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Françoise LETOUBLON, Les lieux communs du roman. Stéréotypes
grecs d'aventure et d'amour, Leiden, N.Y., KaIn, 1993.
Après la publication de la thèse d'A. Billault, La création romanesque
dans la littérature grecque à l'époque impériale en 1991 et la parution du
recueil collectif Le monde du roman grec en 1992, le livre de F. Létoublon
vient témoigner à son tour de l'intérêt nouveau porté au roman antique
par les études françaises, jusqu'ici bien en retard en ce domaine. Conçu
comme une réflexion sur l'histoire du genre, l'ouvrage de F. Létoublon
prétend montrer la fécondité des formules mises au point par les
romanciers grecs, dont l'influence sur la production romanesque moderne
se prolonge, depuis la Renaissance, jusqu'en plein XVIIIème siècle. D'où
les fréquentes extrapolations de l'auteur dans le domaine du roman
baroque, et plus encore dans l'œuvre de l'abbé Prévost, L'histoire d'une
Grecque moderne, dont maintes citations servent à illustrer la dette des
modernes à l'égard de leurs devanciers antiques. Comme l'indique le titre
de son ouvrage, F. Létoublon s'est intéressée tout particulièrement à la
dimension répétitive du roman grec : elle le définit comme un genre
entièrement topique, non seulement dans son contenu et sa thématique,
mais aussi dans sa structure (construction en boucle) et dans son style
(art de la prétérition et de la métaphore). S'interrogeant sur le rapport du
roman grec à la réalité, l'auteur remarque qu'un certain nombre des
stéréotypes mis en œuvre dans la présentation des lieux ou des
personnages pourraient passer pour le reflet de réalités sociologiques
contemporaines, impression confortée par la pétition de réalité sur
laquelle repose le roman grec, qui postule l'existence effective de ce qu'il
représente. Toutefois, ces stéréotypes sont revêtus d'une forte dimension
symbolique que l'on retrouve d'une œuvre à l'autre, et ils doivent souvent
beaucoup à l'influence de la littérature antérieure (épopée, tragédie,
poésie lyrique) : produit palimpseste, le roman grec ne cesse de jouer avec
des hypotextes. Parfaitement conscient de son caractère de représentation, il comporte d'ailleurs une dimension fortement réflexive, comme
l'attestent les fréquentes descriptions d'œuvres d'art insérées dans la
trame du récit et la présence de romans à l'intérieur du roman. Des cinq
auteurs dont nous possédons l'œuvre intégrale, c'est Héliodore le maître
en matière de spécularité, et sa supériorité s'affirme aussi dans le
maniement des stéréotypes, comme le montre l'exploration très précise à
laquelle s'est livrée F. Létoublon à travers les topai du roman grec:
l'auteur a en effet nourri son propos d'extraits nombreux et étendus qui,
s'ils nuisent peut-être un peu à la densité de la démonstration, auront en
tout cas le mérite de donner aux lecteurs profanes un vivant aperçu des
charmes du roman grec.
Corinne JOUANNO
Université de Caen
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Rhétoriques de la conversation de l'Antiquité à l'époque moderne, Actes
de la table ronde de Paris, 4 juin 1993, éd. L. Pernot, Rhetorica, A
Journal ofRhetoric, Vol. XI, n° 4, Autumn 1993.
Les textes présentés dans ce recueil collectif édité et préfacé par L.
Pernot constituent les actes d'une table ronde dont l'initiative résulta de
la constatation d'une curieuse lacune: aucune réflexion globale n'avait
encore été menée sur les pratiques de la conversation dans l'Antiquité,
alors même que le monde ancien a donné naissance à des genres aussi
essentiels que l'entretien philosophique ou les propos de table. Voulant
ouvrir un champ nouveau, et conçu dans la perspective large d'une
méditation sur l'héritage, cet ouvrage nous promène donc à travers les
temps et les lieux, de la Grèce archaïque à l'Europe des Lumières, et du
banquet platonicien aux cours de l'âge moderne.
Suivant un plan chronologique, le recueil s'ouvre avec une communication de E.L. Bowie sur l'émergence des symposia : l'auteur a tenté de
reconstituer, en recourant essentiellement au témoignage d'Homère, de la
poésie élégiaque et de la comédie ancienne, et avec toute la prudence
qu'imposent les effets de stylisation inhérents à l'emploi de tel ou tel
genre littéraire, l'éventail des propos de table en usage dans les banquets
de l'époque archaïque et classique: se profile ainsi un certain nombre de
sujets topiques de l'échange symposiaque (réflexions morales, éloges,
invectives, propos érotiques ... ) qui désignent la conversation comme un
espace hautement ritualisé.
Avec la communication de Cl. Imbert, nous nous tournons vers la
naissance du dialogue philosophique, à travers l'étude de quatre textes
platoniciens, Phédon, République, Banquet et Phèdre. Tout en insistant
sur l'abondante postérité du genre inventé par Platon, tant dans
l'Antiquité que sous la Renaissance, avec notamment Marsile Ficin,
l'auteur souligne la singularité inaliénable du dialogue platonicien qui,
transformant le logos en objet d'examen et d'expérimentation, eut
l'audace de sortir la conversation de son état strictement anecdotique
pour constituer une dramaturgie de l'argumentation.
Le domaine latin n'offre rien d'équivalent, car les œuvres
philosophiques de Cicéron, en dépit de leur forme souvent dialoguée,
échappent au domaine de la conversation du fait de leur tendance au
dogmatisme, comme le montre la communication de C. Lévi. Or c'est
l'absence de tension que les Romains ont ressentie comme la
caractéristique majeure de la conversation, ce qui explique peut-être
l'absence à Rome de toute théorie sur la question: considérée tantôt dans
son usage utilitaire, tantôt comme le medium de l'entretien entre amis, la
conversation semble avoir été trop associée à l'idée de naturel pour qu'on
ait jugé utile d'en codifier la pratique. On note en revanche l'apparition,
chez les penseurs romains, d'une éthique de la conversation, conçue
comme un moment privilégié du respect de soi-même et d'autrui, et chez
les poètes (Catulle, Ovide), celle d'une érotique de la conversation
envisagée comme art de séduire.
122
Pas plus qu'à Rome on ne trouve en Grèce de théorie de la
conversation, sans doute en bonne partie parce que le dialogue, ayant été
annexé par la philosophie, apparaissait comme une spécialité hors de la
compétence des rhéteurs. Aussi la présence de la conversation dans la
rhétorique antique est-elle, comme le montre L. Pernot, "une présence aux
marges, erratique et fragmentaire", qui affleure à propos de l'étude du
dialogisme, du genre "homilétique" ou de la la lia, autrement dit lorsqu'il
est question du recours à la forme dialoguée ou au ton de la conversation
à l'intérieur de genres littéraires autres, le plus souvent à titre
d'instrument du second degré - ce qui prouve bien la vocation critique
prêtée par les Grecs à l'usage du dialogue.
La communication de M. Fumaroli, qui vient clore le recueil, met
l'accent sur la fécondité des réflexions inaugurées par le monde ancien. La
nouvelle émergence du banquet lettré aux XVème-XVIème siècles
s'enracine en effet dans une réflexion sur les textes de l'Antiquité
classique (Cicéron) ou tardive (Macrobe, Aulu-Gelle, Athénée) qui, à la
Renaissance, sont entrés en consonance avec certains passages du
Nouveau Testament. Ainsi le banquet lettré devient-il, sous l'influence du
modèle de la Cène, un moment de communion où le livre fait fonction de
sacrement. Une nouvelle étape est franchie à l'âge classique lorsque, du
domaine humaniste, la conversation se trouve exportée dans le milieu des
cours, le monde s'emparant alors de l'expérience de l'otium lettré pour
l'attirer dans la sphère de la galanterie et celle de la diplomatie : la
conversation devient alors une forme complète de civilisation et fait
fonction de ciment social.
On mesure ainsi l'ampleur du chemin parcouru depuis l'Antiquité. On
regrettera toutefois que, dans un recueil jouant sur la longue durée, soit
absent tout travail sur le Moyen Age, implicitement renvoyé par ce silence
au purgatoire des siècles obscurs du dogmatisme et de la stérilité. L'âge
de l'amour courtois, qui avait fait d'Ovide un de ses livres de chevet,
aurait pourtant sans doute pu fournir lui aussi une intéressante
contribution à cette réflexion sur la conversation, sinon dans le domaine
de la philosophie, au moins dans celui de l'érotique, où il pourrait bien
constituer un important maillon de cette "manducation des classiques"
dont parle la préface de L. Pernot.
C. J.
123
Graziella et Nicos NICOLAIDIS, Mythologie grecque et Psychanalyse,
Neuchâtel, Paris, Delachaux-Niestlé, 1994.
Le dernier ouvrage de Nicos et Graziella Nicolaïdis, psychanalystes
suisses, se propose de relire les mythes grecs à l'aune de la psychanalyse.
L'exercice, nécessaire et passionnant, s'inscrit à la suite d'une tradition
qui remonte à Freud lui-même qui a intégré le mythe d'Oedipe au coeur
de toute production fantasmatique individuelle; par la suite, et pour ne se
limiter qu'à la langue française, on se souviendra des travaux de certains
psychanalystes comme D. Anzieu (L'oedipe avant son complexe, 1966),
A. Green ( Un oeil en trop, 1969), Anzieu, Gilibert, Green, N.Nicolaïdis et
Potamaniou (Psychanalyse et culture grecque, 1980) et encore
N. Nicoalaïdis, Savopoulos, G. Nicolaïdis (Théophagie, 1988). L'ouvrage
présenté ici (207 pages) se compose de neuf chapitres, d'un résumé et
d'un index bien utile des noms propres des divinités ou auteurs grecs.
Le postulat de départ de ce genre d'étude est, comme nous l'a appris
la psychanalyse, que les individus et les peuples construisent, à mesure
de leur développement, des "appareils" psychiques (fantasmatiques) pour
les individus, et mythiques et culturels pour les peuples. En ce sens,
comme le rappellent les auteurs dès leur introduction, le mécanisme et la
dynamique par lesquels un mythe ou une tragédie se construisent
ressemble au mécanisme et à la dynamique qui président à la construction de la représentation de la pulsion et des fantasmes. C'est pour cela
que la recherche d'un événement "fondateur" d'une névrose -la séduction
d'un enfant par un adulte- comme Freud s'y employait avant 1897 (sa
"neurotica") a dû être abandonnée par lui au profit d'une recherche d'un
événement fantasmatique réalisant le désir et la satisfaction pulsionnelle. Ce débat entre l'histoire comprise comme repérage d'un événement
et l'histoire en tant que réalisation d'un désir que le mythe met en scène
sera repris par les auteurs dans leur dernier chapitre.
Il faut croire cependant que malgré leur désir d'apporter un
éclaircissement psychanalytique de l'évolution de la mythologie grecque il
reste des "zones d'ombres" puisqu'un lapsus s'est glissé dès l'introduction
lorsque les auteurs présentent la traduction dite des Septante,
d'Alexandrie, comme étant celle de la tradition orale de la Bible (p. 11)
alors qu'elle est celle de la tradition écrite de la Thora (tora shé bikhétab). La compilation de la tradition orale (tora shé be 'al pé) ne
viendra, on le sait, qu'au IVo et VO siècle avec les Talmuds et les midrash
de Babylone et Jérusalem.
Dès le premier chapitre est donc mise en avant l'analogie entre
l'évolution psychosexuelle de l'appareil psychique de l'être humain et celle
théogonique-cosmogonique de la mythologie grecque. On retiendra ainsi la
distinction de trois catégories: la première, pré-oedipienne (comme dans
la mythologie scandinave) est marquée par la dominance féminine, le
clivage et les éléments de la nature menaçants dans un esprit de
contrainte typique de la répétitivité "psychotique" (meurtres répétés,
fusions incestueuses, etc.). La deuxième laisse apparaître une
124
construction déjà oedipianisée : les sentiments négatifs du complexe
d'Oedipe relèvent encore de la loi du talion, comme dans la Bible et le
sacrifice d'un fils répond au désir de meurtre du père. Enfin une troisième
catégorie représentée par les récits d'Homère et la Théogonie-Cosmogonie
d'Hésiode montre l'évolution des générations des dieux se "secondarisant"
de plus en plus et aboutissant au triangle oedipien Zeus-Héra-dieux
olympiens. Cette évolution hésiodique se présente elle-même séparée en
trois périodes: originaire (avec le couple "proto-oedipien" mère-fils/mari
Gaïa-Ouranos), primaire (Gaïa, voulant mettre fin aux relations
ryhtmiques et pulsionnelles d'Ouranos, demande à Kronos de châtrer son
père / frère: c'est le premier "non" , un "non" maternel porteur du "Nom
de la mère") et secondaire (introduction du triangle Kronos-Rhé-Zeus et
l'introduction à la castration symbolique représentant l'intégration du
"Nom-du-Père").
Dans le deuxième chapitre sera mis en parallèle le fait que le mythe
de Narcisse -dans toutes ses versions- et le mythe de Dionysos Zagreus
offrent des analogies ontologiques, anthropologiques et psychanalytiques
concernant les mouvements de l'appareil psychique. Au passage, les
rapports entre mesure (métron) / démesure (hubris) chez les grecs seront,
par analogie, référés au principe du plaisir-déplaisir de l'appareil
psychique. Les auteurs soulignent alors la similitude entre le retard
d'apparition, dans la culture grecque, du mythe de Narcisse et celui du
concept de narcissisme dans l'oeuvre théorique de Freud. La proposition
théorique est ici que l'advenue du concept comme du mythe portant sur
Narcisse implique une sorte de "stase libidinale" en marge de la vie
pulsionnelle sexuelle: il a donc demandé du temps pour être "repéré".
Le troisième chapitre développe le thème de la Philia et plus
spécifiquement celui de la pédo-philie, en particulier celle de Laïos, le père
d'Oedipe, envers Chrysippe.
Les auteurs soulignent que l'hubris et la punition de Laïos proviennent
surtout d'avoir usurpé un privilège (on pourra se reporter à l'étude de
M.Balmary pour ce qui concerne la transmission intergénérationnelle de
la faute de Laïos, dans L'homme aux statues, 1978, 1994). Les époux
Nicolaïdis insérent ici la problématique de la pédophilie dans celle, plus
large, de la séduction homo et hétéro-sexuelle dans le développement
psycho-sexuel de l'enfant et du contre-transfert du psychanalyste. Le
quatrième chapitre défend l'idée que la déesse Athéna, vierge et non-mère
a un "amour" maternel pour son protégé Ulysse, lequel est son
"complément" narcissique. Il y a là comme un paradigme de l'amour
maternel, le fils réalisant, par ses actions, les voeux de la mère.
Le cinquième chapitre débute par une étude intéressante du carrefour
ou bifurcation où a lieu la rencontre avec le Sphinx. Est-ce une voie à deux
ou à trois chemins ? Remarquons que le chiffre deux qui exprime la
bifurcation, le fourchu, est la traduction de "schizo", mot ayant une
connotation clinique exprimant des défenses psychiques archaïques. Le
Sphinx est aussi repéré comme synonyme d'inceste avec la mère: l'énigme
étant substituée à la lutte et la possession sexuelle.
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Le sixième chapitre se veut une illustration clinique, à partir d'une
psychothérapie d'un enfant de six ans, de la présence dans le matériel
fantasmatique d'une problématique pré-génitale proche de certains
mythes grecs. Cette illustration clinique, si elle est convaincante, reste
malheureusement bien mince dans l'apport de matériel psychique
mettant en scène des thémes mythiques .
. Les chapitres sept et huit sont des études portant sur les relations
entre les rêves dans la tragédie, le langage oraculaire de Cassandre ou le
rêve prophétique d'Iphigénie en Tauride. Il ressort de ceci que la féminité,
la cécité et l'hermaphrodisme (Tirésias) constituent une sorte de
"Ménomation qualifiante" (Dumézil). La rencontre, en Tauride, entre
Oreste et sa soeur Iphigénie vaut quelques belles lignes sur le rôle de la
rencontre en tant que anagnorisis (reconnaissance) entraînant un "coup de
théâtre" et une connaissance intérieure.
Enfin le dernier chapitre, défend l'idée que dans l'évolution de la
biographie grecque on trouve un schéma inverse à celui de l'évolution de la
pensée de Freud concernant l"'histoire" de ses patients. Les Grecs
commencent, à l'inverse de Freud, par les fantasmes pour aboutir au fait.
Ce chapitre pose alors à partir de l'apport de la psychanalyse, les bases
d'une réflexion renouvelée entre point de vue historico-événementiel et
construction mythico-fantasmatique.
Ce livre est donc précieux autant pour le psychanalyste que pour
l'historien et ré-affirme l'idée que rien de ce que produit le fantasme, y
compris dans le champ culturel, ne peut échapper à ce professionnel du
psychique qu'est le psychanalyste.
Au terme de leur étude d'une grande érudition, N. et G. Nicolaïdis
soutiennent alors que la mythologie grecque est ainsi la plus proche de la
représentation de la pulsion et de la fantasmatisation symbolique. Ne
peut-on pas cependant mettre en doute cette position qui apparaît par
trop relever d'un "impérialisme" ethnocentrique que les études ethnopsychanalytiques de G. Roheim, Devereux ou T. Nathan ont depuis longtemps démenti. Quoi, 1"'Homme blanc" - évidemment grec d'origine aurait l'inconscient le mieux "triangulé" et structuré!
Cela laisse rêveur et goguenard... l'Indien, le Sémite ou le Persan
Usbek qui nous habite... et qui regarde les études de certains psychanalystes (A. Green, La folie Privée, 1993) ou sociologues soulignant, dans
le "Malaise dans la civilisation" actuelle, le règne de la "dé-symbolisation"
(Baudrillard), la perte du rôle symbolique du père (Mittscherlich, 1968 ) et
la "dé-triangulation"" des familles CE. Sullerot, 1992).
Gérard PIRLOT
Psychiatre des Hôpitaux
Université Toulouse-Le Mirail
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Mircea ELIADE - Raffaele PETTAZZONI, L'histoire des religions a-t-elle
un sens? Correspondance 1926-1959. (édition originale par Natale
Spineto. Préface de Michel Meslin), Paris, Les Editions du Cerf, 1994.
Si personne n'ignore aujourd'hui le rôle joué 'par Eliade dans l'histoire
des religions, dont l'oeuvre au style fort peu universitaire a su conquérir
un public profane, par contre celui de Pettazzoni, dont le mode de penser
s'avère peu enclin aux vastes synthèses et aux interprétations
métaphysiques, n'est connu que d'un cercle restreint de spécialistes.
Les éditions du Cerf ont eu l'excellente idée et le courage - d'autant
que le nom de Pettazzoni est quasiment inconnu en France - de publier
cette correspondance qui nous permet de suivre une étape essentielle de
l'histoire des religions.
Né en 1907 à Bucarest, décédé à Chicago en 1986, Mircea Eliade écrit
à l'âge de dix neuf ans au grand savant italien Raffaele Pettazzoni (18831950), l'une des figures les plus marquantes de la jeune science et
premier titulaire depuis 1923 de la chaire d'histoire des religions à
l'université de Rome. Cette longue correspondance qui s'étendra sur plus
de trente ans - interrompue, semble-t-il, entre 1929 et 1936 pour des
raisons que nous ignorons - témoigne de la passion de deux chercheurs
pour les mystères de l'homo religiosus.
Il nous faut saluer l'excellent et minutieux travail de présentation et
d'annotations effectué par Natale Spineto. Sa longue introduction
consacrée à la fois aux relations personnelles entre les deux hommes et
surtout à leur conception différente de l'histoire des religions s'avère tout
à fait passionnante. On mesure alors le fossé qui sépare la conception
phénoménologique et herméneutique de Pettazzoni et celle ontologique
d'Eliade. L'une est à la recherche d'une méthode, d'une sorte d'approche
des phénomènes religieux qui puisse faire accéder l'histoire des religions
au statut sinon de science, du moins de discipline autonome dans le
concert des études historiques. L'autre s'érige plutôt comme un savoir à la
recherche de sa philosophie où ce n'est pas tant la méthode qui compte,
même si elle n'est pas absente, que le sens qu'elle se doit de véhiculer.
Alors que pour Pettazzoni la religion est construite par l'homme pour
remédier aux limites de sa condition, pour Eliade elle le transcende,
résulte d'une sorte d'entité nommée sacré. Le savant italien, sous
l'influence de l'historiographie de Benedetto Croce, contribue de façon
essentielle à la constitution d'une véritable anthropologie religieuse qui,
loin de nier l'histoire, en montre l'apport indispensable. Le savant
roumain, quel que soit par ailleurs l'intérêt de ses recherches, dont celles
consacrées à l'origine ou au mythe de l'éternel retour sont parmi les plus
suggestives, nous offre par contre une sorte de contournement de
l'histoire. A Pettazzoni qui tente de construire une histoire des religions
dégagée de toute idéologie - à son époque l'idéologie catholique défendue
par le Père W. Schmidt de l'Ecole de Vienne -, l'élève Eliade répond par
la nécessité d'élaborer une sorte d'idéologie qui soit spécifique à l'histoire
des religions. Pettazzoni et Eliade affichent en fait une attittude
127
profondément différente à l'égard de la vérité du mythe; pour l'un, cette
vérité est celle que les peuples ont projetée sur les mythes, pour l'autre,
elle appartient à une sorte d'ontologie qui s'inscrit dans les mythes.
Il apparaît étonnant que ces divergences, somme toute capitales,
n'aient guère suscité entre les deux hommes de plus âpres controverses,
bien que le débat théorique soit parfois vif. Une mésentente latente court
tout au long de cette correspondance, sans que les protagonistes en tirent
toutes les conséquences, ce qui aurait probablement abouti au constat,
évident à notre avis, que leurs conceptions opposées du rôle de l'histoire
rendaient difficile, pour ne pas dire impossible, leur "rencontre". La
prédilection de l'érudit roumain pour la recherche d'une sorte d'ontologie
qui "ferait" l'histoire et l'homme, et la passion critique du savant italien
pour l'histoire que l'homme fait et qui fait l'homme président à deux
conceptions de la pensée religieuse dont il n'est pas certain qu'on puisse
les ranger sous le même vocable d'histoire des religions.
Cette tentative d'Eliade de refouler l'histoire s'enracine probablement
dans ses rapports personnels avec elle. Pettazzoni ne semble pas
totalement l'ignorer considérant que l'antihistoricisme d'Eliade trouve son
origine dans sa biographie, dans cette "triste époque à laquelle Eliade a
vécu, de même que nous tous, et, peut-être, dans ses vicissitudes
personnelles" (selon A. Brelich : "Gli ultimi appunti di Raffaele
Pettazzoni" (1960) cité par Natale Spineto).
N. Spineto ne dit rien de ce que Pettazzoni savait de la biographie
politique d'Eliade. On reste quelque peu confondu devant l'impasse qu'il
fait sur le passé politique d'Eliade, alors que son travail est d'une
minutie exemplaire ; la présentation des lettres et les notes qui les
accompagnent sont remarquables d'érudition. A plusieurs reprises, il
nous signale pourtant les liens entre Eliade et Nae Ionescu, maître à
penser de toute une génération, et de Codreanu, chef du mouvement
d'extrême droite Les Gardes de fer. Si ces personnages sont parfois cités
en notes, le lecteur n'est guère informé sur leurs idées politiques et les
relations exactes, du moins telles que nous les connaissons aujourd'hui,
avec Eliade.
Les ouvrages et articles (en anglais et en français) tant sur Eliade que
sur les mouvements d'extrême droite vers lesquels il se sentait attiré sont
pourtant aisément accessibles.
Quant à Pettazzoni, on ignore totalement comment il passa les années
mussoliniennes, époque essentielle à sa carrière. N. Spineto nous
apprend d'ailleurs, sans autre précision, qu'en 1933 il devient membre de
la Reale Accademia d'Italia fondée en 1926 par Mussolini "afin de réunir
les quatre-vingts personnalités les plus illustres du monde des sciences,
des lettres et des arts".
On serait en droit de se demander si l'histoire des idées politiques et
scientifiques des savants a un sens?
En fonction de l'utilisation de ces connaissances les réponses divergent.
Trois attitudes peuvent se dégager.
128
Pour certains, la valeur d'une oeuvre s'apprécie par elle-même; son
seul contenu suffit à l'évaluer ; nul besoin alors de recourir à des
informations, quelles qu'elles soient, qui lui sont étrangères. Une telle
position proscrit en fait la possibilité de toute critique, de toute
connaissance de l'oeuvre par la biographie de l'auteur.
Les tenants de la thèse opposée arguent qu'on ne sauraient séparer
une oeuvre de son contexte socio-politique et de la biographie de son
auteur qu'elle traduit nécessairement. Le côté systématique de cette
position s'avère plus idéologique que véritablement critique. A chercher à
tout prix des liens, on court alors le risque de déformer notre
compréhension de l'oeuvre et d'éffacer son originalité au profit d'une
intelligence du politique.
A mi-chemin entre ces deux positions, se situe la thèse de ceux qui
postulent que les idées politiques d'un savant nous intéressent dès lors
qu'elles se reflètent dans sa création. C'est cette position que choisit
Daniel Dubuisson dans ses Mythologies du XXè siècle (Dumézil, LéviStrauss, Eliade) (Presses Universitaires de Lille, 1993). Après avoir
rappelé le parcours politique d'extrême droite d'Eliade, l'auteur tente de
montrer en quoi les travaux mythologiques de ce dernier portent, pour
l'essentiel à son insu, la marque de son idéologie des années trente, celle
surtout qui valorise les forces de la Nature. Son analyse des positions
d'Eliade sur le judaïsme et sur le judéo-christianisme conduit D.
Dubuisson à qualifier la position du savant roumain d"'éternel retour de
l'antisémitisme". On peut discuter certaines de ses interprétations, en
atténuer la généralisation, il reste que D. Dubuisson souligne avec
pertinence la présence dans l'oeuvre d'Eliade d'une sorte de retour du
refoulé idéologique et politique qu'il appartient à l'historien de contribuer
à lever et à rendre conscient. Il conviendrait cependant que cette mise à
jour du refoulé idéologique et politique dans l'oeuvre des chercheurs
s'appliquât aux engagements de quelque bord que ce soit, de droite
comme de gauche, d'extrême droite comme d'extrême gauche.
Il reste que toute oeuvre est construite sur un paradoxe : inscrite
profondément dans la biographie de son auteur elle donne parfois
l'impression que celui-ci est un autre.
Jacquy CHEMOUNI
Université de Caen
129
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