Appartenance et distanciation dans la famille

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Appartenance et distanciation
dans la famille1
Mathieu Scraire
Mon point de départ sera le constat d’une certaine suspicion qui existe dans
l’espace public face à la capacité de la famille de former des individus tolérants et
ouverts aux autres, capable de « vivre-ensemble », constat qui me semble évident
lorsqu’on est le moindrement attentif aux débats en France comme au Québec au sujet
de l’enseignement de la morale à l’école. Ma question directrice sera la suivante : Doiton « arracher » l’enfant à ses « déterminismes familiaux » pour le « socialiser » ? En
d’autres termes, la condition concrète et déterminée de la famille doit-elle être
considérée comme un obstacle ou un frein à la vie sociale de l’enfant et, par
conséquent, au vivre-ensemble ? La nécessaire distanciation d’avec le terreau familial,
qui consiste en l’apprentissage de l’autonomie, est-elle de l’ordre de la rupture ou de
l’accomplissement ? Je commencerai par aborder un concept qui m’apparaît dominant
dans les débats, soit un certain idéal de « neutralité » dans la formation morale de
l’enfant, en l’opposant aux préjugés ou aux déterminismes reçus dans la famille, puis en
mettant en lumière une vision « positive » ou féconde des préjugés, pour enfin discuter
de la responsabilité de la famille à l’égard des préjugés qu’elle transmet
nécessairement. Donc le maître-concept sera ici celui du préjugé.
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Communication donnée dans le cadre du IXe Colloque annuel de philosophie de la Communauté SaintJean sous le thème « La famille et la culture de la rencontre », Terrebonne, Québec, le 09-02-15.
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1. L’idéal de neutralité dans la formation morale de l’enfant
Une idée populaire chez les législateurs, en France comme au Québec, consiste à
dire que l’enseignement de l’éthique ou de la morale à l’école doit favoriser la liberté
par rapport aux « déterminismes » implantés dans le terreau familial. Si j’ai bien suivi, la
France s’apprête, si ce n’est déjà fait, à implanter un cours de « morale laïque », à raison
d’une heure par semaine2, ce qui serait une nouveauté par rapport au cours
d’instruction civique qui se donnait jusqu’à présent. Il s’agit plus ou moins du même
mouvement qui a vu naître ici le cours d’éthique et culture religieuse : on sent que les
finalités sont les mêmes.
L’ancien ministre de l’éducation nationale, M. Vincent Peillon, qui est agrégé de
philosophie, a fait couler beaucoup d’encre avec son mot fameux, dans L’Express du 2
septembre 2012, visant à expliquer ce qu’est la « morale laïque » : « [L]e but de la
morale laïque est d'arracher l'élève à tous les déterminismes, familial, ethnique, social,
intellectuel »3. Cet objectif est encore précisé dans son livre-programme Refondons
l’école (2013) :
Dans notre tradition républicaine, il appartient à l’école non seulement de produire un individu
libre, émancipé de toutes les tutelles – politiques, religieuses, familiales, sociales – capable de
construire ses choix par lui-même, autonome, épanoui et heureux, mais aussi d’éduquer le
4
citoyen éclairé d’une République démocratique, juste et fraternelle .
2
Voir Libération du 22-04-13. En ligne. URL http ://www.liberation.fr/societe/2013/04/22/peillonconfirme-des-cours-de-morale-laique-a-partir-de-2015_898019. Consulté le 07-02-2015.
3
L’Express du 02-09-2012. En ligne. URL <http://www.lexpress.fr/actualite/politique/vincent-peillon-pourl-enseignement-de-la-morale-laique_1155535.html>. Consulté le 07-02-15.
4
V. Peillon, Refondons l’école, Paris, Seuil, 2013, p. 12.
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Je suis assez confiant que nous nous entendons pour dire qu’éduquer un enfant,
c’est en grande partie lui donner les ressources nécessaires pour qu’il devienne
éventuellement autonome. Or l’apprentissage de la liberté, ou de l’autonomie, suppose
ici une rupture forte avec les « déterminismes », voire les « tutelles », transmis
notamment dans la famille. Ce que le ministre appelle déterminisme ou tutelle, on peut
en un sens large l’appeler préjugé. C’est un terme fort, avec une connotation fortement
négative. C’est que les préjugés sont censés limiter et fermer notre compréhension ou
notre ouverture aux autres. Pour le montrer, commençons par définir le préjugé et voir
comment cette notion s’applique ici. La définition classique du préjugé est celle d’un
jugement préalable avant l’examen. On pourrait dire, un jugement porté avant d’avoir
en main tous les éléments pertinents nous permettant un jugement « définitif » et
éclairé sur telle ou telle question. S’en tenir à des préjugés, c’est en un sens être
prisonnier des idées reçues. Or si les préjugés ont un caractère négatif, c’est parce qu’on
leur attache la notion de préjudice au sens d’un tort, d’un dommage causé à quelqu’un.
Les critiques du profilage racial, par exemple, argumentent qu’un tort est causé à une
personne avant même de savoir si elle est coupable de quoi que ce soit, en raison d’un
jugement préalable porté sur son appartenance à une race. Les féministes argumentent
que certains contes, certaines coutumes (le bleu et le rose, les camions et les poupées…)
par exemple, perpétuent des stéréotypes sur les rôles masculins et féminins qui nous
enfermeraient dans un carcan trop serré en discréditant par avance certaines
expressions moins traditionnelles de ces rôles : le père qui se prévaut du congé parental
pour s’occuper des enfants alors que c’est la mère qui travaille, par exemple.
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Or la famille n’est jamais sans transmettre de préjugés. Parce qu’elle transmet
un bagage culturel, moral, religieux, politique, elle transmet du coup des jugements
préalables dont la portée s’étend beaucoup trop profondément pour prétendre que
l’enfant se les approprie au moins d’un examen critique rigoureux. Et les préjugés ont ici
comme caractéristique qu’ils empêchent de reconnaître l’autre comme autre, donc qu’ils
empêchent ou entravent l’accueil bienveillant de l’autre. Or, comme la famille transmet
un bagage de préjugés, n’est-il pas juste de dire que la famille entrave, alors qu’elle
devrait plutôt favoriser, la capacité de l’enfant à faire preuve d’ouverture et de respect
des autres ? Donc que l’État, soucieux de favoriser l’éducation de citoyens libres et
ouverts aux autres, doive faire contrepoids aux déterminismes familiaux en favorisant
l’élimination des préjugés, c’est-à-dire de tout ce bagage que reçoit l’enfant dans sa
famille ? Dit simplement, l’État doit-il favoriser la rupture entre l’individu et son terreau
familial ?
2. Une autre perspective sur les préjugés
Or cette vision suppose un certain idéal de « neutralité », c’est-à-dire qu’une
certaine neutralité par rapport aux préjugés soit possible. Cet idéal est celui de la
philosophie des Lumières, qui imprègne encore fortement les esprits dans le débat qui
nous concerne. L’idéal serait de former des individus neutres par rapport à tout préjugé,
au sens où ils se seraient élevés au niveau d’une rationalité « transparente » et par là,
seraient alors en mesure de faire des choix éclairés. Mais une telle neutralité est-elle
seulement possible, voire souhaitable ? H.-G. Gadamer a un peu révolutionné la
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philosophie au XXe siècle en proposant une vision « positive » des préjugés. Sa thèse à
cet égard est double : Tout d’abord, selon lui, nous ne serions jamais sans préjugés.
C’est ce que Gadamer appelle l’appartenance. Il a eu ce mot fameux : ce n’est pas
l’histoire qui nous appartient, c’est nous qui lui appartenons5. Ce qu’il veut dire, c’est
que les préjugés forment ce que nous sommes à un niveau que la réflexion consciente,
rationnelle, ne pourra jamais totalement élucider. Pour comprendre cela, il faut voir les
préjugés en un sens un peu plus large que le sens commun. Prenons le cas exemplaire
du langage : apprendre à parler, c’est apprendre une langue déterminée. Or une langue
est bien plus qu’un outil qui serait à notre disposition pour communiquer : parce que les
mots nous mettent en contact avec la réalité, la langue est à la fois l’expression et le
terreau où s’enracine notre compréhension du monde que nous cherchons à connaître
et où nous cherchons à nous y retrouver. Mais la langue est l’expression d’une culture;
elle est enracinée dans l’histoire; elle est modelée par des idées qui ont pris forme en
son sein et qui l’ont modifiée de l’intérieur; elle est fécondée et modifiée par l’histoire
de la philosophie, de la théologie, de la science, du droit, dont elle est imprégnée de
part en part, et par l’usage courant que des sociétés déterminées en font; elle est le
dépositaire de visions du monde. En un mot, la langue est en elle-même une
transmission de « préjugés », c’est-à-dire ici de couches de sens ancrés beaucoup trop
profondément pour qu’une conscience éclairée puisse prétendre les mettre au jour.
C’est ce que Gadamer appelle l’enracinement langagier de la compréhension.
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Cf. Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode, Paris, Seuil, 1996, p. 298.
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Mais ce n’est pas tout. D’autre part, la caractérisation négative des préjugés
comme falsifiant notre rapport aux autres serait comme une manifestation superficielle
d’un phénomène plus profond : les préjugés seraient en fait, à un niveau fondamental,
la condition de la compréhension, dans la mesure où on les considère comme les
« lignes d’orientation provisoires » qui favoriseraient notre compréhension du monde,
des choses, des autres. C’est parce que la langue, par exemple, est profondément
enracinée dans la réalité qu’elle favorise notre contact avec celle-ci, qu’elle favorise
notre compréhension des choses. Bien entendu, le langage peut être vu comme un
« déterminisme », c’est-à-dire comme un bagage de « préjugés » transmis dans la
famille : j’ai une langue « maternelle » déterminée avec sa couleur propre, son histoire
et son enracinement dans un terreau déterminé. Mais c’est à partir de ce bagage
déterminé que je peux entrer en communication avec les autres et avec le monde, que
je peux lire, m’instruire, chercher à comprendre. De plus, il est toujours possible d’ouvrir
et d’élargir l’horizon de compréhension qu’offre une langue maternelle : je peux
apprendre une autre langue, qui possède sa propre couleur qui n’est pas tout-à-fait celle
de ma langue maternelle. Apprendre une autre langue, disait Gadamer, c’est acquérir
une ampleur de vue supplémentaire, c’est s’élever à un horizon supérieur de
compréhension. Mais si je veux apprendre une autre langue, je dois connaître ma
propre langue. Et bien connaître sa propre langue favorise l’apprentissage d’une autre
langue. Cela ne l’entrave pas. La langue maternelle, si elle transmet certes un bagage de
préjugés, n’en demeure pas moins une ouverture fondamentale sur le monde. Le
préjugé a ici le caractère d’une ouverture sur le monde, ouverture qui est beaucoup plus
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fondamentale que le caractère négatif des préjugés qui ferment et qui apparaît en
superficie.
J’ai donné l’exemple du langage, qui est en fait pour Gadamer beaucoup plus
qu’un exemple, mais il en va de même des principes moraux inculqués dans la famille,
de la religion, de la nationalité, de l’historique familial, etc. Pour donner l’exemple de la
religion : si j’ai été formé au sein d’une religion, je serai plus en mesure de comprendre
quelqu’un qui appartient à autre religion que la mienne, et non pas moins, qu’un
individu qui a été élevé dans une famille sans appartenance religieuse. Si j’ai la foi, je ne
serai peut-être pas tenté de comprendre l’autre d’abord à l’aide de catégories
extérieures à celle-ci – les catégories politiques ou psychanalytiques par exemple – j’ai
affaire à un croyant, et je « sais » par expérience ce que cela signifie; il y a un point de
rencontre ou un terrain d’entente possible en principe.
Tout ce bagage demande certes à être approprié par l’enfant qui s’achemine vers
l’autonomie, et cette appropriation peut signifier prendre ses distances, d’où le titre de
ma communication qui met en relation appartenance et distanciation dans la famille. Je
ne voudrai pas nécessairement reproduire la vision de l’éducation de mes parents, par
exemple. Peut-être que mon éducation morale était trop rigoriste et que je voudrai être
plus souple, l’inverse étant aussi possible. Mais ce que ma famille me donne, ce sont des
lignes d’orientation dans le monde et dans mes rapports avec autrui qui, si elles peuvent
être corrigées, n’en demeurent pas moins fondamentales. Ainsi, c’est parce que j’ai reçu
un bagage moral dans ma famille que je suis en mesure de mieux jauger plus tard ce que
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je m’approprie et ce dont je prendrai mes distances : on n’apprend pas à respecter des
principes moraux en étant d’abord neutre face à ceux-ci.
Ma thèse consiste à dire que la relation d’appartenance qui existe dans la
famille, laquelle précède toute distanciation et la rend possible, est la condition
essentielle de la socialisation. Or, si une telle relation d’appartenance suppose un
contexte déterminé, notamment par le langage et la religion, par une culture, par une
histoire, c’est à partir de ce « plein » de déterminations, et non d’un idéal de
« neutralité », que la rencontre de l’autre comme autre est possible. C’est dans la
famille qu’on apprend à parler, à aimer, à partager, à pardonner, mais non en étant
« neutre » : cet apprentissage se fait à travers une certaine vision du monde, des
principes moraux ou religieux, ou encore une certaine vision de la politique, c’est-à-dire
du bien commun.
L’argument de la neutralité, il ne faut pas se le cacher, provient surtout de la
méfiance envers le fait religieux, particulièrement exacerbée dans la foulée des
événements tragiques causés au nom de la religion. Il faudrait apprendre à être neutre
au point de vue religieux, c’est-à-dire, si j’interprète bien le mot de Vincent Peillon,
apprendre à s’arracher à notre terreau religieux, pour apprendre à « construire nos
choix » de manière libre. Je ne voudrais pas faire dire au ministre ce qu’il n’a pas dit,
mais la conclusion s’impose : il s’agirait de favoriser la « construction de choix » par des
citoyens autonomes, tout en espérant une certaine modération sur la question
religieuse; perspective tout-à-fait représentative de la France laïciste. Et si les familles
ne sont pas prêtes à cela, alors l’État va s’en charger. D’où l’implantation d’un cours de
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« morale laïque » en France ou d’« éthique et culture religieuse » ici au Québec. Mais
une question s’impose ici : l’impératif de se soucier des autres, du respect, existe-t-il en
dehors des traditions religieuses ? Y a-t-il quelque morale qui ne renvoie pas en son fond
à quelque fondement religieux ? On entend parfois que nous n’avons pas besoin d’être
religieux pour faire le bien; c’est certainement possible, mais d’où vient cet impératif de
faire le bien, si ce n’est de quelque tradition religieuse ? De la raison pure ? On pourrait
argumenter, mais ce n’est pas mon propos ici, que les philosophes qui ont travaillé ces
questions par le recours à la raison renvoient pratiquement toujours à quelque fond
religieux : Platon, Aristote, Augustin, Kant, Hegel, Lévinas, etc. De plus, on oublie
souvent que c’est par la religion que se sont imposées les plus grandes formules de cet
impératif du souci des autres : Aime ton prochain comme toi-même, aimez-vous les uns
les autres comme je vous ai aimés, il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie
pour ceux qu’on aime, etc. L’État doit-il arracher l’enfant qui a été éduqué dans ces
principes au sein d’une famille déterminée enracinée dans sa tradition à tout ce bagage
moral transmis pour qu’il puisse « socialiser », respecter les autres ?
La thèse selon laquelle la famille déterminée serait un frein ou un obstacle à la
socialisation trouve aussi un contrepoids dans l’idée de communauté. La famille est une
communauté au sens fort, qui préfigure toutes les autres communautés : elle est
composée, d’une part, de gens qui ont choisi de vivre ensemble, mais aussi d’autres qui
n’ont pas choisi de vivre ensemble : si j’ai choisi mon épouse, je n’ai pas choisi mes
enfants, au sens d’une sélection « neutre » parmi des choix disponibles en fonction d’un
certain nombre de critères. En fait, il est vrai que je n’ai même pas choisi mon épouse en
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ce sens (!). Il serait peut-être plus juste de dire qu’elle m’a été choisie. Mais il demeure
que la famille est composée de gens qui ont à apprendre à se connaître et à vivre
ensemble sans possibilité de « s’en sortir »; or cet état de fait est probablement le test
le plus contraignant de la « socialisation ». On entend souvent que la garderie, par
exemple, est une bonne chose car les enfants y apprennent à « socialiser ». Mais c’est
faux : dans la famille, nous avons tout ce qu’il faut pour socialiser, avec une contrainte
de plus qui est que l’on habite ensemble : on y apprend à socialiser « sur le tas », si vous
me passez l’expression, c’est-à-dire qu’apprendre à socialiser y est une nécessité
absolue. De plus, nous n’avons pas besoin d’une foule pour socialiser : côtoyer deux,
trois, quatre ou six personnes à tous les jours est suffisant pour générer des conflits et
nous apprendre ainsi la nécessité du pardon; pour générer des trahisons et nous
apprendre la valeur de la confiance; mais aussi pour générer l’attachement et les
relations durables, lesquelles seront généralement moins caractéristiques des relations
que nous aurons à l’extérieur de la famille relation académiques, relations de travail,
etc. Si j’éprouve de l’antipathie pour un collègue, par exemple, je n’ai pas à m’occuper
de lui comme je m’occupe des enfants. Un ado qui ne s’entend pas avec d’autres
étudiants ne sera pas lié à eux le reste de ses jours, etc.
Il est vrai que les relations d’amitié et d’amour existent à l’extérieur de la famille;
mais l’amitié est toujours rare et l’amour, encore exclusif, du moins lorsque je vais
fonder ma propre famille. Mais ces relations peuvent-elles exister là où elles font défaut
dans la famille ? Possible, mais certainement ardu, comme en témoigneront
généralement ceux qui ont été élevés dans un contexte familial difficile. Ne sont-elles
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pas le prolongement, la continuité de leur fermentation dans la famille ? Cette capacité
à entrer en véritable contact avec autrui, dont l’apprentissage est une nécessité si je
veux former des relations vraies, que ce soit des relations d’amitié ou d’amour, c’est
dans la famille que nous l’apprenons.
3. La responsabilité de la famille à la lumière des préjugés : la culture de la rencontre
La famille est un terreau fertile pour les « préjugés ». Notre appartenance à
notre famille concrète se traduit par notre appartenance au langage, à une religion, à
une culture, à des principes moraux, etc. La question est de savoir si cela est une bonne
chose ? En considérant les préjugés comme lignes d’orientation provisoires qui
délimitent notre horizon de compréhension mais tout en l’incitant à s’élever à un
horizon supérieur (comme nous l’avons vu avec le langage), nous pouvons voir la portée
« positive » des « préjugés » ou des « déterminismes » qui existent dans la famille. Or si,
comme l’a montré Gadamer, cette vision positive des préjugés est possible, elle n’en
appelle pas moins une tâche, qui est celle de reconnaître nos préjugés comme tels, parce
que les préjugés peuvent effectivement fermer notre rapport aux autres : ils peuvent
nous emprisonner dans des jugements préalables qui débouchent sur le préjudice. Je
peux aimer mon prochain, par exemple, mais tout en sélectionnant attentivement qui
est mon prochain; celui qui « fait mon affaire », au sens où il n’exige pas trop de moi.
Mais reconnaître nos préjugés comme tels ne signifie pas nécessairement abandonner
en bloc tout préjugé; il s’agit d’élargir notre horizon de compréhension au contact des
autres. Et cette tâche est aussi et de manière fondamentale, selon moi, la tâche de la
famille. Voici quelques pistes de réflexion à cet égard : Si je suis chrétien, suis-je capable
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d’inculquer à mon enfant le respect des autres traditions religieuses ? De ceux qui se
disent athées ou sans appartenance religieuse ? J’ai un collègue musulman : est-il
responsable, en raison de son appartenance religieuse, des attentats monstrueux
encore récents contre le magazine Charlie Hebdo en France ? La religion en bloc est-elle
responsable de la violence ? À l’inverse, vais-je sensibiliser mon enfant à l’idée que la
liberté d’expression a ses limites et que la libre expression peut effectivement blesser et
détruire ? Un homosexuel est-il par définition un pervers dont il me faut me tenir à
bonne distance ? À l’inverse, un collègue critique du « mariage gay » est-il
nécessairement un dangereux homophobe ? Si je viens d’une tradition religieuse
critique du « mariage gay », y a-t-il place pour une critique motivée par l’amour ? Et une
telle critique pourrait-elle être reconnue comme telle ? Comment est-ce que je parle
des policiers ? Des politiciens ? Est-ce que je les discrédite systématiquement ? Les
policiers sont-ils en soi des êtres malins dont la seule occupation consiste à piéger les
honnêtes citoyens ? Est-ce qu’un politicien est, par définition, indigne de ma confiance ?
Plus globalement, n’est-il pas possible de trouver à l’intérieur de notre
enracinement profond, notre appartenance à une culture, à une religion, à une vision du
monde, à une famille, à une langue, à une histoire des ressources d’ouverture à l’autre ?
Et cette appartenance, cet enracinement profond n’est-il pas en définitive ce qu’il
appartient à la famille de transmettre ? À la question de départ, qui était : Faut-il
arracher l’enfant aux déterminismes familiaux pour le socialiser ?, ne conviendrait-il pas
plutôt de répondre, pour paraphraser les philosophes, qu’il s’agirait de « s’y ancrer
convenablement », c’est-à-dire en reconnaissant nos préjugés comme tels et en
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s’efforçant de les éprouver au contact des autres ? Se profile ainsi la responsabilité
essentielle de la famille : se comprendre elle-même comme milieu de vie ouvert sur
l’autre, comme un lieu privilégié de rencontre et de fraternité, ce qui est une manière
de dire que l’appartenance déterminée dans la famille est la condition première de
l’ouverture à l’autre.
La famille doit s’efforcer de discriminer entre les préjugés qui ferment et les
préjugés qui ouvrent. Elle a elle-même à opérer une certaine distanciation face à sa
propre histoire : si j’ai vécu une enfance violente, par exemple, cette nécessaire
distanciation sera peut-être difficile, car on a tendance à reproduire ce que l’on a vécu,
mais elle n’en est pas moins une tâche, qui n’est pas impossible. C’est en ce sens que
j’interprète le titre du colloque, La famille et la culture de la rencontre. Cultiver, c’est au
sens agricole du terme « faire pousser », « faire croître ». « Arrachez » la pousse à la
terre dans laquelle elle pousse et elle mourra. Ce n’est que dans la mesure où la famille
faillit à sa tâche essentielle que l’État se considérera investi de la mission de pallier à la
famille; mais ce qui en résultera ne peut être que moins de liberté pour tout un chacun.
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