« L’approche biographique dans la sociologie contemporaine » Séminaire METICES 2013-2014 Si l’approche biographique peut recouvrir des méthodes et des épistémologies extrêmement diverses, elle procède néanmoins de cette prémisse forte que le discours que les individus peuvent tenir sur leur vie ou des fragments de leur vie constituent un matériau essentiel de la connaissance sociologique. Une terminologie variée a servi et sert encore à en désigner les contenus - « histoires sociales de vie », « histoires orales », « récits de vie », « trajectoires », « itinéraires », « carrières » … – et les méthodes - « entretiens biographiques », « entretiens narratifs »… Le recours aux histoires de vie intervient très tôt en sociologie. Weber s’appuie sur l’autobiographie de Benjamin Franklin dans l’ « Ethique protestante ». Mais c’est dans les années 1920 - 30 et par l’Ecole de Chicago qu’il sera fait usage à grande échelle du matériau de l’histoire de vie, avec parmi les premiers textes emblématiques les cinq volumes de « The Polish Peasant in Europe and America » de William Thomas et Florian Znaniecki (1918-1920). En 1930, Clifford Shaw, élève de Burgess, publie « The JackRoller », autobiographie d’un jeune voleur, inaugurant le principe d’une étude reposant sur un récit unique. Après une courte accalmie, le courant des lifes stories resurgira dans les années 1950-60 tant aux Etats-Unis, notamment avec l’anthropologue Oscar Lewis (« Les enfants de Sanchez. Autobiographie d’une famille mexicaine », 1961) qu’en Europe avec Richard Hoggart et son ouvrage-culte, « La culture du pauvre », 1957, largement basé sur son autobiographie – celle d’un intellectuel issu des classes populaires – ou encore Edward Palmer Thompson et « La formation de la classe ouvrière anglaise », 1963. Quant à Paul Thompson, il fondera l’Oral History Society en 1971. En France, mai 68 marque l’entrée de l’ « histoire orale » version Chicago sur la scène sociologique. Maurizio Catani débute ses entretiens avec Suzanne Mazé en 1971, entretiens qui se poursuivront jusqu’en 1979 et donneront lieu au texte fameux « Tante Suzanne ou l’histoire de vie sociale et du devenir d ‘une femme qui fut d’abord modiste dans la Mayenne à l’époque de la première Guerre Mondiale et ensuite l’épouse d’un horloger à Paris, mère de deux enfants et propriétaire d’un jardin en grande banlieue, sans jamais renier ses origines » (1982). Daniel Bertaux publie en 1976 à l’intention du CORDES (Comité d’organisation des recherches appliquées sur le développement économique et social) un rapport célèbre intitulé « Histoires de vie ou récits de pratiques ? Méthodologie de l’approche biographique en sociologie ». L’approche qu’il y défend suscite alors de nombreux débats qui culmineront jusqu’au zénith critique de l’articulet que Bourdieu consacre en 1986 à « l’illusion biographique » dans un numéro spécial des Actes de la recherche en sciences sociales. La question de la pertinence de l’histoire orale pour la discipline historique a été largement revivifiée par ces débats. Particulièrement par l’intermédiaire des Annales qui, dès les années 1980, ont organisé des discussions entre sociologues et historiens et fait redécouvrir les travaux de Maurice Halbwachs sur la mémoire (« La mémoire collective » paru à titre posthume en 1950). En 1978 est créé l’Institut d’Histoire du Temps Présent (IHTP). C’est un sociologue, Michael 2 Pollak, qui dressera en 1987 dans un des cahiers de l’IHTP un inventaire des études relevant de cette démarche ; lui qui consacrera par la suite une bonne part de ses recherches au travail de mémoire autour de « l’expérience concentrationnaire ». Dans une optique sensiblement différente de celle de Bertaux, un certain nombre de recherches ont été menées se réclamant de ou mobilisant la «méthode biographique», comme celles de Jean Peneff s’appuyant sur des autobiographies de militants CGT ou CFDT (1979-80) ou celle de Jean-Michel Chapoulie sur les enseignants du secondaire (1987). Jean Peneff estime que le cycle de vie de « l’histoire de vie » s’achève l’année de la publication de l’ouvrage qu’il consacre lui-même à la méthode, 1990 (« La méthode biographique.. »). Pourtant d’autres courants s’en feront les fers de lance comme la sociologie clinique animée par Vincent de Gaulejac et d’autres études seront encore menées sous son égide, comme celles de Didier Demazière et de Claude Dubar sur les chômeurs (« Analyser les entretiens biographiques. L’exemple des récits d’insertion » - 1997), de Bernard Lahire (« Portraits sociologiques » - 2005) ou encore de Danielo Martuccelli (« Forgé par l’épreuve » - 2006). Le séminaire que le centre METICES organise cette année académique 2013-2014 sera l’occasion de débusquer les recherches qui s’autorisent aujourd’hui de cette démarche et de faire le point sur l’état des débats méthodologiques et épistémologiques qu’elle continue de susciter, entre courants sociologiques mais aussi au plan transdisciplinaire, principalement entre sociologie et histoire, dans la lignée de celui qui a réuni dans la revue Genèses (2006/1, 62) l’historienne Florence Descamps et l’anthropologue Florence Weber. Ces débats ont principalement opposé les tenants d’un courant objectiviste pour lequel la validité historique des récits de vie constitue un enjeu majeur de connaissance et qui, de ce point de vue fragilise ce type de sources, et un courant herméneutique où la question de la vérité historique est sans objet puisque ce qui est visé a trait à l’interprétation faite par les acteurs sociaux des situations auxquelles ils se trouvent confrontés. Ce qui est néanmoins toujours en cause mais selon un équilibre bien différent c’est le jeu entre individu et contraintes, le poids des normes, les possibilités de choix et la contribution du micro-social à l’évolution normative. D’autres discussions comme celles que l’on retrouve rassemblées dans l’ouvrage dirigé par Marc Bessin, Claire Bidart et Michel Grosseti (« Bifurcations. Les sciences sociales face aux ruptures et à l'événement », 2010) portent sur les façons d’analyser les moments où les parcours de vie bifurquent (les turning points conceptualisés par Andrew Abbott). Sont alors interrogées les manières dont le temps court de l’événement imprévisible influe sur, voire bouleverse le temps long de la trajectoire structurée. Et, à nouveau, se rejoue la tension entre les tenants d’une approche objectiviste – craignant les versions héroïques des récits biographiques – et les tenants d’une approche centrée sur l’interprétation que les acteurs donnent aux changements qui marquent leur vie. Par ailleurs les remarques de Pierre Bourdieu, bien qu’elles-mêmes fortement bousculées par la critique, restent, pour partie au moins, interpellantes, comme le risque d’assigner au récit de vie une unité, une cohérence qui ne pourrait alors renvoyer qu’à une essence dont il serait la manifestation ou à une fin dont il composerait une généalogie. Et par ailleurs le récit – la signification intime - ne doit-il pas beaucoup au(x) rôle(s) qu’on lui demande de jouer dans nos rapports aux institutions, singulièrement en ces temps d’injonction récurrente à la « mise en récit de soi ». La double question de Jean-Claude Passeron est bien toujours d’actualité : une vie comment ça s’analyse ? Est-ce que ça s’analyse comme ça se raconte ? 3 L’intérêt de ce type de matériau est néanmoins devenu indéniable, en particulier par l’accès qu’il donne à la compréhension, aux logiques des raisons. Le récit devient ici intéressant en soi, en tant qu’outil sémiotique, comme l’a bien montré Michael Pollack lorsqu’il porta l’attention à la forme du témoignage et aux différences entre dépositions juridiques, autobiographies et témoignages historiques. Le rapport entretenu à ce matériau en tant que source orale est très diversifié renvoyant à des partis pris épistémologiques qui le sont tout autant, pour les uns son usage doit impérativement faire l’objet d’un traitement guidé par les méthodes traditionnelles de la critique historique (Dominique Schnapper) et il peut dès lors, et à ce prix, se prêter à des usages secondaires, pour les autres ce matériau est irréductiblement lié aux conditions d’enquête, aux interactions entre l’enquêteur et le monde social et de ce fait son usage comme texte devient problématique. Pour les uns l’idée d’un témoin qui mette sa parole au service de la connaissance est essentielle, pour les autres le souci de l’anonymat est central car constitue la condition nécessaire à l’obtention d’une information qui ne coïncide pas avec la vérité officielle. Le cycle de séminaires METICES devrait comprendre de sept à huit séances pour l’année 2013-2014.