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Étienne Leroux Groleau
Émilie, en vain
Nous sauvons des vies, mais nous n’avons pas pu sauver notre collègue
Émilieestmédecinrésidente.Elleestdanssa3eannéedespécialité,donc8eannée
d’université.Ellesembleplusanxieusequelamoyenne,maisdemeurenéanmoins
sourianteetesttrèsdévouéepoursespatients.Ellefaitdesblagues.Le15novembre,
elleneseprésentepasàsagarde.Elleestretrouvéemortedeuxjoursplustarddans
sonautomobile.Suicide.Cen’estpasuneblague.
L’universitéorganisealorsunerencontred’urgence,lelendemain,pourlesrésidents
dumêmeprogramme.«Voicilesressourcespourconsulter»,«C’estimportantd’en
parler»,qu’onnousdit.
Aucourantdemesétudesenmédecine,j’aidéveloppéuntroubled’anxiétéetj’ai
souventbesoindesomnifèrespourdormir.Jebûcheàprolongerl’espérancedevie
demespatientsaudétrimentdelamienne.J’aiplusieurscollèguesquiontégalement
destroublesanxieuxetquelquesunsontsouffertdedépression.Onsefait
constammentrappelerlafréquenceimportantededétressepsychologiqueen
médecineparrapportàlapopulationgénéraleainsiqueletauxdesuicide,quiserait
ledouble.
Sepourraitilqueleproblèmeneproviennepasuniquementdelapriseenchargede
ladétressepsychologique,maiségalementdelacausedecelleci?
Estilacceptablequ’ilyaittantdedétressecheznosmédecins?Estilnormalque
noussauvionsdesvies,maisquenousn’ayonsmêmepaspusauvernotrecollègue?
Estilnormalquel’universitéacceptelestatuquo?
Voilàdesannéesqu’onnouspasselamêmecassettedeconsulterlesservicesd’aide
aubesoin.Jesuisd’humbleavisqueleproblèmeprovientégalementdusystème
d’éducationmédicale.
Voilàdesdécenniesqu’onenseignelapratiquedelamédecinedelamêmefaçon.En
bref,celaconsisteenunesériedestagesdurantlesquelsnoussommessuperviséset
constammentévaluéspendant4à8ans.Ils’agitd’unvieuxsystèmemachisteet
compétitifqui,àtraverslesannées,continued’entretenirdesrèglesnonécritestelles
queladétressepsychologiqueestunsignedefaiblesse.Duràycroire?
Commetantd’autrescollèguesetprofesseurs,j’aitravailléavecÉmilie.Commentse
faitilquepersonnenesavaitqu’ellesouffraitprobablementd’unedépressionsévère
?Pourlamêmeraisonquemescollèguesetprofesseursnesaventpasquejesouffre
d’anxiétéetd’insomnie;ils’agitd’unsignedefaiblesse,unsujettabou.Onenparle
mêmedansledosdenoscollègues.
Commentseconfieràdessuperviseursquichangentauxsemainesetquirisquentde
medonnerunemauvaiseévaluationsij’avouequej’aideladifficultéàsuivrele
rythme?Nepourrionsnouspasavoirdessemainessansévaluation,justepourle
plaisirdepratiqueretd’apprendre,sansavoirconstammentàpenserqu’onserajugé
pourtousnosgestes?C’estunpeucommeavoirdesexamenstouslesjours.
L’épuisementestfacilementimaginable.
Deplus,leniveaudecomplexitédespatients,ainsiquelaquantitédeconnaissances
médicales,alittéralementexploséaucourantdesdernièresdécennies.Parallèlement,
lesétudiantsetrésidentsimplosentparcequ’ilspassenttoujoursautantdetempsà
l’hôpital,devantcouperencoreetencoredansleurtempslibrepouressayerde
suivre.estl’adaptationdusystème?Nepourrionsnouspasavoirunedemi
journéeparsemainepourétudier,parexemple?
Nonseulementlamédecinesecomplexifie,maisellesemétamorphose.Lemédecin
occidentalduXXIesiècles’apparenteàunalgorithmedécisionnelquisuitles
recommandationsdesgrandessociétéssavantes.
Nonseulementl’empathien’estpasévaluée,ellen’estpasencouragée,car
s’intéresseraupatientrequiertdutemps.
Donc,silemédecinn’écouteplusetnerassureplus,j’aideplusenplusdedifficulté
àcomprendrecequiledifférencied’unlogicielinformatique.
Biensûr,lesystèmen’estpasleseulproblème.Lesétudiantsenmédecinesont
prédisposésàcertainstroublespsychologiquesdeparleurperfectionnismeetleur
anxiétédeperformance,entreautres.
Parcontre,j’aicetteamèreimpressionquelamajoritéducorpsprofessoral
n’envisagepaslapossibilitéd’unchangementdusystème.«Jesuispasséparmoi
aussi».Quelbeausophismequ’onentendsisouvent,mêmeparfoisvenantdejeunes
patronsquiviennenttoutjustedegraduer.Plusieurssemblentrapidementoublier
l’impactmajeursurnosviesdeleurscommentairesnégatifs,insensibles.
J’écriscettelettrepourÉmilieetpourtousmescollèguesquisouffrentouquiont
déjàsouffert,parsolidaritéetempathie.Jesaisqu’iln’yauraaucunchangement
amenéausystème.Jesaisquecettetragédiepasseraauxoubliettes,commecelledes
deuxrésidentsquisesontrécemmentsuicidésensautantd’unédificedeManhattan.
Jesaisquelesfutursétudiantsetrésidentsenmédecinecontinuerontd’éprouver
plusdedétressepsychologiquequelaplupartdesgens.J’aimeraisfinalement
soulignerque,bienquemonopinionconcerneprincipalementl’éducationmédicale,
letabouentourantlestroublesmentauxn’yestpasspécifique.C’estunproblème
bienpluslarge,sociétal,qu’ilestimportantdedénoncer.
J’offremesplussincèrescondoléancesetmaplusgrandesympathieauxproches
d’Émilie.Jesuisprofondémentdésoléquenousn’ayonspasétéenmesuredel’aider.
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