État, développement et rationalité en Afrique : contribution à une

TRAVAUX ET DOCUMENTS
Responsable de la collection : Daniel Bach
État, développement et rationalité
en Afrique : contribution à une
analyse de la corruption
Alice Nicole Sindzingre
Chercheur CNRS CERED/Forum
Université Paris X - Nanterre
N° 43 - 1994
CENTRE D'ÉTUDE D'AFRIQUE NOIRE
Institut d'Études politiques de Bordeaux
11, allée Ausone
Domaine Universitaire
F-33607 PESSAC CEDEX
l. (33) 05 56 84 42 82
Fax (33) 05 56 84 43 24
E-mail : c.cazenave@sciencespobordeaux.fr
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ÉTAT, DÉVELOPPEMENT ET RATIONALITÉ
EN AFRIQUE : CONTRIBUTION À UNE
ANALYSE DE LA CORRUPTION
Léchec du continent africain *
A laube des années 90, le constat de la faillite, de la marginalisation, du “déclassementinternational
de lAfrique, selon lexpression de Z. Laïdi, est devenu un lieu commun plus ou moins complaisamment repris,
par les journalistes, les universitaires, les bailleurs de fonds, les Africains eux-mêmes. Tous les indicateurs
peuvent être convoqués un à un, montrant leur détérioration pendant la “décennie perdue, malgré quelques
tentatives visant à déceler des signes damélioration, dailleurs rapidement controversés (Banque
mondiale-PNUD, 1989). Quelques chiffres catastrophistes parlent deux-mêmes : un exemple parmi dautres,
en 1990, les ventes annuelles de lAfrique subsaharienne (ASS) à lEurope représentaient 0,33 % du PNB
européen, cest-à-dire un jour de production de la communauté européenne, soit 21,2 milliards de dollars,
montant comparable au chiffre daffaires annuel de BMW, 30e entreprise européenne (Colin et al., 1993).
Confortant lafro-pessimisme, de multiples explications ont été fournies, dans la littérature du
développement, à cette régression en terme de niveau de vie du continent durant les années 80, pour la plupart
bien connues, quil suffira donc de rappeler ici brièvement. Ce nest que récemment que la “mauvaise gestion,
les phénomènes de corruption ayant régi les relations entre les divers protagonistes, au Nord et au Sud, ont été
avancés comme facteurs déterminants (par exemple, Michaïlof et al., 1993 ; Adda et Smouts, 1989 ; Agir ici,
1992). Largument général est ici que la redécouverte de la corruption est une étape discursive parmi dautres,
quil faut saisir à lintérieur du dispositif de discours croisés tenus par les agences daide, les économistes, les
Africains eux-mêmes. Ce concept apparaît plutôt comme un label, qui fait référence à de multiples contenus et
disciplines, et sa valeur explicative, à lui seul, est très inégale.
*Cette recherche sappuie sur de nombreuses enquêtes de terrain menées depuis 1978 dans différents pays dAfrique
de lOuest, notamment la Côte-dIvoire, le Bénin, le Sénégal, effectuées dans le cadre du CNRS ou dagences daide.
Le ministère de la Recherche français a contribué en 1991 à une mission portant spécifiquement sur les thèmes
analysés ici.
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On présentera dabord les points de vue des institutions de développement et des économistes, ensuite
les perspectives des politistes, puis une analyse de la corruption elle-même - ceci afin de suggérer que malgré
lintégration de ce facteur, les approches et mesures choisies par ces institutions rencontrent leur limite dans le
cadre conceptuel de départ ; au regard de la méconnaissance des organisations et représentations locales,
celles-là ont même pu intensifier les comportements corruptifs. On esquissera enfin une explication des
phénomènes de corruption en termes de situations : sous contraintes de représentations issues de lhistoire
économique et politique des États, et des règles sociales spécifiques aux sociétés rurales africaines qui en
forment le substrat, les individus agissent rationnellement. Ceux-ci sont en effet à lintersection de réseaux de
normes générant des droits et des obligations qui sont hétérogènes et peuvent être incompatibles. La figure de
lÉtat nest quun réseau de règles parmi dautres. Par leur interaction avec les contraintes externes précipitées
par un contexte de crise et avec les représentations locales de la pauvreté et de la réussite, induisant des
raisonnements relevant de lassurance au sein denvironnements devenus instables et incertains (lacquisition
volontaire de réseaux supplémentaires par exemple), ces comportements individuels ont transformé les règles
“publiques, et expliquent les phénomènes corruptifs et les inefficiences étatiques. Ces derniers, par des effets
de durée et de formation danticipations, rétroagissent à leur tour sur les calculs et arbitrages individuels,
aboutissant à une stabilité du dispositif que méconnaissent les expertsdu développement.
Les causalités économiques avancées dans la littérature du développement
Lenvironnement externe défavorable et de mauvaises politiques économiques menées par les États
sont les causes les plus fréquemment mises en avant. A lévidence, les dépendances africaines à légard des
quelques produits de base, dont les prix ont fortement diminué, ont gravement affecté leurs termes de
léchange. Les exportations de ces produits comptent toujours pour un pourcentage élevé des PIB des États
africains, parfois même croissant depuis le second choc pétrolier. Couplés à la montée des taux dintérêts réels
durant les années 80, les conséquences sont connues : raréfaction des devises, incapacité à assurer le service de
la dette, creusement des déficits des balances des paiements. Des conditions météorologiques adverses, le plus
fort taux daccroissement démographique mondial (3,2 %) ainsi que labsence de transition démographique,
contribuent à lassombrissement des perspectives. Limpossibilité subséquente dimporter suffisamment de
biens déquipement pour faire redémarrer léconomie, et la faiblesse de linvestissement privé (1) sont
également à lorigine de laggravation de lenvironnement économique.
Les chocs externes liés à laccroissement brusque des prix des produits dexportation, (uranium
nigérien, cacao ivoirien, pétrole nigérian, etc., selon la configuration classique de “dutch disease) figurent
parmi les causes les plus fréquemment avancées. Fondés sur une fiscalité frappant des produits aux prix
hautement volatils et faiblement transformés, qui ont par ailleurs décru dès le début des années 80, les budgets
publics ont été consacrés pendant la période dexpansion des années 70 à des investissements improductifs et
à lexpansion du secteur public. Le processus a été maintes fois décrit : lors dun boom, le gouvernement est
politiquement tenu de partager la richesse, dembaucher des fonctionnaires, ce qui accélère les migrations
rural-urbain, et subventionne la consommation de cette population urbaine (2). Lors de linévitable phase de
décroissance des prix, les États se sont retrouvés dans une position financièrement et politiquement intenable
- licencier, réduire les salaires ou les subventions. Les solutions les plus faciles sont de réduire les dépenses
dimportation de biens intermédiaires, de tailler dans les budgets dinvestissement et de fonctionnement, de
taxer davantage les producteurs, de recourir à la banque centrale où à lendettement externe : cercle vicieux
qui aggrave la détérioration économique, dont la gestion des États africains ne porte pas lentière
responsabilité (cf. par ex. Wheeler, 1984).
Les “politiques économiques défectueusesdes États constituent la deuxième grande série de causes
incriminées. Le meilleur exemple est une programmation des investissements étrangement fondée sur le
maintien de cours élevés, croyance que les agences daide nont par ailleurs pas clairement démentie à
lépoque. Lextension du secteur public sest faite au détriment des agriculteurs (marketing boards, prix du
vivrier maintenus volontairement bas, processus aggravés dans certains pays par laide alimentaire) ainsi
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découragés de produire, et par appropriation du secteur industriel par lÉtat. Les entreprises publiques se sont
partout multipliées, inefficaces, protégées, puis surcapacitaires à la fin des belles années, évinçant un secteur
privé qui trouvait ses niches dans les activités commerciales et de transport, ou dans la fuite des capitaux.
Laccumulation de dettes, largement favorisée par le système bancaire du Nord (3) a servi à combler les
déficits. Avec le recul, le vrai problème des années 80, savère avoir été laugmentation des prix des matières
premières, lafflux soudain de devises, que les structures des États post-coloniaux navaient pas les moyens de
gérer (Collier, 1990).
Ces processus sont bien connus, et ont induit les mises en place des programmes de stabilisation et
dajustement structurel (PAS) étendus à la plupart des pays africains au début des années 80 (4). Le
soulagement financier (prêts ou dons) quils représentent est assorti de conditionnalités, qui furent initialement
dordre économique et exprimées dans le seul langage économique. Le “packagede mesures est toujours à
peu près identique : contraction de la demande et réorientation de loffre, réduction drastique des déficits de la
balance des paiements, des finances publiques, correction de la surévaluation des taux de change, élimination
des distorsions imposées par lÉtat en défaveur de lagriculture, libéralisation du commerce et du marché du
travail, retrait de lÉtat des secteurs productifs (donc privatisations, liquidations, réduction des salaires des
fonctionnaires, compression des effectifs de la fonction publique). Ces conditionnalités justifiées par une aide
à la balance des paiements ont induit des flux financiers massifs vers les États (5), et une “intrusion majeure
dans leurs politiques intérieures à laquelle nont cessé de résister les États suffisamment importants ou riches
pour en avoir les moyens (Oyejide, 1990). Les résultats sont mitigés et controversés quant à lefficacité
respective des PAS et de linjection de tels flux (cf. Killick, 1990), ce qui commence à être reconnu par la
Banque mondiale elle-même (Elbadawi, 1992) (6).
Le point à souligner ici est que ce bilan a introduit une nouvelle tonalité dans les analyses des bailleurs
de fonds, manifestement accélérée par les événements politiques survenus à lEst et dans le continent à la fin
des années 80 : celle de la découverte de limportance des institutions, de la nature de lÉtat et des
organisations socio-politiques. Avec la publication notamment du rapport de la Banque mondiale sur lavenir
à long terme de lAfrique (1989), de nouveaux éléments sont apparus dans le discours des agences daide
comme déterminants dans la croissance économique : les “ressources humaines, le renforcement des
institutions, la “dimension sociale, léquité, les collectivités locales et lappropriationpar les destinataires
des mesures qui leur sont appliquées (ce dernier point fait, ce qui ne laisse pas de surprendre, figure
dinnovation). Surtout, sont entrées en scène la politique, la nature de ladministration, la “mauvaise gestion
et la corruption, sujets auparavant tabous (7). Ces nouveaux “conceptsaccèdent à la légitimité. Les
conditionnalités financières se muent progressivement en conditionnalités économiques et politiques,
notamment avec celle de linstauration de la “démocratieémergeant au début des année 90 : la governance
(terme typiquement anglo-saxon, désignation neutre dinstitutions politiques pluralistes et respectées, cf.
Young 1991), la gouvernementalitésont désormais associées aux causes économiques externes et internes,
pour expliquer léchec des politiques antérieures, celles de laide et celles des États africains.
Lapparition de cette nouvelle thématique nest pas fortuite. Elle sanctionne aussi des situations qui
tiennent surtout à lévolution des institutions daide : moindre intérêt des investissements en Afrique, constats
déchec et effets de lassitude, renouvellement des élites, justification du retrait des protagonistes du Nord eu
égard à leur nouvel intérêt pour les pays de lEst. A ceci sajoute la difficulté à gérer le paradoxe quaffrontent
les prémisses libérales des programmes dajustement, tenus statutairement de transiter par des États pour
précisément amener ceux-ci à des politiques de désengagement de lÉtat. Récemment redécouverte, la
faiblesse de ladministrationest pourtant un phénomène documenté pour les institutions daide depuis
longtemps, mais qui demeurait inaudible (8), autant quun aspect empirique de “terrain, des projets et autres
aides budgétaires ou alimentaires souvent évaporés dans les structures impliquées, et par là-même anecdotique.
Le fait inédit tient à sa prise en compte comme candidat officiel à part entière à lexplication, des échecs de
politiques économiques.
En bonne logique libérale, les PAS ont soutenu que lÉtat en Afrique nétait pas, comme le croyaient
les décennies suivant les indépendances, un moteur de la croissance économique. Mais ensuite, léchec dune
décennie de mesures dajustement a conduit à une réflexion sur léconomie politique même de ces États et de
lassistance financière dont ils sont les destinataires, muée en conditionnalité politique dont chacun admet que
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sa mise en oeuvre concrète est beaucoup plus délicate (Feinberg, 1990 ; Healey et Robinson, 1992).
Cependant, eu égard aux limites conceptuelles de la théorie économique sous-jacente, le diagnostic se borne le
plus souvent aux constats suivants : ladministration est dans lincapacité de coordonner ou dappliquer les
réformes, le niveau de formation est faible, les groupes dintérêts politiques se sentent menacés par les mesures
de privatisation et de décentralisation qui modifient léquilibre de la distribution des pouvoirs et de la richesse,
les gouvernements hésitent à promulguer des mesures socialement impopulaires.
Ces observations ont pour trait commun de rester le plus souvent descriptives, ou normatives. Elles
sinscrivent à lintérieur du paradigme néo-classique ou dans le cadre opérationnel des analyses des bailleurs
de fonds : actuellement défectueuses, les administrations sont nécessaires au fonctionnement du marché, à
condition dêtre minimales et performantes, il faut donc les renforcer. Faisant le constat dÉtats
hypertrophiés par rapport à leur productivité et de rentes de fonctionnaires prélevées sur le monde agricole ou
sur les rentes pétrolières ou minières, léconomie libérale trouve ses limites dans les hypothèses qui la
constituent, cest-à-dire, schématiquement, lÉtat et le secteur privé sopposent lun à lautre, celui-là est
cause de distorsions et dimperfections des marchés, et décourage linvestissement privé et la recherche du
profit. Pourtant, même dun strict point de vue économique, ces prémisses ne vont pas de soi. On sait
quaucun État développé ne pourrait affronter sans difficultés les chocs et contre-chocs de prix qui ont affecté
les pays africains dans les années 80, puis la déprotection brutale préconisée par les PAS. Par ailleurs, certains
économistes, se réclamant du néo-structuralisme, ont montré que dans un PED, lÉtat, loin dêtre toujours un
facteur déviction de linitiative privée (crowding out), peut être la condition du développement de celle-ci
(crowding in, Pegatienan, 1987). Lorsquelle est juxtaposée aux facteurs tenant à lenvironnement externe et
aux mauvais choix de politique économique, la mise en avant des variables “État, “mauvaise gestion,
“corruption, par les recommandations des économistes du développement achoppe sur labsence
dinstruments disponibles dans léconomie néoclassique pour penser la nature et le rôle des États africains (9).
Dans cette optique, en résumé, le fonctionnement actuel des administrations nest que lexpression dun
dysfonctionnement, qui pourra être amélioré par des mesures appropriées, par exemple une meilleure
formation des cadres, une réorganisation des services, une modernisation des infrastructures, etc.
Malgré la thématique désormais classique du rent-seeking(par exemple Krueger, 1974 ; Tollison,
1982), la structure de lÉtat reste une “boîte noire, où ne peuvent être prises en compte les dimensions de
lhistoire de ces États, des conditions internationales et internes - à la fois politiques, économiques et
sociologiques - qui les ont constitués tels quils apparaissent aujourdhui. Et surtout, les approches
économiques éprouvent quelque difficulté à analyser lÉtat comme institution, comportant des rapports
particuliers, sociologiquesou culturels, à lintérieur de lÉtat et entre lÉtat et les autres groupes sociaux,
commerçants, paysannerie par exemple. On peut certes mentionner le courant actuel dit new institutional
economics(North, 1990 ; Lafay, 1992, et, exemple appliqué à la faisabilitéde lajustement, Frey et
Eichenberger, 1992 ; Rama, 1992). Celui-ci demeure cependant situé à lintérieur des hypothèses
néoclassiques, même sil a le mérite dintégrer les notions dinstitution et dorganisation. Or les échecs des
politiques économiques et des PAS ne peuvent être conçus comme de simples “ratés, détournements, ou
maximisations des institutions par les individus. Ils requièrent une compréhension de la logique qui gouverne
ces relations, de la nature de cette governance, des enjeux que représente un État africain pour ses agents et
pour ceux qui sont situés à lextérieur de lui.
Les analyses issues de léconomie politique
Les travaux sur léconomie politique de lÉtat en Afrique sont très nombreux. On rappellera donc
seulement quelques points critiques relatifs aux rôles respectifs des États et des variables économiques dans
lexplication de la récession actuelle des pays dAfrique subsaharienne
Tout dabord, on sait que dans de nombreuses économies non occidentales, cest lÉtat qui a mis en
place les conditions de la croissance et du développement industriel, dans le cadre dalliances entre la classe
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