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LA MÉTHODE DE DÉSACTIVATION ÉMOTIONNELLE DES PRÉJUGÉS
Jean-Nil BOUCHER, professeur de sociologie — Cégep de l’Abitibi-Témiscamingue
Albert Einstein a écrit : Il est plus difficile de désagréger un préjugé qu’un atome.
La méthode proposée vise à démontrer qu’il avait tort !
RÉSUMÉ
La méthode proposée a pour but d’aider les étudiants à diminuer les préjugés qu’ils peuvent entretenir
envers différents groupes sociaux. Qu’il s’agisse d’homosexuels, de handicapés ou d’immigrants, les
représentants de groupes victimes de préjugés sont invités à venir en classe confronter les préconceptions
qu’entretiennent les étudiants à leur égard.
1.
LES COMPOSANTES D’UN PRÉJUGÉ
Il existe de nombreuses définitions des préjugés proposées par des auteurs appartenant à des domaines
très divers. L’une de ces définitions est la suivante :
« Les préjugés
Il s’agit d’une opinion adoptée sans examen, souvent imposée par le milieu ou l’éducation. C’est
un jugement, une opinion préconçue qu’on s’est faite sur quelqu’un, parfois avant même de le
connaître. « Préjuger » signifie littéralement « juger d’avance ». Le préjugé est plus une attitude
qu’un comportement ; c’est un état d’esprit à l’égard d’une valeur, une disposition mentale qui
exerce une influence sur les réactions de l’individu envers des objets et des situations. Le
préjugé peut donc être défini comme une attitude émotive et rigide, une prédisposition à
réagir à certains stimuli provenant d’un groupe de personnes d’une certaine façon. Il peut ne
pas impliquer d’actions ouvertes contre les membres d’un groupe. »1
Retenons de cette définition qu’un préjugé est une idée préconçue véhiculée socialement. Il est si
imbriqué au vécu en société et répandu en si grand nombre que nul ne peut se vanter d’en avoir aucun.
Il contient à la fois une dimension sociale, une dimension cognitive et une dimension émotionnelle.
La dimension sociale signifie qu’un préjugé doit déjà être présent dans un milieu pour qu’il puisse
être intériorisé. Un individu ne crée donc pas ses propres préjugés, il ne fait que les « emprunter » à
son environnement social et les intégrer à son mode de pensée. Certes, un tel processus se déroule à
l’insu de l’individu, de sorte qu’il en est fort peu conscient. À la question « Quels sont mes principaux
préjugés ? », personne ne peut répondre avec aisance et spontanéité. En effet, les préjugés doivent
être « découverts », il faut les rendre conscients à l’aide de réflexion et de discussion.
La dimension cognitive réfère au fait qu’un préjugé est constitué de « connaissances ». Il faut cependant
préciser que ces « connaissances » peuvent très bien être incomplètes, biaisées, inexactes ou simplement
fausses, ce qui les distingue nettement des connaissances scientifiques élaborées au terme d’une
1. BOURQUE, R., « Les mécanismes d’exclusion des immigrants et des réfugiés », dans Gisèle Legault (dir.), L’intervention interculturelle,
Montréal, Gaëtan Morin, 2000, p. 93.
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démarche intellectuelle rigoureuse. Il est d’ailleurs remarquable que, souvent, les « connaissances »
qui constituent les préjugés soient des jugements négatifs sur les qualités attribuées à certains
groupes sociaux. Ainsi, tel groupe peut être réputé paresseux, égoïste, abuseur, violent ou profiteur
sans que de tels qualificatifs soient objectivement démontrés ni même démontrables.
Enfin, la dimension émotionnelle réfère au fait qu’un préjugé n’est pas neutre au plan affectif. Croire,
par exemple, que tel groupe social est dépravé moralement ou abuse de certains privilèges soulève
immédiatement une réaction émotive plus ou moins forte.
2.
LES COMPOSANTES DE LA MÉTHODE
La méthode proposée prend en considération chaque composante d’un préjugé. Ainsi, puisqu’un
préjugé provient d’un milieu social, c’est également dans un milieu social – la classe – qu’il peut être
défait ou modifié. Également, puisqu’un préjugé est composé de « connaissances » plus ou moins
fausses, c’est en rectifiant celles-ci et en en ajoutant de nouvelles que le préjugé se retrouve plus
ou moins anéanti au profit de connaissances véritables. Enfin, la composante émotionnelle est
omniprésente dès l’étape de la verbalisation et surtout lors de la rencontre avec le représentant d’un
groupe victime de préjugés.
La verbalisation des préjugés à laquelle participent tous les étudiants de la classe est la première
étape de la méthode de désactivation. Il est remarquable que durant cette phase – qui se déroule
en l’absence d’un représentant d’un groupe victime de préjugés – les préjugés paraissent « grossir »
à mesure que leur liste s’allonge. Il va de soi que des règles claires doivent encadrer la phase de
verbalisation collective. Les expressions d’agressivité, les blagues grossières, les vulgarités ou les termes
méprisants sont strictement interdits. Malgré ces précautions, il est prévisible que le professeur qui
recueille pour la première fois la liste des préjugés énoncés par les étudiants ressente un malaise
devant l’ampleur de cette énumération.
La seconde phase est celle du dialogue qui se déroule lors de la venue de l’invité en classe. Le
représentant d’un groupe victime de préjugés réagit à la liste des préjugés. Il tente alors de départager
le vrai du faux, d’expliquer les discriminations subies, il peut même expliquer comment il se sent face
aux préjugés dont il est la cible et agrémenter sa présentation d’anecdotes et de témoignages. Il est,
bien sûr, disposé à répondre à toutes les questions posées par les étudiants.
La troisième phase est constituée d’une discussion ultérieure entre le professeur et les étudiants, ce
qui permet de faire la synthèse des idées apprises et d’analyser les réactions suscitées lors de la phase 2.
Voici la figure qui présente de façon visuelle les trois phases de la méthode.
SCHÉMA DE LA DÉSACTIVATION ÉMOTIONNELLE DES PRÉJUGÉS
Dimension cognitive
Dimension émotionnelle
CONTEXTE SCOLAIRE
PHASE 2
Dialogue avec un représentant du
groupe victime
PHASE 1
Verbalisation de préjugés
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PHASE 3
Rétroaction en classe après la rencontre
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3.
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L’ANALYSE DE LA MÉTHODE DE DÉSACTIVATION
Cette méthode permet de dissocier les préjugés en leurs composantes cognitive et émotionnelle
afin d’atténuer les émotions négatives tout en augmentant le niveau des connaissances objectives
et exactes concernant différents groupes victimes de préjugés. Il s’agit donc d’une méthode de
restructuration cognitive qui vise avant tout une réorganisation des émotions ressenties envers des
groupes sociaux plus ou moins stigmatisés.
La phase 1
Elle se déroule sans la présence d’un invité, et ce, afin de faciliter l’expression des préjugés de la
part des étudiants. La liste des préjugés doit être inscrite au tableau au fur et à mesure de leur
verbalisation et elle doit être réinscrite lors de la venue en classe de l’invité (la liste des préjugés est,
au préalable, montrée à l’invité lors de la rencontre préparatoire avec le professeur).
La phase 2
Elle correspond à la venue en classe d’un représentant d’un groupe victime de préjugés. Si la rencontre
se déroule comme prévu – ce qui, selon mon expérience, se produit chaque fois – une relation s’établit
entre l’invité et les étudiants. Grâce à la communication franche et ouverte, les composantes des
préjugés se dissocient : les émotions négatives s’estompent alors que grandissent les connaissances
véritables envers le groupe représenté par l’invité.
La phase 3
Elle est l’occasion d’une rétroaction afin d’analyser ce qui s’est produit lors de la rencontre avec l’invité
et d’en faire une synthèse. Elle est aussi l’occasion idéale pour redéfinir les éléments d’informations
contenus dans les préjugés et ainsi départager le vrai du faux. Cette discussion se déroule entre les
étudiants et le professeur.
Remarque : Au cours de la phase 1 consacrée à la verbalisation, les étudiants ont rarement l’impression
d’émettre des préjugés. De leur point de vue, ce sont les membres de tel groupe social qui
adoptent des attitudes ou des comportements répréhensibles. Puis, au cours de la phase
2 ou de la phase 3, selon le cas, ils réalisent soudainement que ces « caractéristiques »
ne sont rien d’autre que leurs propres préjugés à leur égard. Cette prise de conscience
du phénomène de projection a pour conséquence que les préjugés apparaissent pour ce
qu’ils sont et les étudiants réalisent leur part de responsabilité dans la fermeture dont ils
ont fait preuve jusqu’à ce jour envers le groupe ciblé par leurs préjugés. Désormais, ils
risquent de douter de la valeur de leurs propres préjugés, alors que ceux-ci constituaient
une sorte de « certitude » auparavant. Ils s’ouvrent donc à d’autres réalités.
4.
LES CONDITIONS GAGNANTES D’UTILISATION DE LA MÉTHODE
Le succès de l’application de la méthode de désactivation émotionnelle des préjugés dépend de certaines
conditions. Voici les principales conditions de base qui doivent être réunies pour un résultat optimal.
– Une ouverture d’esprit de la part des étudiants. Ceux-ci doivent en effet posséder a priori le désir
sincère de confronter leurs préjugés; dans le cas contraire, aucun dialogue enrichissant ne sera
possible avec les invités.
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– Une rencontre préparatoire du professeur avec le futur invité, ce qui donne l’occasion d’établir
le contact entre eux. Il est souhaitable que le professeur connaisse à l’avance le contenu détaillé
des idées et des informations qui seront présentées par l’invité, ce qui permet de valider leur
pertinence et de faciliter la rencontre avec la classe d’étudiants.
– Le besoin ressenti par les étudiants de devoir prendre conscience de leurs préjugés et de devoir
les atténuer afin de répondre adéquatement aux exigences de leur future profession.
– La verbalisation des préjugés et la rencontre des invités se déroulent dans un temps rapproché.
– La participation d’invités qui ont un contenu pertinent à transmettre et qui possèdent des qualités
de communicateur.
– La possibilité de recevoir plusieurs invités à la fois, ce qui assure une diversité des points de vue
émis et place, pour ainsi dire, en position de « force » le groupe victime de préjugés face à la classe
des étudiants.
– Le recours à des questions élaborées en collaboration avec le professeur et l’invité lors de la rencontre
préparatoire. Les réponses à ces questions sont fournies par l’invité lors de sa venue en classe et
les étudiants doivent les prendre en note car elles se retrouveront dans un éventuel examen.
– Les étudiants doivent avoir confiance en leur professeur. Celui-ci est en effet le pilier qui, tout au
long de la session, organise les conférences, fait un retour sur les échanges qui ont eu lieu et qui
sert de modèle éthique pour les étudiants.
5.
PLUSIEURS PERSPECTIVES, UN PARADIGME
La méthode proposée prend place dans le grand courant que constituent le cognitivisme, le
constructivisme et le socioconstructivisme. Ces visions de l’apprentissage ont en commun d’être
centrées sur l’activité de l’apprenant. Par exemple, dans la perspective cognitiviste, les connaissances
de l’élève priment sur le savoir à apprendre. Ce qu’il traite en premier lieu lorsqu’il apprend, ce sont
les connaissances qu’il possède déjà et à partir desquelles il tente de donner du sens aux nouvelles
connaissances qu’il acquiert. Selon la psychologie cognitiviste, [l’] « apprentissage se fait par la mise
en relation des connaissances antérieures et des nouvelles informations2 ».
La perspective constructiviste, pour sa part, […] « postule que la connaissance se construit par
l’action et la réflexion sur l’action3 ». C’est l’élève lui-même qui, par sa propre activité, construit
ses connaissances. Au contraire de représenter une sorte de réceptacle passif, l’apprenant apparaît
comme le sujet actif de ses apprentissages.
« Apprendre à connaître est quelque chose d’actif ; c’est activer et appliquer ses connaissances
antérieures. L’apprentissage de nouvelles choses se fait toujours en partant de ce que l’on sait
déjà, au moment d’une action. La connaissance se vit et s’acquiert en mode actif. On donne
un sens aux situations non pas en traitant des informations, mais en activant d’emblée ses
connaissances antérieures. Sans cette activation, la situation dans laquelle elle se trouve et
2. RAYMOND, D., Qu’est-ce qu’apprendre et qu’est-ce qu’enseigner ? Un tandem en piste, AQPC, Montréal, 2006, p. 27.
3. MASCIOTRA, D., Le socioconstructivisme, un cadre de référence pour un curriculum par compétences, 2005, p.1.
[En ligne] http://bivir.uqac.ca/bd/man.cfm?
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tout ce qu’elle comprend (objets, personnes, etc.) n’aurait aucun sens pour une personne.
Apprendre, c’est donc utiliser ce que l’on sait déjà4 ».
Enfin, la vision socioconstructiviste a la particularité de mettre l’accent sur l’importance des
interactions sociales dans toute activité d’apprentissage.
« Ainsi, pour les tenants du socioconstructivisme, ce sont les interactions avec les autres et avec
l’environnement qui façonnent nos connaissances et par lesquelles nous créons nos propres
connaissances. Les échanges avec le milieu sont vus comme essentiels à la construction des
connaissances5 ».
Les conceptions brièvement exposées ici se situent dans le prolongement l’une de l’autre et reposent
sur le même paradigme. Dans les trois conceptions, en effet, […] « ce sont les connaissances de
l’apprenant qui priment sur le savoir à apprendre ; il s’agit de la logique de l’apprentissage et non de
celle des contenus ; il s’agit de pédagogie de l’apprentissage et non de l’enseignement6 ». Également,
dans les trois conceptions, le résultat de l’apprentissage est conçu comme […] « une modification
de la structure cognitive (ou structure de connaissances) de la personne, une adaptation et une
création nouvelle des connaissances chez celui ou celle qui apprend7 ».
La méthode de désactivation émotionnelle des préjugés relève manifestement du même paradigme.
Cependant, deux distinctions majeures justifient, à notre avis, son ajout à la liste déjà longue des
méthodes pédagogiques reconnues. D’une part, il ne s’agit pas tant d’acquérir des connaissances
que de « défaire » des préjugés. En effet, les « connaissances » antérieures dont il est question sont
en fait biaisées, non vérifiées, affirmées sans rigueur car elles ne proviennent nullement d’un savoir
constitué scientifiquement.
D’autre part, l’objectif visé se situe beaucoup plus au niveau émotif qu’au niveau cognitif : ce que
mes étudiants disent eux-mêmes après une rencontre avec un représentant d’un groupe victime
de préjugés, c’est qu’ils se « sentent différents » face au groupe victime. Bien sûr, ils ont appris
de nouvelles connaissances, mais leur vision du groupe est transformée dans le sens qu’ils sont
désormais mieux « disposés » ou plus empathiques à son endroit. L’importance de la composante
émotive est d’ailleurs ce qui a déterminé le choix du nom attribué à la méthode.
6.
LES ÉLÉMENTS DU CONTEXTE SOCIAL QUÉBÉCOIS
Selon une conviction bien établie en sociologie, tout événement ou phénomène créé par les acteurs
sociaux peut être situé dans le contexte social qui l’a rendu possible. On peut donc être assuré que des
éléments du contexte social ont présidé à l’apparition de la méthode de désactivation émotionnelle et
déterminent dans une certaine mesure son utilisation. Tentons de repérer ces éléments.
– La visibilité sociale croissante des groupes sociaux autrefois marginalisés (par exemple les
personnes vivant avec un handicap et les personnes homosexuelles), ainsi que le développement
de communautés ethniques et ethnoculturelles issues de l’immigration.
4. Ibid., p. 4.
5. RAYMOND, D., op. cit., p. 31.
6. Ibid., p. 37.
7. Ibid., p. 43.
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– Les victimes sont invitées à s’exprimer et à défendre leurs droits. Au cours des dernières décennies,
il est devenu de moins en moins difficile pour les victimes de porter plainte et de dénoncer les
situations d’injustice qu’elles vivent. Qu’il s’agisse, par exemple, de victimes d’inceste, de violence
conjugale, de taxage ou de profilage racial, etc., les victimes reçoivent en général une écoute
attentive et empathique auprès des personnes ou des organismes chargés de prendre leur défense.
Les instruments juridiques tels que les chartes des droits et libertés contribuent d’ailleurs beaucoup
à cet état de fait.
– À l’inverse, les personnes qui véhiculent certains préjugés ou qui pratiquent de la discrimination
sont a priori stigmatisées. Il est remarquable, par exemple, que plusieurs termes créés depuis un
siècle visent expressément à dénoncer ceux qui font subir des préjudices aux victimes. C’est le cas
des mots raciste (1892), xénophobe (1903), sexiste (1972), abuseur (1977), homophobe (1979),
islamophobe (1994) et judéophobe (2005).
– La tendance sociale à s’ouvrir sur le monde, à vouloir communiquer sans entrave avec tous les
citoyens du monde. Les moyens de transport et de communication ainsi que la multiplicité des échanges économiques, etc., favorisent en effet la valorisation d’une ouverture aux autres qui se situe aux
antipodes du repli sur soi et de la peur des personnes « différentes » ou simplement étrangères.
CONCLUSION
Mon expérience montre que cette méthode est simple d’utilisation et efficace, le taux de réussite estimé
étant de 50 % à 60 %. Il faut savoir cependant que sa mise en application nécessite une certaine dose de
courage et de franchise. En effet, il n’est pas habituel dans la culture québécoise d’exprimer ouvertement
et collectivement des opinions qui sont « politiquement incorrectes ». Il s’agit pourtant d’une condition
indispensable pour établir une communication authentique avec des groupes sociaux stigmatisés et pour
avancer dans la quête d’une harmonie sociale la plus parfaite possible.
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