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Pratiques psychologiques 13 (2007) 327–335
http://france.elsevier.com/direct/PRPS/
Psychologie clinique
Quel cadre pour les groupes d’analyse de la pratique ?
Which setting for group to analyse clinical situation?
V. Di Rocco
Docteur en psychologie, centre hospitalier d’Annecy, université Lyon-II, Lyon, France
Reçu le 1er janvier 2007 ; accepté le 1er juin 2007
Résumé
Ce texte témoigne d’une expérience particulière d’animation de groupes dits « d’analyse de la
pratique » par un psychologue membre de l’institution à laquelle appartient l’équipe ayant fait une
demande d’élaboration de la pratique. Ce dispositif, du fait de l’absence d’extériorité du psychologue,
semble heurter la référence psychanalytique qui sert d’axe de théorisation de ces pratiques. Pourtant,
l’auteur fait l’hypothèse que ce type de dispositif peut permettre un réel travail d’élaboration subjectif à
condition que certaines règles soient établies respectant les principes de « l’analyse transitionnelle » définit par Anzieu. Il est ainsi possible de répondre à certaines problématiques organisées par un vécu de
« défaut fondamental » théorisé par Balint, portées par une demande peu différenciée.
© 2007 Société française de psychologie. Publié par Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
Abstract
The article recounts an uncommon experience in which analysis of clinical situations in a group setting is led and animated by a psychologist who is a member of the same institution as the group of personnel requesting the clinical analysis. Due to the fact that the psychologist is also a member of the institution, this setting seems to go against the psychoanalytical theory, which serves as the main reference
for this type of analysis. However, the author hypothesizes that this type of setting may allow a genuine
process of subjective elaboration, provided that certain conditions are established in order to respect the
principles of "transitional analysis" as defined by D. Anzieu. In this way, it is possible to respond to certain situations, which are organized by experiences or impressions of the "basic default" as theorized by
M. Balint, and presented as very little differentiated request.
© 2007 Société française de psychologie. Publié par Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
Adresse e-mail : [email protected] (V. Di Rocco).
1269-1763/$ - see front matter © 2007 Société française de psychologie. Publié par Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
doi:10.1016/j.prps.2007.06.002
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V. Di Rocco / Pratiques psychologiques 13 (2007) 327–335
Mots clés : Groupe d’analyse de la pratique ; Défaut fondamental ; Groupe syncrétique ; Analyse transitionnelle
Keywords: Group to analyse clinical situation; Basic fault; Syncretic group; Transitional analysis
Dans le cadre de son exercice en institution psychiatrique, le psychologue est régulièrement
sollicité, par les équipes avec lesquelles il travaille, afin qu’il écoute le vécu des soignants et
qu’il soutienne la réflexion concernant l’élaboration de leurs pratiques. Cette tâche est essentielle pour le maintien d’une vie subjective dynamique au service du soin, elle participe au
soutien d’une « fonction contenante », ce terme est utilisé ici dans un sens large qui peut se
décliner dans différents processus psychiques; accueillir, contenir, transformer et signifier.
Cette tâche peut bien sûr se dérouler suivant différentes formes. Les « espaces interstitiels »
(Roussillon, 1987), lieux de discussions informelles au cadre flou qui émaillent le fonctionnement institutionnel, peuvent être le lieu de l’échange sur un éprouvé difficile et de sa reprise.
Dans un autre registre, la supervision de l’équipe, animée par un intervenant, psychanalyste,
étranger à l’institution, peut être le lieu de la reprise des différentes facettes de la vie institutionnelle au sein d’un « métacadre » (Roussillon, 1983) défini de l’extérieur. Dans le cadre des
services de psychiatrie pour adultes, où nous exerçons, nous avons fait un choix, que l’on
pourrait qualifier d’intermédiaire : celui d’animer des groupes de paroles réunissant des infirmiers exerçant dans les mêmes services que nous. Il s’agit, dans l’espace de cet article de
témoigner d’une pratique, d’une réflexion sur une pratique, dans le champ de ce qu’il convient
d’appeler les groupes d’analyse de la pratique. Jusqu’à ces dernières années, ces dispositifs
d’analyse de la pratique ont été assez peu théorisés si ce n’est à travers la référence aux
« groupes Balint » issus du domaine médical et la réflexion sur les groupes de formation pratiqués dans le secteur éducatif. Ce témoignage est lui-même suscité par un cycle de formation
à l’analyse des pratiques dans le cadre de la structure hospitalière où nous exerçons.
Cette pratique a pour trait singulier de mettre en scène des personnes exerçant au sein de la
même structure, de la même équipe. Celle-ci est une structure hospitalière composée de multiples unités de soins comprenant des services d’hospitalisation à temps plein, des centres médicopsychologiques, un hôpital de jour… Dans ce dispositif, c’est le ou la, psychologue de
l’unité de soin qui anime un groupe composé d’infirmiers réunis pour échanger sur leurs pratiques. D’emblée se pose la question du travail psychique élaboratif possible dans le cadre
d’échanges groupaux entre membres d’une même institution, entre sujets pris dans une même
problématique institutionnelle, dans un même faisceau d’alliances inconscientes (Kaes, 1992).
Cette position heurte la référence psychanalytique qui sert d’axe de théorisation de ces pratiques. Il n’y a pas d’extériorité de l’animateur du groupe, pas de neutralité a priori, pas de
position tierce légitimée par un ailleurs perçu par tous, la confidentialité des échanges peut
devenir un paradoxe étrange… Cette approche en négatif semble exclure les préconditions
soutenant la mise en place d’un dispositif permettant le déploiement et l’analyse d’un processus d’élaboration. Pourtant, l’expérience nous incite à soutenir l’hypothèse qu’un réel travail
psychique se déroule dans ces groupes et que la psychanalyse est une référence essentielle
pour en soutenir la dynamique. La simple transposition directe d’un cadre psychanalytique
classique paraît impossible et n’aurait pas de sens dans un groupe réel, un groupe qui n’est
pas constitué par le dispositif. Nous allons vous présenter ici les aménagements que nous
avons mis en place.
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Plus concrètement, nous sommes plusieurs psychologues du centre hospitalier régional
d’Annecy à avoir l’expérience de ce type de groupe d’analyse de la pratique. Les différents
groupes d’analyse de la pratique ne sont pas complètement identiques, mais il est possible
d’en dessiner un fonctionnement général. Ces groupes réunissent, selon les dispositifs, 8 à 12
infirmiers durant une heure et demi, la fréquence des rencontres est soit mensuelle, soit sur
15 jours. Il est demandé aux infirmiers de s’engager à participer sur une période d’un an, ce
qui correspond à la durée d’un cycle de fonctionnement. À la fin de chaque année, un point
est fait sur le fonctionnement et la question de s’engager pour une nouvelle période d’un an
avec le psychologue de l’équipe est posée. Les groupes sont du type slow open, de nouveaux
infirmiers peuvent venir participer à ce travail pendant les premiers mois du cycle. Quelques
règles sont énoncées au début du cycle ; pas de jugement de valeur sur ce qui a été dit ou
fait par les membres du groupe, la parole doit être libre ; les propos sont confidentiels, les
idées doivent suivre leur chemin, mais les paroles prononcées dans le groupe appartiennent
au groupe et restent dans le groupe ; pas de travail sur les relations avec les patients suivis
directement par le psychologue qui anime le groupe. Les deux premières règles visent évidemment à soutenir une association libre protégée par le secret des échanges. La troisième règle
possède une double fonction, d’une part, permettre au psychologue une plus grande liberté
d’écoute en lui évitant d’être confronté à des situations cliniques dans lesquelles il est luimême impliqué, et d’autre part, elle marque une des limites de l’animation « interne » de ces
groupes et fait écho à la possibilité de faire appel à un psychologue plus « extérieur » à
l’équipe rappelée lors des points annuels.
Ces groupes ont une histoire qui permet d’en éclairer le fonctionnement. Pour moi, les
débuts de cette pratique remontent à l’époque où j’exerçais dans une unité d’hospitalisation à
temps plein. Il s’agissait alors de répondre à une demande, à une plainte, du personnel infirmier qui déplorait de ne pas avoir l’espace et le temps pour évoquer les relations avec les
patients qui avaient quitté l’unité de soin dont il assurait le suivi extérieur. À cette époque, le
suivi ambulatoire, qui succédait à une hospitalisation, n’était pas assuré par le centre médicopsychologique, mais par un système de référence exercé par le personnel des unités d’hospitalisation. Une ou deux infirmières se détachaient du service d’hospitalisation pour effectuer des
visites à domicile ou recevoir le patient dans l’unité d’hospitalisation pour un entretien. Cette
demande était directe, « adressée », il ne s’agissait pas de faire venir un « intervenant
extérieur ». J’avais aussi le sentiment que cette demande serait éphémère, qu’un renvoi serait
perçu comme un refus, un désaveu.
J’ai donc proposé un cadre inspiré des groupes Balint pour travailler sur les questions relationnelles posées par ces suivis infirmiers en mettant l’accent sur les notions de distance relationnelle et d’éprouvé subjectif. Au fil des années, ce groupe a subi différentes évolutions.
Assez rapidement, la notion de référence dans les suivis extérieurs a cédé la place à un registre
plus global, c’est-à-dire celui de l’ensemble des relations soignantes, qu’elles se déroulent dans
le cadre de l’hospitalisation ou des soins ambulatoires. Puis l’aide-soignante du service, très
impliquée auprès des patients hospitalisés au long court, a demandé à se joindre au groupe.
Enfin, des infirmières d’autres services ont souhaité participer à ce travail. Dans sa configuration finale, ce groupe rassemblait des infirmiers et des aides-soignantes travaillant dans différents services, essentiellement dans des unités d’hospitalisation temps plein, confrontés à un
vécu marqué par des affects massifs au contact d’une psychiatrie « lourde ». Au bout de huit
années de fonctionnement, après le départ pour d’autres structures de la majorité des infirmiers
présents à l’origine de ce groupe et la mise en place de supervision dans les différents services,
nous avons décidé de mettre un terme à ce travail.
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Ce groupe m’a servi de modèle, et, à la demande d’autres équipes infirmières, j’ai mis
parallèlement en place un groupe de ce type dans un hôpital de jour, puis un autre dans le centre médicopsychologique où j’exerce actuellement. Le groupe de l’hôpital de jour se centre
plus particulièrement sur des pratiques infirmières utilisant des médiations dans le cadre
d’atelier, le groupe du centre médicopsychologique concerne des pratiques infirmières se
déroulant dans le cadre d’entretiens et de visites à domicile.
La mise en place de ce premier groupe ne s’est pas faite sans résistances, ni réticences. La
demande était directe, des infirmiers au psychologue, alors que l’encadrement de l’équipe montrait quelques réticences à voir éclore un lieu de parole en marge du dispositif institutionnel classique. Cette réticence me paraissait fondée et de bon augure, et surtout nécessaire à la mise en
place d’une alliance avec cet encadrement. Cette réticence me paraissait fondée parce qu’elle
rencontrait mes propres résistances et de bon augure, car j’ai appris à me méfier des projets qui
ne soulèvent aucun débat, et qui suscitent une extrême bienveillance, relevant de l’indifférence et
prédisant un oubli certain. Accueillir ce type de demande soulève, pour moi, différentes résistances. Quitter le confort précaire de l’interstice où la parole est ambiguë, et où l’humour est nécessaire au tact, ainsi que le cadre prédéfini des multiples réunions d’équipe où le psychologue
bénéficie d’une position expertale, n’est pas sans conséquence. Il s’agit d’un engagement réel
dans un processus inconnu ou méconnu. Les risques sont évidents ; confusion des rôles, interférences, ingérence… Mais les deux principaux écueils sont, d’une part, la difficulté de garder un
« recul » suffisant, une liberté de pensée, pour apporter un éclairage dynamisant sur les relations
de soins de ses propres collègues de travail, et d’autre part, un enjeu narcissique majeur. En
effet, le psychologue est, une fois de plus, convoqué à une place impossible, celle que Fustier
(1993) appelle « le porte croyance », entre magicien bienveillant et sorcier maléfique. Ces résistances marquent, balisent, le travail psychique exigé pour le psychologue. L’animation de ce
type de groupe comporte une exigence de travail psychique ; accepter l’enjeu narcissique et mettre au travail les associations suscitées par le dispositif. Cette demande directe des équipes infirmières, non médiatisée par leur hiérarchie, ni par un service administratif de formation continue,
est une des caractéristiques importantes de ce type de groupe. Une autre caractéristique que j’ai
pu constater à plusieurs reprises est le fait que cette demande s’exprime dans les premiers temps
de la prise de fonction du psychologue, dans une période où le psychologue fait partie de
l’équipe sans être encore perçu comme porteur de l’histoire groupale.
Tous ces groupes ne sont évidemment pas identiques. Le contexte institutionnel dans lequel
exercent les infirmiers, la nature de la tâche soignante qu’ils accomplissent, l’histoire des liens
de l’équipe, marquent de leurs empreintes le travail psychique qui se déploie dans le groupe
d’analyse de la pratique.
Dans le cadre du groupe réunissant des infirmiers travaillant dans les unités d’hospitalisation
à temps plein, l’accent se porte sur l’expression des affects, l’expression des vécus douloureux
voire traumatiques, l’implication est forte, les propos sont souvent directs, les larmes ont leur
place. Parler de son vécu, de son éprouvé, de ses réactions, les lier, les intégrer à une pratique,
les partager avec ses collègues, sont loin d’aller de soi. « C’est dans ce groupe que j’ai appris à
parler » m’avait déclaré une participante à un de ces groupes après quelques années de fonctionnement. La narration est un processus fondamental dans ce type de groupe, comme le souligne
Hochmann (1996), il s’apparente à une activité de « rêverie maternelle » théorisée par Bion
(1962). La mise en récit adressée à un tiers, associée à un plaisir de fonctionnement, permet de
lier les éprouvés et de produire un travail représentatif réappropriable par les patients. Mais le
point de départ de ces groupes est souvent un peu en deçà de cette capacité narrative, les mots
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ne sont pas faciles à trouver, le plaisir est absent. Nous nous situons plutôt dans des logiques de
survie psychique. Les patients hospitalisés sont souvent aux prises avec des états de crise, des
phases d’acuités symptomatiques, exprimant des vécus « agonistiques », des angoisses
« disséquantes », pour reprendre les termes de Winnicott (1971). Nous sommes alors dans les
registres de l’impensable et de l’insensé qui mettent à mal les processus de pensée. D’où une
position particulière du psychologue dans ce type de groupe. Il doit pouvoir accepter le déplacement dans le groupe, le transfert dans le groupe, du désarroi que rencontre le personnel soignant
dans ses contacts avec des patients souffrant de psychose, désarroi peu propice à une verbalisation aisée. Il doit alors surtout faire preuve de sa présence attentive, amorcer cette « capacité de
rêverie » en mettant lui-même en récit ce qu’il entend et ce qu’il éprouve, reconnaître son propre
désarroi. Pour moi, dans ce type de groupe, le silence neutre et bienveillant est le fruit de la lente
construction d’une rencontre et non une donne de départ.
Pour aller un peu plus loin que la notion d’identification projective, issue des théorisations
kleiniennes, souvent reprise pour décrire les processus psychiques à l’œuvre dans ce type de
groupe (Hochmann, 1996 ; Fustier, 1987), je voudrai relever quelques mécanismes comme le
partage d’affects, l’ajustement, l’accordage et les jeux de miroir. Ces termes renvoient au vocabulaire de l’observation des interactions précoces qui lient le nourrisson à sa mère, mais ils me
paraissent importants pour définir une « micro » clinique de ce type de groupe. Un adulte souffrant de psychose est loin d’être un enfant, mais la métaphore des interactions précoces permet
un premier repérage des échanges. Les soignants, qui interviennent dans le quotidien institutionnel, sont alors, souvent, considérés comme faisant parti d’un environnement avant que ne
puissent s’engager des relations plus individualisées. Il s’agit, dans un premier temps, d’une
clinique de la rencontre où le soignant doit se mettre dans une position favorable pour pouvoir
être investi par le patient, et pour pouvoir l’investir. En d’autres termes, il s’agit de veiller à
remettre en route un fonctionnement intersubjectif, une communication au sens premier du
terme, une mise en commun. Il est d’ailleurs possible, dans ces groupes, de suivre, pas à pas,
l’émergence de ces relations individualisées à partir des premiers vécus massifs d’impuissance,
de haine ou de désespérance…
Dans ce contexte, la demande des équipes est « prématurée, mince et tenace ». Je reprends ici
les termes utilisés par Bion (1957) pour qualifier le transfert psychotique. La demande est
tenace, il est difficile de s’y soustraire, et l’enjeu organisateur est de taille ; il s’agit de survivre
psychiquement. La demande est pourtant mince, il s’agit plus d’un appel. La narrativité achoppe
pour décrire des vécus difficilement subjectivables, comme pour clarifier les origines de la
demande. La demande est prématurée, peu élaborée collectivement, elle court-circuite les instances institutionnelles, le débat d’équipe. Nous sommes d’emblée dans une logique de « transfert
du transfert » concernant un transfert psychotique. Ce que les infirmiers vivent avec les patients
est immédiatement répercuté sur le dispositif d’analyse de la pratique au moment même de la
demande. Ce transfert porte autant sur le cadre que sur l’animateur du groupe.
À l’opposé, les infirmiers travaillant dans les centres médicopsychologiques disposent de
relations beaucoup plus « cadrées » et individualisées avec les patients qu’ils rencontrent. Les
entretiens se déroulent au centre médicopsychologique, avec une durée limitée et une fréquence fixe, ce qui les rend lacunaires et tranche avec la vie quotidienne. Dans certains cas,
des visites se déroulent au domicile des patients, mais toujours dans un cadre limité dans le
temps et prévisible à l’avance. Les vécus de désarroi sont toujours possibles, mais pour
l’essentiel il s’agit de dépasser un blocage, une résistance, qui peut prendre des formes variées
comme le désinvestissement, la conflictualisation, la stagnation dans la répétition… La charge
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en affect est toujours là, mais il s’agit surtout de travailler sur la représentation que le soignant
se fait du patient et de la relation établie avec lui. La mise en récit est souvent plus facile
comme si le cadre plus restreint des relations avec le patient et les modalités de transfert produisaient une distance ou permettaient que la rencontre soit moins traumatique. Le groupe a un
rôle de diffraction, de mise en scène, de conflictualisation et de reconstruction. D’autres images apparaissent, s’échangent, un travail de copensée se développe, le psychologue est là pour
repérer les déplacements, les mécanismes de défense qui peuvent entraver l’élaboration comme
les rationalisations, les retournements ou les confusions de rôles. Ce repérage s’effectue directement dans le discours des soignants, mais aussi dans la dynamique du groupe qui va résonner aux éléments implicites opérant dans le blocage relationnel. Au-delà de la relance des relations thérapeutiques et du soulagement individuel que produisent ces échanges s’ajoute un
effet souvent qualifié de « magique » par les membres du groupe.
L’effet « magique » qui ne manque pas de se produire, mais pas trop souvent, ce qui lui
permet de garder son caractère « magique », consiste en un changement dans les propos du
patient conforme aux réflexions apparues dans l’échange groupal, dès le premier entretien faisant suite à la réunion du groupe. Modification de l’écoute des soignants ou élaboration d’une
représentation potentiellement déjà là, difficile de trancher sur les modalités de transmission
psychique à l’œuvre, mais il est important que ce type de travail laisse la porte ouverte à des
modifications intersubjectives réappropriables par l’ensemble du groupe s’inscrivant dans la
réalité. Cette inscription dans la réalité « partagée » est importante pour la relance du processus
de réflexion. Car dans ce type de groupe nous nous interdisons toute prise de décision dans
l’organisation des soins, dans la réalité matérielle du soin. Il est alors important que la clinique
fasse un retour suffisamment perceptible sur le travail d’élaboration, pour en marquer la pertinence, tout comme les errements.
Le registre des processus de représentation est différent d’un groupe à l’autre et mériterait
de plus amples développements, notamment en fonction des mécanismes de transfert, des
mécanismes de transmission psychique, mis en jeu dans la relation soignant–soigné, mais je
souhaiterais revenir sur ce qui leur est commun et fait leur spécificité en termes de dispositif,
la place du psychologue qui les anime. Le fait d’appartenir à la même institution implique de
participer aux mêmes mécanismes de défense, aux mêmes alliances inconscientes (Kaës,
1992). L’absence d’extériorité du psychologue conduit à renoncer à tout travail direct sur
l’institution, sur la dimension institutionnelle du soin, il s’agit de « faire avec » l’institutionnel.
La demande directe dont fait l’objet le psychologue de la part du personnel soignant le situe
d’emblée différemment de la demande plus anonyme d’un collectif soignant reprise par des
responsables institutionnels. Il est possible de considérer, avec Henri-Menassé1, que la
demande institutionnelle classique d’intervention pour animer un groupe d’analyse de la pratique comporte une part « d’ombre » où se loge une recherche de renforcement des pactes
dénégatifs institutionnels malmenés et menacés de dévoilement.
Dans le cadre de demandes adressées à un psychologue de l’équipe, l’éclairage est différent.
Il s’agit plus d’une demande d’alliance, de renforcement du contrat narcissique dans la recherche d’un couplage, que Fustier (1987) appelle un couplage du « faire et du sens » porteur
d’une attente messianique, qui va sûrement se nicher dans les effets « magiques » dont je
parle plus haut. Cette demande est ténue, minimale, elle s’étaye sur l’offre implicite contenue
dans la présence d’un psychologue « institutionnel » qui est là « aussi pour l’équipe » dans le
1
Henri-Menassé (Catherine), Analyse de la pratique : ombres et lumières, Lyon, DU université Lyon-II, 2002.
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discours officiel. Elle comporte des éléments que l’on peut qualifier de prétransférentiels issus
des échanges au sein de l’équipe. Cette demande fragile est aussi à entendre comme le déplacement du registre des demandes auxquels sont confrontés les soignants exerçant en psychiatrie, des demandes fragiles, voire une absence de demande et des soins contraints, qui posent
la question de la légitimité du soignant. Cette demande exprime aussi un « narcissisme
professionnel » fragile, une insécurité dans l’identité professionnelle. Il est possible de faire
l’hypothèse que ces demandes reposent sur le sentiment, partagé entre les soignants, qu’il
existe un défaut, un « défaut fondamental » dans la terminologie de Balint (1968). Il s’agit
d’un défaut qu’il faut à la fois réparer et cacher. Ce défaut trouve sa source dans le sentiment
d’un manque d’ajustement, d’un écart trop grand, entre les besoins du patient et les réponses
de l’environnement soignant. Cette dynamique est en résonance avec le « défaut fondamental »
théorisé par Balint qui serait le fruit de l’inadéquation entre les besoins de l’enfant et les
réponses de son environnement primaire. Balint précise que tout écart de compréhension
entre le thérapeute et son patient exacerbe ce « défaut fondamental » et provoque des mouvements de rage, le thérapeute doit pouvoir être « ordinaire et discret » aux yeux de son patient,
afin de permettre une compréhension mutuelle source de satisfaction « tranquille et paisible ».
Le psychologue sollicité ne devra donc pas faire défaut et devra s’ajuster, ne pas être trop
loin. Ce psychologue proviendra de l’environnement proche, il devra apparaître comme
« ordinaire et discret », afin de ne pas incarner l’écart qui exacerbe le « défaut fondamental ».
C’est cette logique qui pousse la demande de l’équipe vers le nouveau psychologue de
l’équipe côtoyé dans le quotidien de la vie institutionnelle. Pour pouvoir exister, le groupe
d’analyse de la pratique devra lui aussi être en quelque sorte « banal », porteur de peu d’écart
avec la vie institutionnelle. J’ai d’ailleurs longtemps exercé cette activité dans une salle
« ordinaire et discrète » en sous-sol de l’hôpital, confortablement aménagée par des infirmiers
pour des activités thérapeutiques et non pas dans une salle de réunion « officielle » au planning de réservation surchargé. Autrement dit, nous sommes dans les logiques du double et
des jeux de miroir. Le psychologue de l’équipe est un semblable marqué par un jeu de différences, un alter ego, un « autre soi ». Son rôle est avant tout de réfléchir, ce qui est en souffrance d’intégration dans le travail psychique de l’équipe en acceptant d’être un semblable et
en permettant que se construisent progressivement les différenciations permettant l’accès à un
tiers.
Ce type de demande a aussi une implication dans la nature de la fondation de ces groupes,
car il s’agit d’une cofondation. La demande précède l’offre et donne un aspect « trouvé–créé »
au dispositif d’analyse de la pratique qui doit apparaître comme suffisamment malléable pour
pouvoir être investi. Ce cadre se constitue au décours du travail sur la demande, c’est ce qui
rend nécessaire une coconstruction du cadre. Le cadre de ces groupes d’analyse de la pratique
comporte de nombreuses variables du fait même de cette coconstruction. C’est un cadre qui
doit être sur mesure, « ajusté ». Ce cadre peut prendre pour modèle le cadre de l’analyse transitionnelle décrit par Anzieu (1979) à propos des psychanalyses individuelles. Il comporte des
invariants essentiels au travail analytique énoncés dans les règles de départ. Mais il est susceptible d’aménagements concernant le rythme et la durée des rencontres du groupe, le nombre de
participants. Le psychologue n’est pas dans une position d’unique fondateur du groupe, cette
fondation est commune entre lui et les porteurs de la demande du groupe infirmier. Le psychologue est alors d’emblée en position de moi auxiliaire. La fin de ces groupes révèle souvent
cette dynamique, le départ des membres porteurs de la première demande marque la fin du travail, l’alliance se dénoue de part et d’autre, les investissements se modifient. Ces commentaires marquent les enjeux narcissiques et groupaux de ce type de pratique, l’attente messianique
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est forcément déçue et la position de fondateur est illusoire. Pour que le travail clinique se
déroule au sein du groupe, il faut pouvoir communiquer, « métacommuniquer », aussi sur ces
enjeux lorsqu’ils viennent étouffer le travail de pensée.
Le psychologue est donc pris dans un réseau serré d’alliances inconscientes, quelle liberté
de pensée lui reste-il ? Le premier effet de cette implication dans la vie institutionnelle est
une mise en abyme de la pensée, la situation du patient relatée dans le groupe renvoie au fonctionnement du groupe qui renvoie à son tour au fonctionnement de l’institution, qui se modèle
en retour en écho aux patients qu’elle accueille… C’est sans doute à cet endroit que, paradoxalement, la référence psychanalytique prend toute sa place. Le cadre interne du psychologue et
sa formation psychanalytique sont sollicités, car la mise en abyme vient bloquer tout mouvement d’élaboration du jeu transféro- contre-tranférentiel. Seule la nomination de l’enjeu institutionnel permet de débloquer la pensée, de libérer une écoute groupale et individuelle. Je dis
bien nomination, il ne s’agit pas d’interpréter un plan institutionnel, mais de faire-part de ce
qui bloque sa propre réflexion. Ce type d’intervention s’inscrit dans une dimension réflexive,
une attention à sa propre écoute, une écoute de son écoute en quelque sorte, et ne vise pas une
illusoire position globalisante où un même dispositif prétendrait traiter de tous les registres
impliqués dans le soin.
Il est toujours bien difficile d’évaluer la pertinence d’un travail en cours dans lequel l’implication est forte. Cependant, il est possible de dégager des effets sur la pratique, sur le vécu des
soignants et le renforcement de leur identité professionnelle. Mais la conclusion de cette
réflexion n’est pas de défendre la validité d’une pratique, mais de relever la variété des dispositifs pour en souligner les spécificités. Schématiquement, le champ de l’analyse de la pratique
recouvre des dispositifs allant du groupe de soignants travaillant avec un psychologue membre
de leur équipe au groupe de soignants provenant de différentes institutions regroupées autour
d’un psychologue avec qui ils n’ont pas d’autres liens, en passant par un groupe de soignants
travaillant ensemble avec un psychologue extérieur, dispositif que l’on peut croiser avec la participation de l’équipe dans sa pluridisciplinarité ou sa dimension hiérarchique. Cette diversité
rend nécessaire une approche clinique de l’analyse de la pratique avec une notion d’adéquation
entre dispositif et indication. Le dispositif que je viens de présenter comporte une dimension que
l’on pourrait qualifier de « syncrétique » (Bleger, 1967). La demande est peu différenciée, souvent ténue, l’intervenant est lui-même peu différencié, il fait parti de l’équipe, du groupe élargi.
Le syncrétisme n’est pas la confusion mais un premier mode de relation, une relation par dépôt,
par agglomérat. Là encore, on peut retrouver le déplacement d’une dimension de la clinique des
soignants en institution psychiatrique. Ces soignants se retrouvent confrontés en permanence à
des patients vivant des souffrances psychiques qui n’occasionnent pas facilement des demandes
directes, voire qu’il faut aborder sans leur consentement direct, dont le premier mouvement psychique est de déposer, décharger, leur lourd fardeau psychique. Ces groupes d’analyse de la pratique « internes » représentent un premier degré, une étape, dans un processus de réflexion et
d’élaboration. Ces groupes, au fonctionnement nécessairement limité, engendrent un mouvement
qui permet d’autres investissements. Ces groupes sont à entendre comme une étape dans un processus de différenciation et de complexification. On constate d’ailleurs que ces groupes font partie du parcours d’infirmiers qui investiront des supervisions institutionnelles, des formations
nécessitant une forte implication personnelle ou encore qui s’engageront dans une défense militante de leur statut et de leurs conditions de travail.
Ces groupes, « internes » ou « syncrétiques », d’analyse de la pratique correspondent à une
étape, un moment, dans la vie d’une équipe et de l’institution à laquelle elle est liée, une phase
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d’élaboration qui s’inscrit dans un registre narcissique, une étape aussi pour le psychologue
sollicité qui sera mis à l’épreuve des problématiques rencontrées par les soignants. Pour cela
ces groupes se doivent d’être éphémères, le temps de s’approprier un certain type de réflexion,
le temps de s’approprier une identité professionnelle. Érigés en modèle de fonctionnement, institutionnalisés, ils perdraient leur authenticité, leur dimension transitionnelle, leur fonctionnement en trouvé–créé, et sombreraient dans une clôture autarcique où tout apport étranger serait
craint. Cette expérience incite à soutenir une exploration des formes de demandes peu différenciées, peu élaborées, mais pourtant tout aussi authentiques que les demandes plus classiques
adressées à un tiers.
Il en est des dispositifs d’analyse de la pratique comme des dispositifs thérapeutiques, leur
foisonnement doit permettre de mieux aborder, la clinique, le terrain, dont ils sont issus. À
mon sens, il n’y a pas, aujourd’hui, un modèle en soi qui répondrait à toutes les problématiques, mais des variantes qui doivent encadrer des processus représentatifs divers, liés aux
effets de la psychopathologie des patients sur les capacités de psychisation des soignants, mis
en tension dans la dynamique institutionnelle. Ces processus représentatifs sont nécessairement
composites, ils se situent dans un espace entre soin et formation (Dosda, 1987), au carrefour
des logiques de la réflexivité et de l’intersubjectivité. C’est sûrement sur ce terrain que peut
progresser une théorisation ; quels processus spécifiques sont à l’œuvre dans l’élaboration
groupale d’une pratique soignante particulière ? Bien sûr des éléments de réponse existent
dans la littérature psychanalytique actuelle… Mais une théorie de la pratique de l’analyse de
la pratique reste en chantier, elle doit prendre en compte des processus « méta », c’est-à-dire
des processus d’accordage des différents rapports à la symbolisation tant du côté des patients
que du côté des soignants et du psychologue qui anime le groupe.
Références
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