APPRENDRE AUX FUTURS ENSEIGNANTS DU SECONDAIRE À THEORISER ACTIVEMENT LEURS PRATIQUES D’ENSEIGNEMENT Plumat Jim, Lega Jacques Université catholique de Louvain REFLEXION INTERDISCIPLINAIRE - COMPLEXIFICATION DES REPRESENTATIONS THEORISATION DES PRATIQUES D’ENSEIGNEMENT Les représentations des futurs enseignants sur les activités d’enseignement et d’apprentissage du cours de sciences trouvent généralement leurs origines dans leurs propres expériences scolaires. Généralement, ces séquences d’enseignement témoignent de conceptions néopositivistes où persiste la conception que le savoir-faire de l’enseignant peut, à lui seul, permettre à l’élève d’apprendre. Dans le cadre des cours d'agrégation, nous proposons à ces jeunes professeurs des activités de réflexion permettant, à partir d'éclairages pédagogiques, didactiques et épistémologiques, de complexifier leurs représentations initiales. Le fruit de cette réflexion interdisciplinaire, menée collégialement, évolue alors, au cours du temps, vers une représentation plus riche de l’acte d’enseignement. C’est à partir de ce savoir nouveau qu’il devient possible, pour ces futurs maîtres, de théoriser leur pratique d’enseignement. Sous-tendre une séquence d’enseignement par un dispositif théorique leur donne l'opportunité de pratiquer une analyse post-action et aussi la possibilité d'imaginer des procédures nouvelles. Ces deux activités complémentaires permettent alors d’envisager l’enseignement comme un processus de recherche dynamique. Les représentations initiales des futurs enseignants Les étudiants qui se destinent à l’enseignement de la physique participent, dans le cadre de leur programme d'agrégation, aux activités d’un "laboratoire" de didactique de la physique. En fait d’étudiants, il s’agit de plus en plus souvent de doctorants ou d’assistants qui assurent déjà euxmêmes des activités d’encadrement en candidature, voire de jeunes enseignants déjà en fonction dans des écoles secondaires. L'objectif de ce laboratoire est non seulement de familiariser les futurs enseignants à un matériel didactique qu'ils pourraient éventuellement trouver dans les écoles, mais aussi de susciter chez eux une réflexion interdisciplinaire sur l'enseignement de la physique. De fait, il apparaît que ces jeunes enseignants ont des représentations bien précises sur l’enseignement des sciences. Les plus courantes d’entre elles consistent à penser que la science se découvre plutôt que s’invente et qu’une observation attentive d’un phénomène suffit pour le comprendre. Ces options épistémologiques néopositivistes, très courantes chez ces futurs professeurs, cohabitent généralement avec une méthodologie où élèves et enseignant participent activement au sein de la classe. Ainsi, lorsqu'ils imaginent des séquences d’enseignement, les élèves y sont régulièrement invités à trouver les réponses souhaitées par un jeu d’indices préparés par l’enseignant. Les expériences simplifiées qu'ils proposent de présenter en début de cours auraient, pour eux, le pouvoir d’éveiller spontanément une démarche scientifique chez les élèves. Si un tel enseignement présente le cours de sciences d’une manière planifiée et rassurante, il laisse cependant peu de place à l’imagination et à l’imprévu, pourtant essentiels dans tout processus scientifique. A côté de ces représentations sur l’enseignement et sur l’apprentissage, ces enseignants novices imaginent difficilement que les élèves pourraient avoir, avant le cours, des connaissances antérieures ou des conceptions relatives au thème de la leçon. L’élève est ainsi souvent assimilé à "une page blanche sur laquelle s’écrira la connaissance ou à une table rase que l’on garnira de 1 savoir1". Enfin, ces enseignants en herbe n’envisagent pas que la logique suivie par les élèves dans le décodage des informations puisse parfois être radicalement différente de celle qu’ils initient. Il apparaît que la plupart des représentations de ces futurs enseignants sur l’apprentissage et l’enseignement des sciences trouvent leurs origines dans leurs propres expériences scolaires. Les séquences d’enseignement spontanément proposées sont souvent celles auxquelles ils ont euxmêmes participé. Le déroulement d’une leçon, son organisation temporelle, sa logistique, au demeurant très standardisée, ne sont justifiés souvent que par des considérations pragmatiques. Permettre la complexification des représentations initiales Face aux représentations initiales de ces futurs enseignants, nous avons opté, au laboratoire de didactique, pour la mise en place d’un environnement méthodologique leur permettant d’enrichir et de complexifier, voire de remettre en question leurs représentations initiales sur l’apprentissage et sur l’enseignement. Cette complexification de ces représentations initiales est le produit d’un travail interdisciplinaire auquel les étudiants participent activement. C'est cette démarche interdisciplinaire relative à l’interconnexion entre les référents pédagogiques, didactiques et épistémologiques qui permet de construire un savoir nouveau2, ici un modèle plus large d’une séquence d’enseignement. Il s'agit pour nous, dans un premier temps, de faire émerger les caractéristiques des diverses représentations initiales relatives à une situation d'enseignement proposée par les futurs enseignants eux-mêmes. Ainsi, une situation habituelle consiste à demander à quelques participants de préparer et de présenter, à partir d'un thème donné, une courte séquence d'enseignement expérimental, sans qu’aucune consigne particulière ne soit imposée. Il s'agit, ensuite, de faire énoncer et, si possible, de faire justifier par ces futurs maîtres les choix didactiques, pédagogiques et épistémologiques qui sous-tendent la séquence d'enseignement présentée. Sur le plan didactique, il s'agit de faire spécifier aux participants les choix stratégiques concernant le type d'expérience choisie, le moment de sa présentation dans la séquence d'enseignement, le type de documents utilisés, etc. Le futur maître est ainsi invité à répondre à la question : "quelle est l'organisation choisie dans la séquence d'enseignement ?". Sur le plan pédagogique, il s'agit de faire énoncer et de faire expliciter les compétences que l'on souhaite voir mobiliser et développer par les élèves. Le futur maître est invité à répondre à la question : "quels sont les objectifs d'apprentissage visés dans la séquence d'enseignement ?". Sur le plan épistémologique, il s'agit de demander à l'enseignant s'il peut justifier son action en référence à un courant épistémologique donné. Il répond ainsi à la 2 question : "sur quelles bases et par rapport à quel courant épistémologique, le contenu disciplinaire a-t-il été construit ?". L'explicitation, même partielle, des choix, en référence à ces différents plans, constitue la représentation initiale de ces futurs professeurs. Il apparaît généralement que ceux-ci ont peu conscience des plans auxquels une séquence d’enseignement peut se référer. Il s'agit, dans un deuxième temps, de susciter une réflexion interdisciplinaire permettant la complexification des représentations initiales. L’enjeu consiste à faire réfléchir les futurs enseignants sur leurs approches didactiques, pédagogiques et épistémologiques lors de la préparation et de l’organisation d’un cours de sciences. Cependant, la production de réflexions cognitives ne peut se faire sans l'aide de cadres de référence appropriés. C'est l'apport d'informations nouvelles qui nourrit en quelque sorte cette réflexion interdisciplinaire. Il nous appartient alors d’enrichir cette réflexion par des connaissances, des réflexions et des contextualisations en rapport avec les plans didactiques, pédagogiques et épistémologiques. Ainsi, sur le plan didactique, la manière dont un contenu disciplinaire peut être abordé est multiple3. La matière à enseigner, le type de matériel utilisé, sa sophistication et d'une manière générale la place que tient une expérience dans un cours de sciences, ne sont pas anodins. Ainsi l'expérience "prototypique", telle qu'elle est souvent présentée au début du cours, peut tendre non seulement à limiter le champ d'investigation de l'élève, mais aussi à initier des raisonnements naturels dont on ne mesure pas toujours l’ampleur. Par exemple : dans quelle mesure une expérience de physique, au demeurant correctement réalisée, n’induit-elle pas ultérieurement un raisonnement fallacieux ? Ainsi en est-il de l’expérience destinée à prouver la propagation rectiligne de la lumière. Afin d’illustrer ce fait, des générations d’enseignants ont saupoudré de la poussière de craie dans le faisceau d’une lampe de manière à disperser la lumière. Cette manière de procéder permet effectivement de montrer la rectitude d’un faisceau lumineux, illustrant d’une manière indiscutable un des principes fondamentaux de l’optique géométrique. Malheureusement, les élèves déduisent presque logiquement de cette observation que la lumière est visible de côté… Penser que la lumière peut être une entité visible de partout, est en contradiction flagrante avec le processus de vision d’un objet pour lequel la lumière doit rentrer dans l’œil de l’observateur. De là à penser que l’œil de l’observateur n’est pas nécessaire au processus de vision est un pas que les élèves franchissent parfois allègrement. Dans l’approche didactique, il s’agit d’amener le futur enseignant à mieux prendre en considération non seulement le savoir qui est l’enjeu de l’interaction avec les élèves, mais également les connaissances implicites qui risquent d'être véhiculées par celle-ci. Concernant leurs pratiques pédagogiques, les jeunes enseignants prennent parfois durement conscience du caractère inducteur de leur discours lors des interactions avec les élèves. Ils reproduisent parfois, bien malgré eux, des attitudes qu’ils ont dénoncées antérieurement durant leur propre formation. Les élèves, quant à eux, possèdent initialement des connaissances scientifiques relatives au thème du cours mais disposent également d’un sens commun initié par leur expérience quotidienne. Les enseignants ont trop souvent tendance à considérer que les élèves sont vierges de tout savoir lorsqu’ils entrent en classe. Ainsi en est-il des nombreuses conceptions spontanées4 que possèdent les élèves en rapport avec le contenu disciplinaire enseigné. Ce savoir, issu du sens commun, est lui-même produit par différents types de raisonnements naturels qu'il 3 convient de ne pas ignorer pour ne pas les induire voire les renforcer. Ces conceptions spontanées ne sont pas l'apanage des élèves. La présentation de quelques expériences « déroutantes » hors du canevas classique donne parfois aux jeunes enseignants l’occasion d’analyser, a posteriori, leurs propres conceptions spontanées par rapport à l’approche d’un problème de physique. Par exemple, il est possible de dérouter facilement des enseignants novices par des expériences mêlant habilement différents domaines de la physique. Ainsi en est-il de l’interaction entre l’électrostatique et le magnétisme. De fait, si on approche un bâton électrisé d’une aiguille aimantée, celle-ci se met à tourner autour de son axe. Bien orchestrée par le formateur, cette expérimentation incite le public à penser à la fameuse expérience d’Oersted prouvant l’interaction entre un courant électrique et une boussole. Or, ici, point d’interaction électromagnétique, mais seulement une mise en évidence du pouvoir des pointes de l’aiguille de la boussole… Le décodage de cette expérience permet aux participants de se rendre compte de l’importance du contexte dans l’acceptation ou l’induction des idées. Nous constatons, avec bonheur, que ces approches pédagogiques des enseignants novices se complexifient au fur et à mesure de la prise de conscience de la variété des relations entre élèves et professeur, qu'elles soient implicites ou non. Ainsi, l’idée que les élèves entrent en classe avec des connaissances et des conceptions spontanées issues de leur expérience quotidienne, modifie progressivement la manière du professeur d’organiser les échanges au sein de la classe. Sur le plan épistémologique, il nous appartient de resituer la démarche initiée par le futur enseignant dans un cadre plus large. À côté des démarches néopositivistes suivant lesquelles l'observation attentive d'un phénomène devrait suffire à le comprendre, il existe bien d'autres options épistémologiques5. L’option épistémologique choisie par le professeur peut d'ailleurs avoir de sérieuses incidences sur les aspects pédagogiques et didactiques envisagés. Par exemple, l’option néopositiviste suivant laquelle l’observation attentive d’un phénomène peut en permettre la compréhension, fait privilégier, par l'enseignant, les activités procédurales au sein du cours. En effet, dans une telle option, ce sont les qualités d’expérimentateur qui sont valorisées. Cela induit de favoriser les séances de laboratoire aux dépens d’approches plus conceptuelles… d'ailleurs souvent moins appréciées par les élèves. De là à croire que pour être un bon scientifique, il faut posséder des compétences d'observateur hors de portée du commun des mortels... C’est peut-être sur le plan épistémologique que les avancées nous semblent être les plus prometteuses. De fait, la prise de conscience progressive de conceptions épistémologiques alternatives constitue, à nos yeux, la base de réflexions essentielles permettant l’évolution des pratiques pédagogiques et didactiques de ces futurs pédagogues. L’évolution des représentations des futurs maîtres n’est donc pas le résultat d’un transfert de connaissances. Il ne s’agit certainement pas, pour nous, de donner une leçon (une de plus) sur la manière d’organiser un cours ou de préparer une leçon mais bien d’outiller, au sens étymologique du terme, ces étudiants de manière à ce qu’ils puissent disposer d’un cadre pluridisciplinaire pour analyser ultérieurement des séquences d’enseignement. L’intérêt de cette nouvelle représentation complexe est de présenter un ensemble de liens entre les différents aspects pédagogiques, didactiques et épistémologiques. Théoriser sa pratique d’enseignement Les représentations complexes, produites lors de réflexions interdisciplinaires menées au laboratoire de didactique de la physique, constituent un cadre nouveau permettant aux futurs 4 enseignants de théoriser leur pratique. Théoriser sa pratique d’enseignement revient ici, pour le candidat professeur, à construire une structure articulée dans le tissu complexe des relations possibles entre les différents référents disciplinaires. Il s’agit, pour l'enseignant, de trouver une articulation logique dans sa représentation complexifiée d’une action d’enseignement. Ce processus de théorisation permet non seulement d’analyser, a posteriori, une séquence d’enseignement de manière à en faire émerger d’une manière objective une logique sous-jacente, mais éventuellement d'en construire un modèle et d'envisager de nouvelles pistes pour son action future. Il s’agit d’encourager le futur enseignant à mener une réflexion métacognitive6, c’est-à-dire donner l’occasion au candidat professeur de se « pencher » sur son action passée en vue de la comprendre et de l’améliorer. Cette analyse post-action permet au futur enseignant non seulement de faire évoluer l’élaboration d’une séquence d’enseignement mais aussi d’être autonome dans son action future. De plus, regarder les conditions initiales, c’est-à-dire la manière et l’esprit dans lesquels un cours expérimental a été préparé, le choix de l’expérience proprement dite, l’utilisation des objets et les instruments utilisés, les options pédagogiques et épistémologiques… à travers un cadre théorique, permet de prendre de la distance par rapport à l’action immédiate. Autrement dit, c’est la séquence d’enseignement qui est analysée et non plus l’enseignant lui-même. Dans ce contexte, il nous appartient de devenir ce « compagnon réflexif » permettant, par son dialogue, ses questions et ses réflexions, d’aller au-delà de la vision des faits que peut en avoir un jeune enseignant. Il s’agit non seulement de jouer le rôle de « miroir » de manière à faire expliciter les choix posés lors de la préparation ou du déroulement de la séquence d’enseignement, mais également d'élargir le débat pour mieux (re)situer les options choisies. Cependant, pour nous, le risque omniprésent est de ne considérer que les faits, et de n’en transmettre que le traitement et l’analyse au candidat professeur. Ainsi donc, lors des interactions avec les enseignants, nous sommes tantôt un collègue inexpérimenté en quête d’informations sur la préparation d’un cours, tantôt cet élève effronté qui les questionne d’une manière impertinente sur les résultats d’expériences et propose une explication alternative insolite. Théoriser sa pratique, c’est donc permettre au futur enseignant de donner, par l'anticipation des résultats, un sens à une action future d’enseignement. L’acte d’enseigner ne constitue plus un processus hasardeux souriant à quelques-uns mais un processus dynamique de recherche. Bilan et perspectives Au terme des séances de laboratoire, nous demandons à chacun des futurs maîtres de préparer une leçon d'évaluation en rapport avec un sujet imposé. Il s’agit, pour chacun d'entre eux, de présenter une séquence d’enseignement et de pouvoir l’analyser en rapport avec les référents disciplinaires étudiés. Initialement peu diserts et manichéens sur leurs pratiques, ces futurs enseignants témoignent, en fin de parcours, d’une richesse peu commune dans l’auto-analyse et dans la pertinence de leurs remarques. La présentation finale qui se pratique sous forme collégiale est 5 encore une occasion supplémentaire pour chacun de s’interroger. Nous constatons, lors des présentations, une augmentation notable des interactions entre candidats. Au terme des séances, chaque participant remet un rapport écrit relatant ses différentes activités. Ce document rédigé n’est pas un rapport de laboratoire au sens conventionnel du terme, mais constitue plutôt un historique. Il permet à chacun de reconsidérer les différents événements vécus de manière à en montrer l’évolution dans sa manière de voir l’enseignement et l’apprentissage de la physique. Malgré l’évolution intéressante des candidats dans l’analyse de leurs pratiques, le temps d’interaction reste réduit (10 séances de 2 heures) et les avancées limitées. La théorisation des démarches pédagogiques pourrait, par exemple, également s'envisager pour le décodage de leçons enregistrées sur support vidéo. La possibilité d’accompagner de jeunes enseignants dans leur première année de mise en fonction nous semble également être une perspective future pertinente et riche d’enseignement pour tous. Enfin, la possibilité d’anticiper et d’analyser en post-action toute activité d’enseignement permet non seulement d’analyser plus objectivement, en dédramatisant parfois, une séquence d’enseignement, mais surtout de dynamiser le métier d’enseignant qui peut alors être intégré dans un processus de recherche dynamique. 1 Larochelle M. et Désaultels J., Autour de l'idée de sciences : itinéraires cognitifs d'étudiants et d'étudiantes, Bruxelles, De Boeck. 2 Maingain A., Dufour B., Approches didactiques de l’interdisciplinarité, Bruxelles, De Boeck Université, 2002. 3 Pour une revue générale de ces questions voir : Astolfi J-P. et Develay M., La didactique des sciences, Paris, Presses Universitaires de France, 1989. 4 Pour une revue générale de ces questions voir : Viennot L., Raisonner en physique, La part du sens commun, Bruxelles, De Boeck Université, 1996. 5 Pour une revue générale de ces questions voir : Fourez G., La construction des sciences, Bruxelles : De Boeck, 1996. 6 Noël B., La métacognition, 2e éd., Bruxelles, De Boeck Université, 1997. 6