Économie sociale et démocratie économique : approche historique

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Économie sociale et démocratie
économique : approche
historique des règles
« démocratiques » au sein
des organisations d’économie
sociale en France1
damien rousselière
Doctorant
Université Pierre-Mendès-
France Grenoble II
Damien.Rousseliere@upmf-grenoble.fr
RÉSUMÉ Lun des critères souvent utilisés pour
caractériser l’économie sociale et la différencier des
autres types d’organisations productives est celui de
son fonctionnement interne, alors désigcomme rele-
vant d’un terme nérique et ambigu de « démocratie
économique ». Cet article se propose d’éclairer l’évolu-
tion historique des règles « démocratiques » admises
au sein de l’économie sociale : le débat participation/
coopération du xixe siècle laisse place au xxe siècle à
un consensus autour d’une mocratie économique
conçue alors comme la combinaison des règles « égalité
des voix » et « double qualité ». Lévolution des orga-
nisations « anciennes » et l’émergence de nouvelles
formes conduit à une reformulation de ce débat par
l’introduction de nouvelles pratiques (élargissement
des parties prenantes associées au pouvoir, règles
« capitalistes »).
ABSTRACT One of the criteria often used to char-
acterize the Social Economy and to differentiate it from
the other types of organizations is its administrative
functioning, then classify as belonging to the realm of
“economic democracy”. This article aims to clarify the
historical evolution of the “democratic” rules allowed
within the social economy : the debate between labor-
management and co-operation of the 19th leaves place at
the 20th century with a consensus around an economic
democracy conceived then as the combination of the
rules “equality between the members” and “double
quality”. The evolution of the “old” organizations and
the emergence of new ones lead to a reformulation
of this debate by the introduction of new practices
(multi-stakeholdership, “capitalist rules and logic…).
RESUMEN • Uno de los criterios utilizado a menudo
para caracterizar la economía social y diferenciarla de
otros tipos de organizaciones productivas es su funcio-
Hors thème
176 Économie et Solidarités, volume 36, numéro 2, 2005
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namiento interno, designado como proveniente del término genérico y ambiguo de
« democracia económica ». Este artículo se propone esclarecer la evolución histórica
de las reglas « democráticas » admitidas en la economía social : el debate partici-
pación / cooperación del S XIX, deja lugar en el siglo XX a un consenso en torno a
una democracia económica concebida como la combinación de reglas « igualdad
de voces » y « doble calidad ». La evolución de las organizaciones « antiguas » y la
aparición de nuevas formas conducen a una reformulación de este debate, debido a
la introducción de nuevas prácticas (ampliación de las partes involucradas asociadas
al poder, normas « capitalistas », etc.).
— • —
Le « gouvernement de n’importe qui » est voué à la haine intermi-
nable de tous ceux qui ont à présenter des titres au gouvernement
des hommes : naissance, richesse ou science. Il l’est aujourd’hui plus
radicalement que jamais parce que le pouvoir social de la richesse
ne tolère plus d’entraves à son accroissement illimité.
Jacques Rancière, La haine de la démocratie.
L’ÉCONOMIE SOCIALE ET LA DÉMOCRATIE
COMME JEUX DE LANGAGE
Appliquée à l’économie sociale, la citation en exergue tirée de Rancière (2005),
auteur ayant travaillé sur les « archives » des utopies du mouvement ouvrier
français (Rancière, 1981), résume à elle seule toute la puissance subversive
de l’aspiration démocratique que peuvent représenter des formes d’auto-
organisation économique non fondées sur le pouvoir exclusif des apporteurs
de capital. Aussi l’économie sociale, regroupant les « coopératives, mutuelles et
associations gestionnaires » (Vienney, 1994) est souvent différenciée des autres
formes d’organisations productives par la référence à un système de règles qui
lui serait spécifique : outre le caractère non lucratif, le fonctionnement démo-
cratique est cité régulièrement comme un de ses critères d’appartenance, sans
que celui-ci soit réellement spécifié (voir par exemple les articles de la revue
Hermès « économie solidaire et démocratie » ; Dacheux et Laville, 2003) et sans
que soit levée l’ambiguïté sur la nature réellement démocratique des pratiques
de l’économie sociale2. Le principal problème des travaux s’intéressant au sujet
est de confondre la démocratie avec ses formes concrètes qui se sont imposées
historiquement (Castoriadis, 1996, 1999 ; Levine, 1998 ; Manin, 1996). À ce titre,
le vote majoritaire basé sur l’égalides voix entre les votants qui nous semble le
plus naturel pour l’accès aux charges publiques n’est pas plus d’essence démo-
cratique que le tirage au sort, modalité choisie par la démocratie athénienne.
Keynes, dans ses « Leçons à Cambridge » de novembre 1933 (Cambridge
Lectures), nous fait remarquer qu’il est important de débuter l’analyse écono-
mique par des définitions « souples » (loose definition), c’est-à-dire floues et
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vagues, évitant d’être trop rigide, avant d’avancer plus précisément au fil
de l’argumentation : pour Keynes, la communication entre les économistes
requiert qu’ils soient capables au départ de trouver un champ d’investiga-
tion commun sous la forme de concepts définis de manière lâche, et qu’ils
y travaillent ensuite dans le sens d’une plus grande précision (Davis, 1999).
Suivant cette proposition, nous devons nous contenter pour ce travail, qui se
veut surtout descriptif de l’évolution des règles « démocratiques » au sein de
l’économie sociale française, d’une définition floue et vague de la démocratie
et de l’économie sociale3.
Une première délimitation générique de la démocratie serait celle de
Rancière (2005), le « gouvernement de n’importe qui » renvoyant directement
à l’éloge par Périclès de la démocratie athénienne : « Notre Constitution est
appelée démocratie parce que le pouvoir est entre les mains non d’une minorité,
mais du plus grand nombre » (Thucydide, Guerre du Péloponnèse II, §37). Dès lors,
différents couples d’opposition sur la démocratie, comme forme particulière
d’organisation politique basée sur « la volonpopulaire », peuvent être repérés
de manière empirique, renvoyant théoriquement à différentes approches de
philosophie politique (Bernardi, 1999 ; Lévesque, 2004).
La décision démocratique est-elle issue du résultat du vote majoritaire et
individuel (modèle « canonique » de la coopérative) ou d’un compromis
entre difrents groupes sociaux (modèle de la société coopérative d’inrêt
collectif, des caisses d’épargne ou de bon nombre d’associations) ?
Sur la répartition des pouvoirs, instaure-t-on l’égalides sociétaires (une
personne ou un groupe égale une voix) ou au contraire une inégalité
basée sur le fait que les plus impliqués (par leur activité) ont le plus de
voix4 ? Est-on alors dans une mocratie « éclairée » (justifiant les pouvoirs
spécifiques de certains) ou directe (pratique de l’assemblée générale
permanente) 5 ?
La démocratie est-elle un « processus » (nécessitant une éducation, une
information transparente…) ou un « état » d’une société donnée ?
La démocratie consiste-t-elle en la préservation des droits individuels ou
de la minorité (quorum, droit de veto, place des fondateurs, obligation de
l’unanimité…) ou est-elle une dictature de la majorité, son champ pouvant
en outre être extensible à l’infini, puisque possédant en elle-même les
capacités de son autolimitation (Castoriadis, 1999) ?
Enfin, la démocratie est-elle un système politique direct-participatif,
incarné dans des formes « spontanées » et informelles, ou représentatif-
délégatif porté par des institutions ?
À propos de l’économie sociale, nous ne reprenons pas les théories
normatives proposant que l’on peut juger d’une instrumentalisation ou d’une
banalisation des formes actuelles, c’est-à-dire qu’il existerait une forme idéale
(définie en toute généralité) de la coopérative ou de l’association à l’aune
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de laquelle on peut établir une échelle ordonnant les pratiques effectives6
Notre position est autre. Elle s’appuie sur la philosophie du langage et de la
connaissance de Wittgenstein (1953, §2-xi, p. 316) : « ce qui doit être accepté,
le don– pourrait-on dire –, ce sont des formes de vie7 ». Puisqu’il y a diffé-
rence de formes de vie, il y a différence dans le sens et la signification donnés
à l’économie sociale, comme jeu de langage particulier. On peut en outre faire
l’hypothèse raisonnable que toutes les époques sont caractérisées par une
pluralité de formes phénoménologiques de l’économie sociale, mais qu’il y
a une forme dominante, conventionnellement admise à un moment donné
(Demoustier et Rousselière, 2006) ; autour de cette forme, il y a des formes
déviantes, différentes8C’est pour cela qu’on est fondé à parler au sens de
Wittgenstein (1953, §241, p. 135) de concordance des pratiques : « c’est dans le
langage que les hommes s’accordent. Cet accord n’est pas un consensus d’opi-
nion, mais de forme de vie9 ». La délimitation générale de l’économie sociale
est alors un pseudo-concept au sens de Wittgenstein puisqu’elle reste floue et
vague : ce n’est que dans chaque contexte qu’elle prend un sens particulier10.
Une délimitation générale de l’économie sociale est alors relative au fait que
la transaction commerciale, fondée en modernité sur la dépersonnalisation,
n’épuise pas la relation que la personne noue avec l’organisation, une relation
personnalisée existe qui passe par exemple par la gouvernance politique de cette
organisation (Billaudot et Rousselière, 2006 ; Rousselière, 2006)11. À ce niveau
de généralité, cette délimitation générale est compatible avec une diversité de
pratiques, au cours du temps et suivant les pays.
Cet article porte alors fondamentalement sur la question : quelle(s) forme(s)
de la démocratie se retrouvent dans les statuts et les pratiques des organisa-
tions d’économie sociale et comment en comprendre les transformations ? Cela
conduit à tenter de spécifier les règles « démocratiques12 » qui existent dans ces
organisations en se focalisant sur trois points principaux à propos de la démo-
cratie : son champ (les personnes ayant accès [ou capacité d’accès] au pouvoir),
sa forme (les modes de répartition du pouvoir) et son étendue (ce qui relève de
la décision collective). Par souci de concision, nous nous consacrerons essentiel-
lement au premier point. En suivant cette démarche, la spécificité de certaines
périodes peut être alors affirmée : la diversité des conceptions du xixe siècle,
produit du débat coopération (des usagers) / participation (des salariés), lors de
l’émergence de l’économie sociale puis de sa consolidation laisse en effet place
au xxe siècle à un consensus autour d’une démocratie économique conçue alors
comme la combinaison des règles « égalité des voix » et « double qualité », les
coopératives de travailleurs apparaissant alors comme une catégorie particulre
de coopératives d’usagers. Avec l’évolution des organisations « anciennes » et
l’émergence de nouvelles formes (coopératives multipartenariales, entreprises
sociales), la période actuelle est celle d’une reformulation de ce débat ancien
avec l’introduction de nouvelles pratiques (telles que l’élargissement des parties
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prenantes associées au pouvoir, le fonctionnement interne vu comme le produit
d’un compromis entre groupes sociaux porteurs d’intérêts spécifiques ou enfin
l’introduction de règles « capitalistes »…)13.
DE L’ASSOCIATIONNISME À L’ÉCONOMIE SOCIALE :
DE LA MULTIFONCTIONNALITÉ À UNE DIVISION
DU TRAVAIL PAR STATUT
L’émergence de l’économie sociale au xixe siècle s’inscrit dans la transformation
d’organisations parafamiliales précoopératives ayant le statut de « compagnie »,
dites à nom collectif, tous les membres étant solidairement responsables et en
principe ad finitum. Différents exemples des troupes de théâtre ou de musiciens
insistent sur le caractère quasifamilial de telles organisations, comme l’Illustre
Théâtre de Molière (Mongrédien, 1992). Pour certains auteurs du xixe siècle,
comme Morin (1896), ces organisations attestaient d’une antériorité forte de
la forme coopérative14. Dans leur prolongement, les associations ouvrières
utilisent le statut de « commandite simple » prévu par le Code du commerce
napoléonien, sociétés réunissant deux catégories d’associés : d’une part, les
commandités (qui ont le statut d’associés en nom collectif et qui, ainsi, ont
tous la qualité de commerçants et répondent indéfiniment et solidairement
des dettes sociales), d’autre part, les commanditaires (qui répondent des dettes
sociales à concurrence de leur apport en parts sociales). Un débat se noue alors
sur la nature démocratique de ce type de statuts. S’ils ne préservaient pas de la
répression, ces statuts pouvaient impliquer une forte asymétrie des pouvoirs
dans l’organisation, avec par exemple l’existence d’un véritable patronage des
gérants, du fait de leur responsabilité illimitée. Pour d’autres, au contraire,
comme Hubert-Valleroux (1884), avocat des coopérateurs communards, ces
statuts en obligeant les individus par « une forte souscription » étaient gages
d’une forte implication et partant d’une forte participation (condition d’une
démocratie effective).
Le statut de sociétés en nom collectif ou en commandite va refluer du
fait de la création de la société anonyme à capital variable (le titre III de la loi
du 24 juillet 1867 qui permet l’entrée et la sortie permanente des sociétaires
conformément aux principes coopératifs, garantie qu’en cas de désaccord envers
les décisions prises un sociétaire puisse démissionner à tout moment). Comme
le rapportent les différents débats préparatoires à l’Assemblée nationale, ce
sont les représentants des associations ouvrières qui ont voulu un statut aussi
peu dérogatoire que possible au droit commercial. Le risque était que dans le
contexte d’une démocratie politique encore en émergence une loi spécifique
rendait ces organisations coopératives plus facilement repérables et moins à
l’abri de la répression (Vienney, 1980, p. 123). Espagne (1996, p. 7) met alors
en évidence que ces différentes associations ouvrières ont en commun la
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