texte complet - Économie autrement

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Mai 2010
Les crises financière et économique : la pointe de l’iceberg
Harvey L. Mead
En 1987, la Commission mondiale sur l’environnement et le développement (Commission
Brundtland) a déposé son rapport à l’Assemblée générale des Nations Unies, après trois ans de
travaux. Ce rapport signalait une multiplicité de crises associées au « développement » des
précédentes décennies, crises qui étaient « imbriquées »1 et de nature sociale et
environnementale. Les auteurs signalaient en même temps l’urgence d’y remédier. Vingt ans
après le dépôt de ce rapport, en 2007, toute une série de rapports confirmaient que ces crises,
continuaient et étaient plus sérieuses qu’avant.
La situation ainsi décrite peut être mise en relation avec un autre rapport, celui-ci de 1972. Ce
rapport mettait en relation dynamique les rétroactions entre différents paramètres du
développement. Ces paramètres fournissaient, sans qu’il n’y ait eu la moindre relation formelle
entre les deux, la table des matières du rapport de la Commission Brundtland. Le scénario de base
du Club de Rome, responsable du rapport de 1972, mis à jour en 1992 et en 2004, fournit toujours
– l’inertie des systèmes aidant - un graphique qui revient sans cesse et qui nous met devant la
projection suivante : en 2025 environ, les écosystèmes planétaires et les sociétés humaines seront
hors de contrôle.
1
Le terme « imbriqué » est utilisé dans la version française officielle internationale, Notre avenir
à tous, rapport de la Commission mondiale sur l’environnement et le développement et rejoint le
sens de « structurel » dans le langage économique. La version française a été préparée par une
équipe de l’Union québécoise pour la conservation de la nature (devenue Nature Québec) en
collaboration avec Roger Léger et les Éditions du Fleuve (1989, réédition 2005 par Éditions
Lambda).
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Figure 1
Projection 1972-2100 des tendances principales du développement
Source : Dennis H. Meadows et al, The Limits to Growth (1972)
Les réactions négatives aux travaux du Club de Rome ont fusé de partout et la prise en compte
des constats de la Commission Brundtland n’a pas dépassé le stade des bonnes intentions en
termes de suivi. Il y a fort à parier que ces réactions viennent du fait que la croissance
économique, telle qu’exprimée par le Produit intérieur brut (PIB), n’a pas cessé de croître
pendant cette période, laissant croire aux économistes, et aux décideurs conseillés par les
premiers, que tout allait raisonnablement bien. Les décisions en matière de développement ont été
guidées inéluctablement par cet indice phare, sans prendre en compte le fait – reconnu par tous –
qu’il ne fournit pas d’informations sur les passifs associés à l’activité économique, passifs qui
sont créés par les crises décrites et suivies par les non économistes œuvrant dans les sciences
naturelles et sociales.
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Il reste toujours des « optimistes » qui prétendent que nous allons continuer de trouver des
ressources non renouvelables suffisantes pour nos besoins (et nos désirs), que nous allons
apprendre à utiliser nos ressources renouvelables de façon renouvelable, et que l’innovation
technologique va régler les problèmes de la pollution occasionnée par notre utilisation de ces
ressources. Ces mêmes optimistes, ou d’autres, sont également convaincus que la « sortie » des
crises financière et économique actuelles se fera selon les modèles du passé. Mais un tel
optimisme n’a tout simplement pas de fondement; la projection de 1972 et le rapport de 1987 se
confirment quotidiennement sur le terrain. En même temps, les crises financière et économique
de 2008-2009 viennent s’insérer dans la projection de 1972.
Le phénomène démographique
La table des matières du rapport Brundtland mérite un coup d’œil à cet égard : après une première
partie touchant de façon générale les crises, le développement et l’économie, le rapport traite,
secteur par secteur, de la population comme premier enjeu, puis de la sécurité alimentaire, de
l’état des écosystèmes, de l’énergie, de l’activité industrielle et enfin de l’urbanisation. En effet,
la trame de fond de l’histoire de la civilisation récente se trouve dans ce premier enjeu:
l’accroissement de la population. D’environ deux milliards de personnes en 1940, la population
du globe est aujourd’hui de près de sept milliards et possède une inertie qui va pousser cela vers
les neuf milliards dans les prochaines décennies, si rien n’arrive pour l’arrêter.
Cette augmentation de la population humaine, dans les pays développés, a contribué de façon
importante à une augmentation correspondante du PIB. C’est pourtant évident que la croissance
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démographique ne peut pas durer et doit s’arrêter2, et on doit reconnaître que cet aspect presque
aléatoire et peu reconnu de la croissance économique depuis la Deuxième Guerre mondiale est
fondamental dans l’analyse de ce qui s’est passé et de ce qui va se passer dans les prochaines
années. Une stabilisation puis un vieillissement de la population dans les pays riches s’opèrent
peu à peu, inéluctablement.
Ce phénomène constitue non seulement une composante « non durable » de la croissance connue
par ces pays pendant les dernières décennies, mais il comporte aussi un coût rarement évalué:
celui associé à l’occupation de plus en plus de territoires de la planète pour l’habitation, pour
l’alimentation et pour la recherche de matières premières pour soutenir la population (surtout,
dans les pays riches), tout comme pour servir de dépotoir à ces matières après usage. Cette
occupation a soumis la planète à un stress qui la poussait à ses limites et qui, depuis plusieurs
années, la pousse au-delà de ces limites.
Elle nous laisse aussi aujourd’hui avec une « dette écologique » extrêmement importante.
Presque personne non plus ne cherche à évaluer l’importance de l’aspect démographique de cet
endettement, mais il représente finalement le fond de plusieurs crises qui sévissent depuis des
décennies (au moins depuis 1987 et le dépôt du rapport Brundtland, si on s’en tient à des constats
officiels). L’impressionnante amélioration de la qualité de vie de centaines de millions de
personnes, depuis environ cinquante ans, s’est faite en épuisant de nombreuses ressources
naturelles, dont les énergies fossiles, appauvrissant ainsi le capital naturel sur lequel repose tout
développement humain, cela accompagné d’une augmentation des populations humaines pauvres
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Par contre, seuls quelques pays comme la Chine (400 millions de moins de Chinois en raison de
la loi de 1978 sur la restriction à un seul enfant) et le Viet Nam ont pris le défi au sérieux.
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de quelques milliards de personnes. Ce sont les deux cotés de la médaille du phénomène
démographique.
Alors que l’attention est portée quotidiennement sur les crises financière et économique, des
crises plus profondes se sont donc tramées au fil des décennies. Ces crises, sociales et
écologiques, représentent le résultat d’une sorte de « spéculation » illusoire et mal avisée par
notre génération3 sur la possibilité d’un potentiel illimité de croissance d’une planète limitée dans
l’espace. La spéculation inhérente aux marchés boursiers et financiers se profile avec cette autre
spéculation comme trame de fond qui se trouve en fin de régime.4
Des crises sociales
Il semble y avoir de bonnes raisons de croire que les présentes crises financière et économique
révèlent des faiblesses profondes dans le système économique néolibéral actuel : il y a des limites
qui sont ou qui seront atteintes sous peu quant aux jeux qui se font dans ces marchés, car les
crises qui affectent ces marchés touchent la planète entière et toute la société humaine. Le
système ne peut pas continuer à fonctionner selon le modèle en place, basé sur l’idée que la
3
Il semble pertinent de cibler cette « génération », pendant la Deuxième Guerre mondiale et qui a
vécu la période de croissance dans les pays riches qui semble arriver à sa fin, en même temps que
les crises éclatent.
4
Un Comité consultatif sur l’économie et les finances publiques a été mis en place dans le cadre
du processus pré budgétaire et a publié un premier fascicule de son rapport : Le Québec face à ses
défis : Des services publics étendus, une marge de manœuvre étroite, de nouveaux défis à relever
http://consultations.finances.gouv.qc.ca/media/pdf/le-quebec-face-a-ses-defis-fascicule-1.pdf
(Gouvernement du Québec, 2009). Tout ce qu’il trouve à dire sur cette problématique est que la
démographie du Québec manque de dynamisme par rapport à ses voisins et cela « nous fera
perdre des points précieux de croissance économique au cours des prochaines années » (p.3, cf.
aussi p.44).
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« création » de capital est illimitée tout autant que notre capacité à gérer les risques inhérents à
cette création voulue illimitée.
Plus profondément, parce qu’indépendamment de toute capacité humaine à y remédier,
l’endettement constitué par l’épuisement des écosystèmes et des ressources de la planète ne
permettra pas à la civilisation actuelle de poursuivre sur la lancée des dernières décennies. L’idée
que nous pouvons gérer des crises financière et économique pourra toujours être mise à l’épreuve
(ou permettre de reporter à plus tard la prise en compte de notre irresponsabilité comme
civilisation à cet égard). Par contre, le fait qu’on croit pouvoir gérer des crises écologiques ou
sociales est tout simplement illusoire. Les défis dorénavant incontournables consisteront plutôt à
chercher à les endiguer et à s’accommoder de leurs incidences.
Un deuxième paramètre du Club de Rome, et sujet du deuxième chapitre sectoriel du rapport
Brundtland, a trait à notre capacité d’assurer l’alimentation de la population humaine. Le fait que
nous sommes aujourd’hui près de cinq milliards de plus qu’au début de « l’ère du pétrole »
représente un défi plus important et plus complexe qu’il il y a cinquante ans, voire vingt-cinq
ans : la production de grain per capita a plafonné en 19845, indiquant que le défi s’était
dorénavant transformé en crise permanente devant l’augmentation continue de la population.6
Voir Vital Signs 2007-2008, Worldwatch Institute, pp.20-21 pour la production de grains,
pp. 24-25 pour la production de viande.
6
Déjà, en 1996, Lester Brown, fondateur du Worldwatch Institute et agronome de réputation
mondiale, a calculé (voir Who Will Feed China? (1995)) que la Chine à elle seule, vers 2030, va
avoir besoin d’importer deux fois tout le grain produit pour le commerce mondial, avec des
conséquences sociales, économiques et environnementales que nous voyons déjà en train de se
profiler.
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La conjugaison de cet enjeu avec le quatrième traité par le rapport Brundtland, l’énergie à la base
de notre développement, a produit en effet des crises impressionnantes en 2008, déjà oubliées par
les médias mais pas par ceux qui les ont vécues et qui vont continuer à les vivre.7 En effet, le
recours aux ressources non renouvelables comme moteur du développement est par définition
non durable, sa fin n’étant qu’une question de temps : quand les limites seront-elles atteintes, en
espérant que la période de « transition » aura laissé des bases durables non dépendantes de
ressources non renouvelables et limitées?8
Les pays de l’OCDE cherchent à poursuivre leur « développement », devenu assez clairement un
rêve plutôt qu’une réalité « durable », en « cultivant du pétrole ». Les efforts en cours pour
produire des biocarburants et des bioproduits, substituts qui pourraient être « durables » dans un
tout autre contexte, amènent à une confrontation inéluctable avec la réalité fournie par la
démographie.9 Comme la FAO le soulignait le 29 septembre 200910, il faudrait déjà augmenter de
70% la production alimentaire pour nourrir la population additionnelle qui s’en vient presque par
inertie. Bref, on n’est déjà pas capable de nourrir les populations humaines – cinq à sept milliards
de plus qu’en 1940 - et on est pourtant en train de planifier une réorientation des activités
agricoles de production des aliments pour les transformer en productions énergétiques.
7
On peut peut-être calculer que la production actuelle de grain est suffisante pour nourrir toute la
population humaine, mais cela est seulement si toutes les contraintes étaient enlevées et si la diète
de la population humaine était végétarienne.
8
Le défi des changements climatiques en est finalement un qui doit cibler la consommation des
combustibles fossiles; actuellement, ce défi se trouve transformé en un effort pour réduire nos
émissions de gaz à effet de serre (GES), mais le défi ainsi exprimé n’est qu’une autre fuite en
avant, et laisse entendre que la solution viendra de la technologie.
9
Deux groupes de travail de l’OCDE ont le mandat d’élaborer des programmes en ce sens.
10
Voir FAO, Agriculture mondiale: horizon 2015/2030 http://www.fao.org/DOCREP/004/Y3557F/Y3557F00.HTM
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La spéculation a joué un rôle assez évident dans la hausse rapide et importante des prix du pétrole
et des grains alimentaires en 2008; cherchant où placer l’argent retiré de la bulle immobilière en
train d’éclater, les spéculateurs semblent déceler maintenant dans les ressources naturelles de
nouvelles cibles assez facilement identifiables. Cette spéculation est fondée sur une évidence : le
pétrole est déjà devenu une ressource dont l’offre deviendra de plus en plus rare devant une
demande croissante, et le grain ne suffit déjà plus à la demande. Une population énorme par
rapport à celle des années 1940-1950 et la volonté d’une partie de cette population de suivre le
modèle de développement des pays riches, voilà une combinaison qui a fourni les ingrédients de
ces deux autres crises. Et les « crises imbriquées » de Brundtland se conjuguent maintenant avec
celles occasionnées par les milieux financiers, jusqu’ici actifs en indépendance de leurs assises
dans ce qui est fourni par les écosystèmes. Il s’agit d’un autre indice, dans l’ensemble des jeux
spéculatifs, de l’atteinte de limites.
Des crises écologiques.
À moins que ce pessimisme soit mal fondé…. La planète n’est pas encore complètement
occupée, et les planificateurs de l’OCDE semblent en être conscients. Ils ciblent explicitement les
forêts primaires non encore transformées en « terres agricoles » pour tenter de produire des
biocarburants et de bioproduits; il s’agit d’environ 11% de la surface du globe. Déjà les pays
riches ont pu montrer leur efficacité à cet égard : le Bornéo, une immense île de l’Indonésie
encore presque complètement couverte d’une forêt tropicale il y a vingt ans, se trouve
aujourd’hui presque complètement transformée en espace pour de la production agricole destinée
surtout à l’alimentation animale et aux biocarburants dans les pays riches; les forêts de
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l’Amazonie subissent quant à elles de semblables assauts pour la production des mêmes types de
denrées; etc.
Figure 2
La capacité d’élimination rapide des écosystèmes
Source : WWF Allemagne
Le troisième enjeu soulevé par Brundtland est celui de l’état des écosystèmes planétaires, qui sont
à la base de toute la civilisation humaine. La menace des changements climatiques était déjà
signalée dans le rapport, il y a vingt ans. Aujourd’hui, notre recours à une énergie fossile pour
« alimenter » notre développement a transformé les écosystèmes de la planète entière ; les
émissions résultant de sa combustion, couplées à celles résultant de notre agriculture à base
d’engrais chimiques, suffisent amplement à dominer et rendre probablement inefficace tout effort
de gestion des crises écologiques en cours. Pour répéter : cette énergie qui soutient notre
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développement est par définition non durable, elle va s’épuiser tôt ou tard – et beaucoup
d’indices tendent à démontrer que cela sera tôt, qu’on y arrive dès maintenant.
La perte des forêts (surtout tropicales, mais la forêt boréale n’est pas épargnée), l’effondrement
quasi généralisé des pêcheries (base d’alimentation pour des centaines de millions de personnes),
toute une série d’atteintes directes aux écosystèmes ne font qu’augmenter l’importance du défi.
Nul besoin de détailler.
Le caractère « imbriqué » ou structurel des crises est donc assez clair : notre développement est
fondé sur le recours à une énergie qui ne pourra pas durer, ce recours et nos gestes plus directs
sont associés à des transformations écologiques rendant la civilisation actuelle vouée à un échec
qui s’annonce proche et, comme trame de fond, cette civilisation en est une qui s’est permis une
augmentation de ses populations à une vitesse telle et en des nombres tels que l’effort de gérer
l’ensemble est compromis dès le départ (ou plutôt, à la fin).
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Figure 3
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Les courbes définissant notre développement
Source : Peter G. Brown et Geoffrey Garver, Right Relationship : Building a Whole Earth Economy (Berrett-
Koehler, 2009)
La convergence
L’empreinte écologique de la population humaine actuelle dépasse la capacité de la planète à
l’absorber, à la soutenir. Cette population a déjà besoin – et cela depuis les vingt dernières années
11
Il s’agit de courbes typiques des populations des cervidés (chevreuils), caractérisées par des
cycles de croissance exponentielle et de krach – et qui définissent autant de crises actuelles dans
notre civilisation. Les graphiques ne montrent pas la fin du cycle, le krach.
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qui ont creusé la dette écologique – de plus que la planète peut fournir. L’ajout annuel de 70
millions de personnes à la population humaine entraîne un résultat inéluctable : les pays riches
vont être obligés de réduire radicalement leur empreinte pour amener toute la population humaine
à des modes de vie inimaginables tellement ils ne seront pas conformes à ce qu’on a connu
pendant « l’ère du pétrole », soit moins d’une soixante d’années.
Une façon d’aborder une telle situation est de cibler une convergence dans les différents
domaines de l’activité humaine qui ont ces impacts dévastateurs. Cette convergence représente le
portrait des orientations nécessaires pour aligner la consommation vers (i) une équité entre toutes
les sociétés et (ii) un respect de la capacité de support de la planète.
Déjà en 1987, Brundtland prônait une convergence dans la consommation d’énergie vers une
égalité à travers le monde. Or, les projections de croissance de la consommation des énergies
fossiles inscrites dans le tableau de convergence de Holdren présenté plus bas – visant à respecter
certaines limites de disponibilité de la ressource et de réduction nécessaire des impacts de son
utilisation – sont probablement déjà atteintes. Une brève vérification12 suggère qu’en 2004 la
consommation per capita dans les « pays avancés » était environ 13,3 kW et dans les « pays en
voie de développement » environ 2,23. Le Tableau 1 représente des cibles pour 2025, en voie
vers la convergence et l’égalité dans la consommation; le Tableau comporte une utilisation
d’énergie en 2025 deux fois celle de 1990. Ce tableau, produit dans le contexte fourni par le
rapport Brundtland, serait néanmoins la moitié de celle du scénario fort de Brundtland et une fois
et demie celle du scénario modéré; la colonne sur l’usage per capita souligne les écarts à combler.
12
http://www.econologie.com/la-consommation-mondiale-d-energie-articles-3282.html
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Source : UQCN, 1996 : Jean-François Turmel, adapté de Holdren (1992)13
Les pays avancés, plutôt que de couper en deux leur consommation par habitant, l’ont
doublée14….
13
UQCN, Efficacité énergétique : Le choix durable (1996), avec référence à John P Holdren,
« The transition to costlier energy », Prologue de Energy Efficiency and Human Activity : Past
Trends, Future Prospects, par Lee Schipper et Stephen Meyers avec Richard B. Howarth et Ruth
Steiner (Cambridge University Press, New York, 1992).
14
Il est préoccupant de constater, dans le premier fascicule publié par le Comité consultatif sur
l’économie et les finances publiques, une comparaison du Québec avec les autres provinces
canadiennes en termes de PIB par habitant. Les trois provinces en tête s’y trouvent en raison de
l’importance de la production de pétrole dans leurs économies (incluant les sables bitumineux,
mis en cause par le Premier ministre Charest à Copenhague) et la quatrième, l’Ontario, possède
une économie fortement axée sur l’automobile (et pas les petits modèles) à un moment où tous
les pays riches doivent mettre l’accent sur les transports en commun. L’analyse du Comité
conclut que le Québec est moins riche que ces autres provinces, sans le moindre regard sur les
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Le cinquième enjeu du rapport Brundtland est la production industrielle. Celle-ci doit se situer,
selon les orientations fondamentales mises en évidence par les économistes écologiques, dans le
contexte des limites inhérentes à notre vie sur une planète limitée. Brundtland espérait nous voir
« produire plus avec moins »15 et n’a pas vu les incohérences inhérentes à la poursuite de la
« croissance économique ». Elles sont plus évidentes aujourd’hui, mais trop souvent seulement
aux yeux des personnes encore marginales dans les prises de décisions politiques courantes16.
Notre production industrielle avant les crises récentes comportait déjà de graves problèmes. Le
système exige une croissance et cela est en conflit direct avec les impacts planétaires que ces
activités industrielles entraînent. La taille des activités, menées par des communautés qui sont
elles-mêmes, par leur propre taille, en conflit avec la capacité de la planète à les soutenir, aboutit
aujourd’hui à l’échec. La convergence à dessiner face aux inégalités de la croissance industrielle
du dernier demi-siècle suggère en effet à quel point le défi est « de taille ».
Le secteur financier est devenu depuis des décennies sans comparaison plus important que le
secteur productif lui-même. Il serait intéressant de savoir jusqu’à quel point cette envolée
représente le constat plus ou moins conscient par les joueurs sur les marchés que les limites
écologiques avaient été effectivement atteintes en ce qui concernait la production industrielle17.
implications de la croissance en cause et de ses coûts non comptabilisés. Le Québec est plutôt
« riche » en n’ayant pas le même niveau de passif à l’égard de cette consommation de pétrole.
15
Elle revient sur ce sujet, sans avoir changé d’idée, dans la Préface au plus récent fascicule du
Worldwatch Institute, Report 181, qui porte sur les crises environnementales et leurs liens avec la
santé au sens large.
16
C’est même le cas d’un prix Nobel d’économie tel que Joseph Stiglitz, reconnu partout mais
sans aucune influence. semble-t-il, sur la prise de décisions. On doit ajouter que Stiglitz n’est pas
toujours explicite quant aux enjeux de la croissance.
17
Cf. la composante pour la production industrielle du graphique du Club de Rome à la Figure 1.
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En conclusion préliminaire
Encore une fois, des optimistes vont insister sur le potentiel de la technologie, en dépit de
l’histoire contemporaine qui démontre que les nouveautés technologiques, aussi impressionnantes
soient-elles, ont été au cœur des impacts grandissants de la production industrielle.
Indépendamment de cela, le défi de créer des emplois pour des milliards de personnes amène un
constat assez inéluctable : plus la technologie contribue à une augmentation de la productivité,
moins il y a d’emplois, à moins d’une nouvelle croissance de l’activité productive18.
La croissance démographique des dernières décennies s’est accompagnée d’un autre phénomène
important dans ce contexte : les inégalités entre le milliard de riches et les milliards de pauvres
dans le monde sont devenues telles que l’intérêt même pour les bienfaits de la technologie
disparaît face aux nécessités de base non remplies de ces pauvres. Ils ont besoin aussi soit
d’emplois permettant une vie humaine et sociale « normale », soit de systèmes sociaux où
l’emploi permanent n’est pas obligatoire pour mener une vie digne. Dans les deux cas, ce n’est
pas la richesse illusoire des dernières décennies dans les pays riches qui primerait.
Le système financier derrière la présente crise, tout comme le système économique plus
directement impliqué dans les crises écologiques et sociales, aboutissent à une conclusion
raisonnablement claire. Les crises actuelles sont nombreuses, permanentes et nous rapprochent
dangereusement des limites naturelles et sociales de la planète. Il ne semble pas y avoir de choix :
18
Il serait plus que pertinent de voir à ce sujet Managing Without Growth : Slower by Design,
Not Disaster, Peter Victor (Edward Elgar, 2008). Cet ancien sous-ministre de l’Ontario cherche à
distinguer les paramètres conciliables avec un niveau de vie acceptable après les changements à
opérer et les paramètres qui ne le sont pas. L’innovation, la technologie et la productivité ne le
sont pas.
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soit les crises vont faire irruption dans une violence généralisée face à une instabilité des
écosystèmes planétaires mettant en péril de nombreuses communautés humaines, soit ces
communautés vont réaliser un virage d’une magnitude insoupçonnée par les commentateurs de
l’actualité et par les décideurs qui entrevoient un avenir meilleur à travers les crises qu’ils
considèrent naïvement comme encore ponctuelles.
Notre capacité de gestion de cette situation, aboutissement de plusieurs crises sociales et
écologiques laissées en plan par une insouciance constante pendant cette période, sera
compromise – elle est déjà peu reluisante dans ses (non) accomplissements - par le fait qu’elle
devra s’opérer dans un contexte où les dettes sociales et écologiques de cette ère viendront à
échéance en termes de paiements dus.19 À cet égard, il ne faut pas oublier les défis associés à
l’urbanisation galopante à travers le monde,. Ce phénomène provient en bonne partie de
populations rurales que les campagnes ne peuvent plus supporter, vu leur grand nombre,, elles
migrent donc vers les villes, peu importe ce qui les attend. Il s’agit du sixième enjeu signalé par
Brundtland, en fait une variante du premier, l’enjeu démographique.
La Figure 3 donne une image de la façon dont les crises sont imbriquées et structurelles. Il s’agit
de photos satellite de l’expansion de la ville de Jakarta, résultant d’une croissance démographique
et d’un exode rural qui fait qu’il y a de moins en moins de terres agricoles pour de plus en plus de
19
Ceci n’est pas que la vision d’un écologiste déçu. Maurice Strong, dans son autobiographie
Where On Earth Are We Going? (Randon House, 2000), a fourni une vision tout aussi sombre,
lui aussi voyant le moment de vérité autour de cette année 2025 cernée sans un mot par le Club
de Rome. Son premier chapitre cherche à imaginer un rapport aux actionnaires de la planète en
date du 1er janvier 2030, et la situation sera catastrophique, selon lui, « à moins que nous ne
soyons très, très sages ou très, très chanceux » (version électronique disponible).
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personnes, image à petite échelle de la situation planétaire telle qu’esquissée dès le début : la
démographie représente un fondement incontournable des crises présentement en train d’éclater.
Figure 4
L’exode rural et l’étalement urbain à Jakarta : sur les terres agricoles
Source : NASA Earth Observatory (2008)
Nous sommes rendus à un moment « critique » de notre développement et nous manquons
cruellement d’outils pour encadrer l’effort nécessaire pour nous sortir de ses crises. Celle que
nous traversons n’est pas une crise comme les autres; la récession que nous traversons n’est pas
une récession comme les autres. Il n’y a pas de « sortie durable » imaginable, mais il importe de
commencer dès maintenant à préparer l’avenir.
Et voilà que la façon des économistes de caractériser notre endettement généralisé a toujours pour
cible l’indice fétiche définissant les dérapages à la base de notre développement qui gage que le
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monde est infini. L’endettement est en effet caractérisé, constamment, en fonction de son
pourcentage du PIB des différents pays – comme si le PIB constituait un indice sur lequel
s’appuyer, et comme s’il fournissait une vision de la façon dont l’endettement serait effaçable.
Or, il n’en est rien. Nous devons en priorité reconnaître les faiblesses multiples de cet indice
phare du système et commencer à concevoir les outils d’une « sortie » de crises, la meilleure
possible.
18
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