Revue française de sociologie deux registres : celui de la dénégation réfutant l’accusation de développer une conception relativiste des sciences et revendiquant une épistémologie « réaliste » de la science ; celui d’une revendication pour un constructivisme réaliste à propos de la science réalisée mais relativiste à propos de la science en réalisation. Cette défense du socioconstructivisme s’accompagne d’une prise de distance par rapport au relativisme radical de Feyerabend et de Bloor. Cependant, Michel Dubois constate que des références appuyées aux thèses centrales de ces deux auteurs sont présentes et persistent dans les productions de Latour. Et reprenant Boudon, il montre que les constructions de Latour et Woolgar ignorent les objectifs à long terme qui structurent le travail des chercheurs car elles se fondent sur des observations limitées dans le temps. Tentant de déchiffrer la science telle qu’elle se fait à partir « d’instantanés de laboratoire », les sociologues constructivistes s’exposent aux paradoxes de composition qui conduisent à des conclusions inverses selon que l’on raisonne sur le court, le moyen ou le long terme. Par ailleurs, si le parti pris culturaliste peut avoir une valeur heuristique dans l’analyse des différentes « rationalités scientifiques », cette pluralité n’a de sens que rapportée à une attitude qui distingue l’activité scientifique des autres occupations humaines. Sinon comment pourrait-on expliquer les découvertes simultanées et indépendantes qui jalonnent l’histoire des sciences ? Par son érudition et la richesse de ses analyses, Michel Dubois pose, avec cet ouvrage, un jalon important qui devrait marquer le signal d’un renouveau de la réflexion en sociologie des sciences. Dominique Desbois INRA – Économie et Sociologie Rurales 620 Cuin (Charles-Henry). – Ce que (ne) font (pas) les sociologues. Petit essai d’épistémologie critique. Paris, Librairie Droz (Travaux de sciences sociales, 187), 2000, 214 p., 34,30 €. Il existe deux façons trop courantes pour tout sociologue de douter de la valeur et de la portée de sa discipline. La première consiste à oublier que si la sociologie remplit de multiples fonctions – performative, philosophique, littéraire, journalistique, etc. – ces dernières demeurent secondaires au regard de sa fonction proprement cognitive. La légitimité scientifique de la sociologie n’est pas à chercher ailleurs que dans sa capacité, sous certaines conditions, à produire une connaissance sur la réalité sociale. La seconde consiste à juger de la validité de ses résultats à l’aune de critères non pas insuffisants, mais exorbitants. Adoptant une vision trop absolue de la « Science », le sociologue condamne indirectement sa discipline au statut de « proto-science » au nom d’un idéal qu’ignorent pourtant non seulement les autres sciences humaines et sociales mais également les diverses sciences de la matière de la vie. Établi sur ce double constat du primat de la fonction cognitive de la sociologie et de la nécessaire reformulation d’une vision « tempérée » de la scientificité, l’ouvrage de C.-H. Cuin se présente comme une invitation à la démarche réflexive et critique. Le sociologue est-il un scientifique comme un autre ? La sociologie peut-elle prétendre au statut de « science naturelle », et si oui selon quelles modalités ? En s’appropriant ces interrogations, l’auteur inscrit son « petit essai » (mais dense par le contenu) dans une tradition non pas simplement d’épistémologie des sciences sociales, mais d’épistémologie au sens large. Et son but, disons-le dès à présent, n’est pas d’ajouter une voix à la sinistrose ambiante – quoique partiellement circonscrite – mais de donner des raisons d’espérer. « Il n’est pas déraisonnable Les livres […], écrit-il (p. 18), d’imaginer que l’on puisse parvenir en sociologie à des connaissances et des savoirs ayant un niveau de validité comparable à celui qui caractérise dans les meilleurs cas celui des sciences dites de la nature. » L’ouvrage se divise, outre l’introduction et la conclusion, en deux grandes parties. La première, intitulée « Les sociologues et la sociologie ou ce que font les sociologues », étudie la manière dont les sociologues « pratiquent » concrètement la sociologie et les difficultés qu’ils rencontrent. La seconde, intitulée « La sociologie et les sociologues ou ce que ne font pas les sociologues », définit les orientations générales susceptibles de contribuer à l’accroissement des « performances cognitives » de la sociologie. La première partie se structure autour d’une distinction entre trois registres constitutifs de l’activité sociologique : empirique, interprétatif et théorique. L’auteur se garde bien d’opposer un registre à un autre (il affirme au contraire l’existence d’un « continuum » entre ces registres) mais utilise sa distinction comme une voie analytique pour accéder à la complexité de la pratique des sociologues. La « vocation empirique » de la sociologie constitue son point de départ. C.-H. Cuin ne se contente pas de rappeler la manière dont de l’accumulation des travaux destinés à mettre au jour des « faits » a progressivement émergé un ensemble de démarches instrumentées et codifiées, mais il rend compte de la diversité des enjeux propres à ce savoirfaire. Les enjeux pratiques sont bien connus : révéler des faits partiellement connus ou totalement inconnus des acteurs individuels ou institutionnels, produire des ressources informationnelles susceptibles d’aider ces derniers à penser avec plus de rationalité l’élaboration et la conduite de leurs projets. Si cette recherche du fait et de l’information a indéniablement contribué à accélérer la reconnaissance de la sociologie, elle n’est pour autant jamais sans risque de dérives. Contrôlée, elle donne l’occasion au sociologue de remplir une fonction épistémique émancipatrice en rectifiant les connaissances inexactes à l’œuvre dans les groupes sociaux. Elle suscite les « questions » sans lesquelles aucune connaissance ne pourrait exister et ce faisant contribue à établir sur une base positive, bien qu’instable parce que lourdement chargée d’historicité, les édifices théoriques plus vastes. À l’inverse, livrée à elle-même, elle transforme le sociologue en « sociographe » incapable d’établir l’intelligence théorique des produits de son activité comme de réaliser l’autonomie de son discours par rapport à celui des acteurs observés. De ce point de vue, suggère l’auteur, si nombre de sociologues contemporains négligent la portée critique de leur démarche, cela n’est pas sans rapport avec « la vogue actuelle d’un programme sociologique dont l’analyse des “représentations” sociales, voire des simples “opinions”, constitue l’alpha et l’oméga […] » (p. 35). Pour l’acteur comme pour le sociologue qui l’observe, il n’existe d’intelligibilité de la réalité empirique sans interprétation. Le chapitre 2 de l’ouvrage propose l’analyse de ses deux formes majeures en sociologie : explicative et significative. C.-H. Cuin souligne, concernant la première, la difficulté rencontrée par certains sociologues pour penser l’articulation des « schèmes interprétatifs » et des « schèmes explicatifs ». Les voies de l’interprétation sociologique qui conduisent à la compréhension du « pourquoi » d’un phénomène sont multiples – et il n’y a rien à redire à une telle pluralité. Qu’un phénomène soit interprété selon un schème causal, fonctionnel, structural, herméneutique, actanciel ou encore dialectique « est scientifiquement indifférent ». En revanche le sociologue ne peut légitimement se satisfaire de l’évidence subjective fournie par l’interprétation : il lui 621 Revue française de sociologie faut la transformer en évidence rationnelle en l’articulant avec un registre proprement explicatif. La lecture critique des travaux sociologiques classiques (il faut ici signaler les commentaires très informés des textes durkheimiens) et contemporains (trop peu nombreux à notre goût) à laquelle se livre l’auteur révèle des cas fréquents d’interprétations « sauvages » – signe à ses yeux de l’« immaturité épistémologique relative » de la discipline. Cette immaturité se manifeste avec le plus d’éclat sans doute dans l’usage par trop exclusif de l’une des formes de l’interprétation significative : l’interprétation sémantique (par opposition à l’interprétation sémiologique). L’auteur fustige avec vigueur les « succès mondains » de ceux qui, postulant que tout phénomène considéré possède un « sens » intrinsèque, envisagent toute réalité empirique à la manière d’un « texte ». Leurs pratiques relevant davantage de l’activité artistique que scientifique, les produits qui en découlent – « irrémédiablement infalsifiables et indéfiniment invérifiables » – perdent, sinon toute valeur d’échange, du moins toute valeur cognitive. On pourra ici toutefois regretter de voir l’auteur engager sa critique de l’« intempérance herméneutique » des sociologues, en ne dissociant que trop tardivement le textualisme à tonalité réaliste des uns du recours purement méthodologique à une « psychologie de convention » des autres. Il faut attendre l’ultime note de chapitre pour voir posée une distinction tranchée entre « sociologie herméneutique » comme méthode d’explication sans audelà probatoire d’un côté et « herméneutique sociologique » comme démarche d’invention en vue d’une compréhension explicative de l’autre. L’activité théorique des sociologues (chapitre 3) passe tout autant par l’invention des concepts pour identifier les phénomènes, celle de leur « mise en relation » explicative que par l’élaboration de « cadres » généraux dans lesquels concepts et relations s’intègrent. Ce 622 registre de l’activité sociologique apparaît sans doute comme le plus délicat. La sociologie, rappelle C.-H. Cuin, a besoin de concepts précis pour se réapproprier tel ou tel aspect de la réalité. « Elle est en mesure de répondre à des questions limitées sur le monde empirique si l’on accepte de la formaliser dans un langage dont les rapports avec ce monde sont intégralement déterminés par ses utilisateurs. » (p. 192). Pour autant le sociologue doit-il, comme cela arrive parfois, créer pour chaque étude un vocabulaire inédit ? Faut-il plus encore qu’à cette ardeur lexicale s’ajoute une sous-évaluation de l’importance de l’opérationnalisation des concepts autrefois décrite par P. Lazarsfeld ? Démultiplication inutile et absence d’opérationnalisation entraînent l’activité conceptuelle loin de sa vocation de réduction de la diversité et de la complexité du réel. La tâche du sociologue consiste également à produire des théories explicatives. Dans certains domaines limités tels que l’étude de la mobilité sociale, de la scolarisation ou de l’action collective, il obtient des résultats encourageants. Ces domaines se caractérisent de fait par la résolution positive d’un nombre croissant d’énigmes ou encore l’élucidation progressive de paradoxes théoriques. Mais cette cumulativité ne parvient guère à se généraliser. Trois raisons majeures sont avancées par l’auteur pour expliquer la faiblesse relative du progrès de la connaissance sociologique : l’inadaptation partielle d’un certain nombre de domaines d’étude à la formalisation des énoncés théoriques s’y rapportant ; la confusion trop répandue entre théorie explicative authentique et rationalisation empirique à prétention théorique ; et pour finir un goût immodéré d’un grand nombre de sociologues pour un théoricisme les conduisant à concevoir l’élaboration de « paradigmes » et « programmes de recherche » comme un but scientifique plutôt que comme un simple moyen en vue de produire des théories de « niveau intermédiaire » selon Les livres l’expression mertonienne. Parvenu à ce stade de l’ouvrage, le lecteur ne peut que s’interroger. Si le constat établi durant la première partie n’est pas purement négatif – un certain nombre d’acquis paraissent indéniables –, les faiblesses et dérives de la pratique sociologique semblent avérées. D’où vient dès lors l’optimisme affiché en introduction par l’auteur quant au potentiel scientifique de la sociologie ? Le premier chapitre de la seconde partie prend bien soin de préciser la nature de ce potentiel. C.-H. Cuin y examine les arguments généralement invoqués par les sociologues pour démarquer la sociologie des autres sciences : la complexité de son objet, son historicité, le rapport épistémique sujet-objet, etc. Il n’y a aucune raison, affirme-t-il en substance, de séparer la sociologie des autres sciences au nom d’une conception illusoire de la scientificité. Les sciences de la matière et de la vie procèdent par réduction de la complexité en substituant aux objets empiriques des objets théoriques. Elles subsument l’irrégularité du monde vécu dans un certain nombre de principes d’unité et de régularité. Elles réunissent les conditions de décentration nécessaires à l’appréhension scientifique de leurs objets. Ce faisant elles ne font rien de bien différent de ce dont est capable dans le meilleur des cas la sociologie. Seul pourra douter de cette évidence celui qui confond tout à la fois objet empirique et objet théorique, démarche sociologique (orientée vers l’étude du général) et démarche historiographique (orientée vers l’étude du singulier) et néglige l’explicitation des tenants axiologique de l’entreprise sociologique autrefois décrite par Weber sous le terme générique de « rapports aux valeurs ». Si le potentiel est bien là, quels sont dès lors les obstacles à lever pour accélérer la maturation épistémologique de la sociologie et contribuer à étendre ces « îlots de positivité » décrits dans la première partie de l’ouvrage ? La réponse de l’auteur tient en une phrase : les sociologues doivent s’affranchir tant de leur « inhibition nomothétique » (chapitre 5) que de leur « obsession compréhensive » (chapitre 6). Commençons par ce dernier point. Les sociologues développent fréquemment leurs travaux à partir d’une ontologie à la fois continuiste et réaliste du social. Ils s’astreignent ce faisant à la recherche de formulations théoriques « totales » en vue de rendre compréhensible, dans une perspective holiste ou individualiste, l’essence même du social. De telles recherches sur les « causes ultimes » de la réalité ont été depuis longtemps sinon abandonnées du moins reléguées par les sciences de la matière et de la vie à un au-delà métaphysique. Les sociologues feraient un grand pas en avant s’ils substituaient à cette quête de l’idéal une recherche plus « limitée » certes, mais réalisable. Non seulement ils ne feraient en cela rien de différent de leurs collègues physiciens ou biologistes mais se doteraient d’une vision plus adéquate de la nature de l’entreprise scientifique. Ceci nous conduit au second point – l’inhibition nomothétique – fondamental selon l’auteur. Le malentendu autour de la notion de « loi » scientifique constitue l’obstacle le plus direct à la normalisation scientifique de la sociologie. La critique du « préjugé nomologique » (celle proposée notamment par R. Boudon, La place du désordre) a été de fait en grande partie intégrée par les sociologues contemporains (notamment en raison de ses implications déterministe et naturaliste). Pourtant, et c’est là toute la difficulté du problème, s’ils désirent s’affranchir de l’« indexation de tout résultat sur la spécificité irréductible d’un phénomène singulier », ils n’ont d’autre solution que d’élaborer des « régularités empiriques » qui leur permettront de « féconder » des matériaux empiriques. L’auteur se livre ainsi à une relecture de travaux sociologiques qualifiés de « solides » pour mettre au jour la manière dont les sociologues ont, en dépit de leurs dénégations apparentes, renouvelé leur conceptualisation des « régularités empi- 623 Revue française de sociologie riques ». Il accorde de ce point de vue une place toute particulière aux succès scientifiques de l’individualisme méthodologique et à son usage de la modélisation. Son argument est simple : il n’y a de « gouffre épistémologique » entre notion de « loi » et de « modèle » que si l’on oublie qu’un modèle suppose une axiomatique, c’est-à-dire un ensemble de propositions qui, en permettant de déduire certaines conséquences, « jouent le rôle d’autant de lois relatives » (p. 138). On perçoit dès lors la stratégie générale de l’auteur pour « sauver » le principe de légalité : d’une part prémunir la notion de « loi » de toute interprétation réaliste afin de s’affranchir de tout risque de dérive déterministe et naturaliste, d’autre part étendre considérablement son acception ordinaire afin de réunir dans un même « espace » épistémologique des régularités conditionnelles de nature très variées (contextualiste, possibiliste, probabiliste, axiomatique, etc.). On pourra toutefois ici s’étonner de ne trouver une caractérisation précise de cette acception « faible » de la « loi » scientifique que dans les toutes dernières pages de l’ouvrage, tout comme on pourra regretter l’absence de discussion des possibles conséquences d’un tel « élargissement » de la légalité scienti- 624 fique sur l’appréhension de la spécificité de la démarche sociologique au regard des autres sciences. Que ce soit au final par la finesse de ses distinctions analytiques, la précision de ses commentaires sur les textes classiques de la sociologie, l’importance de sa critique de l’ontologie réaliste-continuiste du social et de son plaidoyer en faveur d’une sociologie cognitive, la valeur de ce « petit essai » d’épistémologie critique paraît établie. C.-H. Cuin ne se contente pas de dresser le bilan critique d’une discipline, de ses réussites et de ses échecs – ce qui aurait déjà pu être un objectif en soi. Il invite le lecteur par ses propositions à ne pas se résigner à assumer le statut de « minorité scientifique » d’une discipline parfois trop oublieuse de ses fonctions premières, et ce faisant à venir à raison grossir les rangs de ceux qui, comme lui, « refuse[nt] que quiconque puisse en appeler à la science pour justifier des valeurs […] tout en étant convaincu[s] que l’on ne “sert” bien que guidé par la Raison ». Michel Dubois Gemas – CNRS – Université Paris IV