu informationnel. Séparation coûts / valeur : Coûts essentiellement fixes et déportés en amont : R&D, production en masse de commodités ; Recueil de la valeur déporté vers l’aval : disposition à payer pour des services personnalisés et des produits dérivés. 12 « Gratuité » marginale Dans l’économie pré-numérique, les coûts C et les utilités U varient en fonction des volumes Q. La tarification p est à l’unité. L’état efficace (Q*,p*)est caractérisé par l’équation fondamentale de la microéconomie : C’(Q*) = U’(Q*) = p* Q* < p* > 0 Dans l’économie numérique (réseaux et création de contenus) les coûts C et les utilités U sont quasi-fixes, i.e. indépendants des volumes Q… si bien que le prix unitaire optimal est nul ! Q : U’(Q) = C’(Q) = 0 p* = 0 Les équations pertinentes sont désormais : Q* = C (Accès) < Forfait A < U (Accès) si bien que prix unitaire nul ne signifie pas zéro-paiement et consommation piratée… Le numérique crée de la valeur (U – C augmente) mais il déplace le recueil de cette valeur depuis l’usage (p = 0) vers l’accès (C < A < U). 13 Vers l’économie de l’illimité Pré-numérique Numérique C U (P* = 0) U (P* > 0) A C Q* < Q* 14 Gratuité = source de valeur ! Gratuité à l’acte, paiement forfaitaire. Economie du parc d’attractions. La caverne « d’Ali le Numérique ». Le gratuit, booster du payant. Une solution refusée : la licence globale. Une occasion manquée : la mission Olivennes. Hadopi, ou le Shérif de Nottingham contre Robin des bois. Le « train » numérique finira nécessairement par remplacer la « diligence » prénumérique. 15 3. De l’information à a connaissance 16 Information codifiable / tacite L’information « codifiable » tend à devenir un input gratuit plutôt qu’un output valorisable : la numérisation crée certes de la valeur à travers des gains de productivité, mais comme l’information numérisée devient un bien non rival distribué à un coût marginal quasi-nul, le prix optimal tend vers zéro, si bien que la valeur économique ne peut plus être récoltée à ce stade de la chaîne de valeur. Un nouveau type de rareté provient de l’information « tacite » nécessaire pour : apparier l’offre et la demande coupler l’innovation aux besoins des utilisateurs (logiciel libre), transformer l’information en connaissance aux deux niveaux individuel (apprentissage) et collectif (évolution des routines de management). 17 Société de la connaissance Modèle ouvert Producteurs et consommateurs participent au même « algorithme social », où l’infomédiation remplace l’interface direct hiérarchie / marché, le consomma(c)teur devenant actif comme testeur ou même co-producteur, ce qui conduit à une meilleure adéquation d’une production « rationnelle » et d’une consommation « hédonique » dans un monde d’innovation rapide. Biens « circulants » L’utilisation répétée des biens informationnels ne détruit pas de la valeur mais elle en crée, si bien que la libre circulation de ces biens est profitable à la collectivité, cette circulation constituant en elle-même un actif non rival, même si certains des biens circulants sont (ou pourraient être rendus) rivaux : cf. les objets Kula échangés entre tribus papouasiennes. Externalités de consommation Les consommateurs bénéficient de critiques et d’avis émises par d’autres consommateurs, ex ante, pour éclairer une décision d’achat, ex post, pour mieux utiliser le bien acquis. 18 Après Solow : un 2° paradoxe Vues comme une plate-forme technologique neutre : les TIC semblent renforcer « l’économie de marché » et la mondialisation, en améliorant la transparence, l’universalité, la flexibilité, la fluidité des transactions. Vues comme le vecteur de la numérisation des contenus : les TIC secrètent les ingrédients caractéristiques d’une « economie publique », tels que : de fortes économies d’échelle (économie de coût fixe), de puissants effets de club (résultant des réseaux et des standards), un « commons » informationnel (Internet), tous facteurs qui favorisent la concentration (Ex. Microsoft, Google), et aussi la coopération, la mutualisation, le partage davantage que la concurrence : modèle de la « coopétition ». L’économie de la connaissance sera une « économie hybride », mixant les caractères de deux modèles opposés, et non pas basculant d’un modèle vers l’autre, et reposant sur des interactions communautaires en réseau. 19 4. Réseaux/contenus/usages : un jeu 3 x gagnant 20 Un jeu « win-win-win »… Le « gâteau » U – C croît : avec l’innovation technologique, les coûts C baissent, avec la diversification des usages, les utilités U augmentent. Il existe une triple externalité positive : Les contenus remplissent les réseaux, Les réseaux apportent une audience aux contenus, La diversification des contenus et plateformes d’accès apporte de la valeur au « consomma(c)teur ». Telcos = plates-formes bifaces entre consommateurs de contenus et éditeurs de contenus. 21 …. sous conditions ! Egalité entre les plates-formes devant l’accès aux contenus, les exclusivités ne doivent pas être la règle ! Une « neutralité des réseaux » convenablement tempérée. Financements croisés de la création artistique par les réseaux, et des réseaux par les éditeurs de contenus. Une allocation efficace du spectre hertzien (ressource rare) entre audiovisuel et communications électroniques… harmonisée en Europe (dividende numérique). 22 Pyramide de la convergence O Face Régulation de l’accès aux contenus R E Face Marché Face Régulation des Réseaux C Face Régulation des données O = Opérateurs E = Editeurs C = Consommateurs R = Régulateurs 23 Les 4 faces de la pyramide EOC = marché biface = plate-formes de réseau interconnectant des éditeurs de contenus et/ou fournisseurs d’applications et de services avec les consommateurs de ces contenus, applications et services. ROC = activité « historique » des régulateurs de communications électroniques = régulation des opérateurs de réseaux au bénéfice des consommateurs. ROE = neutralité des réseaux = les réseaux doivent rester « neutres » vis-à-vis des contenus… sous la contrainte d’une gestion efficace du trafic… et d’un accès raisonnablement égal des plate-formes aux contenus (exclusivités = l’exception et non la règle). REC = régulation des données = respect du copyright, protection des libertés individuelles, pluralisme d’expression, diversité culturelle, lutte contre la « cyber-criminalité », etc. 24 5. Neutralité des réseaux Axiomes de la neutralité Les communications électroniques forment un système à deux couches : couche « basse » = réseaux / couche « haute » = services – applications – contenu. 1. Ouverture : chacune des deux couches est le siège d’une libre concurrence au bénéfice des consommateurs. 2. Symétrie : tous les acteurs de la couche haute (fournisseurs ou consommateurs) sont « vus et traités de la même façon » par les acteurs de la couche basse, une fois qu’ils se sont acquittés de leur connectivité au réseau. 3. Universalité : tout acteur de la couche haute peut accéder sans restriction à tout autre acteur de cette même couche (sans ingérence d’aucun acteur de la couche basse). 4. Séparation : une transaction entre deux acteurs de la couche haute n’implique aucune transaction concomitante entre chacune des parties à cette transaction et des acteurs de la couche basse. 26 Les 6 règles de la FCC 1. Un FAI ne peut empêcher un utilisateur d’envoyer ou de recevoir tout contenu licite sur Internet (universalité 1 et séparation). 2. Un FAI ne peut empêcher un utilisateur d’accéder aux applications ou services de son choix (universalité 2). 3. Un FAI ne peut empêcher un utilisateur de se connecter avec le terminal licite de son choix, sous réserve que celui-ci ne nuise pas au réseau (universalité 3). 4. Un FAI ne peut priver un utilisateur de son droit à bénéficier de la concurrence entre fournisseurs de réseaux, d’applications, de services et de contenus (ouverture). 5. Un FAI doit traiter les contenus licites, applications et services de manière non discriminatoire (symétrie). 6. Un FAI doit rendre disponibles les informations relatives à la gestion du réseau, dès lors que ces informations sont « raisonnablement » requises par les utilisateurs et fournisseurs de contenus, applications et services, afin de bénéficier de la protection qui leur est offerte par les règles 1 à 5 (transparence). 27 La « chaîne » de neutralité La neutralité comporte trois maillons: éthique = liberté d’expression et d’information ; technique = gestion du trafic par les opérateurs ; économique = partage de la valeur entre opérateurs et éditeurs. … articulés dans une chaîne causale : Les requêtes croissantes en bande passante entraînent un risque de congestion des réseaux… ce qui exige : des « priorisations » de trafic afin de réduire les coûts et améliorer la qualité de service… dans les limites acceptables de pratiques transparentes et « quasineutres» (différenciation mais non-discrimination) ; un investissement efficace dans les réseaux d’accès (fixes et mobiles) de nouvelle génération (NGA)… financé selon un partage des coûts équitable. 28 Que dit la théorie ? Internet, et plus généralement les réseaux de communication électronique, sont des places de marché bifaces, caractérisées par : des effets croisés positifs entre les deux faces (éditeurs & consommateurs) ; peu de transactions directement monétisées entre les deux faces (financement des sites par la publicité). Sur un marché biface : il est économiquement efficace de subventionner la face qui donne lieu à la plus forte élasticité-prix et/ou à la plus forte externalité positive vis-à-vis de l’autre face ; l’état efficace du marché ne peut spontanément résulter des incitations privées des acteurs (surtout dans un contexte multi-plate-forme). 29 La neutralité est non-neutre ! Puisque les FAI tirent tous leurs revenus des consommateurs et ne facturent pas les éditeurs de contenus pour leur usage des réseaux d’accès (seulement pour leur connectivité)… la neutralité d’Internet est en réalité un mécanisme économique non neutre, qui revient à faire subventionner la face édition de contenus (E) par la face consommation de contenus (C). Selon cette perspective, la neutralité peut être considérée comme une aide économique à la création de contenus sur Internet, jouant un rôle d’une certaine manière comparable au versement du copyright pour les contenus audiovisuels. La neutralité apparaît également comme un garde-fou contre la fragmentation de l’Internet : si les éditeurs de contenus devaient individuellement négocier avec les opérateurs télécoms les conditions d’accès aux abonnés de ces derniers, ceci entraînerait des restrictions d’accès aux contenus et prêterait à des pratiques anti-concurentielles. La question est maintenant de savoir si le mécanisme redistributif non neutre de la neutralité est, ou non, économiquement efficace ? 30 Neutralité & efficacité « Internaliser » l’externalité positive de la face E vers la face C au moyen de la redistribution induite par neutralité d’Internet admet plusieurs justifications crédibles: Effet « long tail » : de nombreux contenus de niche sur la face E, bien que de valeur modeste lorsqu’on les considère séparément, s’agrègent en un corpus d’ensemble qui apporte une utilité importante à la face C; Effet « happy few » : afin que quelques contenus phares, hautement bénéfiques à la face C, émergent finalement ex post sur la face E, à l’issue d’un processus aléatoire de mutation-sélection, il est préalablement nécessaire de donner ex ante une chance au plus grand nombre possible de « candidats » ; Effet « poster » : pour un acteur potentiel de la face E, la faculté d’être visible à coût-zéro de son audience potentielle sur la face C constitue un facteur de succès essentiel. … mais une gestion efficace du trafic et de la qualité de service sur les réseaux est également une composante clé de l’efficacité économique globale du système contenants / contenus! 31 Quelle régulation ? Le défi auquel doit répondre la régulation de la neutralité consiste à trouver un « optimum de second rang », c’est-à-dire la meilleure voie pour répondre à la fois « oui » aux deux questions suivantes, en partie conflictuelles : Un accès égalitaire des consommateurs aux contenus doit-il être garanti ? Une gestion appropriée du trafic par les opérateurs doit-elle être autorisée? Les règles (imposées ou recommandées) par le régulateur peuvent / doivent (?) inclure : la claire affirmation du principe d’une neutralité tempérée ou « quasineutralité », reposant sur : la transparence des opérateurs vis-à-vis des éditeurs et des consommateurs ; la prohibition des blocages de trafic discrétionnaires et des pratiques manifestement discriminatoires fondées sur la nature, l’origine ou la destination des contenus ; la possibilité conditionnelle de certaines priorisations de trafic (selon des classes de flux et non selon des natures de contenus) ; la possibilité conditionnelle de certaines différenciations de la qualité de service et de la tarification (vis-à-vis des consommateurs, plus problématique vis-à-vis des éditeurs) ; la fixation éventuelle de standards minima de qualité de service (difficultés de mesure et de contrôle). 32 Un dispositif quasi-neutre… Un économiste (théoricien !) recommanderait un dispositif du type suivant, afin de promouvoir un système « quasi-neutre » : imposer aux opérateurs un standard de « qualité de base » pour l’acheminement des contenus ; garantir la neutralité « pure et dure » pour les flux acheminés sous la qualité de base (aucun paiement des éditeurs de contenus aux opérateurs de réseaux d’accès) ; autoriser les opérateurs à pratiquer des offres de niveaux de qualité « premium » à des tarifs différenciés ; contrôler activement la qualité de base (de manière à éviter l’éviction de facto de l’Internet neutre par l’Internet premium). Sous réserve de réalisme (!), un tel dispositif serait plus adapté qu’un « tarif de terminaison au Gigabit », tel que proposé par certains opérateurs et qui serait fortement pénalisant pour les « petits » éditeurs de contenus. 33 Neutralité & paquet européen Art. 20 & 21 de la Directive Service Universel : obligation de transparence des opérateurs vis-à-vis des consommateurs relative aux éventuelles restrictions d’usage et politiques de gestion du trafic pratiquées par les opérateurs de réseaux. Art. 22 de la Directive Service Universel : faculté d’une ARN d’imposer aux opérateurs de réseaux le respect de conditions minimales de qualité de service pour la délivrance des contenus, sous le contrôle de la Commission Européenne. Art. 20 de la Directive Cadre : compétence conférée aux ARN de règlement de différends entre opérateurs de réseaux et « entreprises bénéficiaires d’obligations d’accès et ou d’interconnexion ». 34 Calendrier de l’ARCEP Octobre 2009 = mise en place d’un groupe de travail interne sur la neutralité des réseaux. Novembre 2009 – février 2010 = audition des acteurs : opérateurs fixes et mobiles, opérateurs de transit, éditeurs, consommateurs… Mars 2010 = enquête par questionnaire auprès des opérateurs pour dresser un état des pratiques. 13 Avril = conférence internationale sur la neutralité des réseaux. Eté 2010: mise en consultation de lignes directrices de l’ARCEP sur la neutralité des réseaux. 35