Le militant-gestionnaire : Genèse de l`entrepreneur social

Journée de Recherche « Quel management pour les associations ? »
12 Janvier 2006, IAE de Tours
Le militant-gestionnaire : Genèse de l’entrepreneur social
François Rousseau
Docteur en sciences de gestion de l’École polytechnique
Chercheur associé au Centre de Recherche en Gestion, PREG, UMR 7176 du CNRS
Le militant-gestionnaire : Genèse de l’entrepreneur social
Résumé
Cet article s’inscrit dans une recherche empirique commencée par l’auteur en 1997 et qui vise
à spécifier les modalités de gestion des organismes sans but lucratif tels, qu’en France, les
associations. A partir du constat déjà établi dans plusieurs publications de l’assimilation
progressive des associations aux entreprises, l’article montre l’apprentissage chaotique de la
gestion à partir d’un cas présenté de façon détaillée et ouvre des réflexions qui battent en
brèche quelques idées reçues sur l’opposition entre le gestionnaire et le militant.
La nécessité incontournable de l’intégration des règles et outils de gestion procure de
nouvelles marges de liberté par la découverte du pouvoir normatif et de la rationalisation dont
ils sont porteurs. L’analyse est illustrée ici par le cas d’un dirigeant associatif présenté comme
un militant-gestionnaire qui se lance à la reconquête du projet social initial de l’association. Il
développe des dispositifs de gestion du sens construits à partir de son expérience de la gestion
acquise dans un contexte de crise. L’article souligne la dimension transgressive de cet
apprentissage en rappelant qu’il s’agit d’un invariant de l’organisation militante tout comme
l’est sa capacité à impliquer divers acteurs au projet de l’association. Ces dispositifs
présentent les caractéristiques d’histoires structurées selon les théories du conte ou du récit
dont les étapes forment autant d’évènements qui donnent du sens à la quête poursuivie. Mais
cette quête suppose que le trajet qui relie chaque étape procure des apprentissages nouveaux
et successifs qui rendent nécessaire l’alliance de la tradition orale et la mémoire de l’écrit pour
rendre efficients ces dispositifs de gestion du sens. Nous concluons sur l’émergence d’une
autre forme productive et sur l’existence de son corollaire en matière de management :
l’entrepreneur social, la dimension collective dans laquelle il inscrit sa fonction et la tension
permanente entre recherche de performance économique et performance sociale qu’il faut
combiner pour inventer des marges de liberté nouvelles dans le but de réaffirmer le projet
social des associations importantes. Cet entrepreneur social a besoin pour être conforté de
bénéficier d’enseignements probablement spécifiques. Mais où sont donc les lieux où l’on
enseigne le management associatif ?
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Rappelons d’entrée de jeu une vérité ignorée : en France plus de 20% des 27.000
entreprises de 50 salariés et plus sont en fait des associations1 ! Pour survivre ou se
développer, les 6.000 associations qui atteignent ce stade de développement modifient leur
mode d’organisation sous la contrainte de règles de gestion exogènes qui s’imposent et
conduisent fréquemment à un alignement du système de gestion et de production des actions
sur les modalités de l’entreprise marchande2 ou publique3 suivant les domaines d’activités qui
ont été investis par l’association. Cette transformation provoque une véritable crise de sens
par le renversement du projet associatif qui affirmait la primauté du lien social sur l’activité
économique. Mais cet isomorphisme avec l’entreprise incluant le découplage entre système de
gestion et système de production des services vaut-il nécessairement abandon des valeurs
portées initialement par les militants ? Notre réflexion suggère que l’intégration des règles de
gestion permet de créer de nouvelles marges de liberté pour l’organisation ; que
l’apprentissage qui en résulte pourrait aider à la naissance d’une autre combinaison
productive dans laquelle le projet associatif initial aurait été réinventé ; et enfin que cette
transformation montre l’existence d’une figure nouvelle de dirigeant : l’entrepreneur social.
Cet article s’inscrit dans une recherche empirique que nous avons commencée en 1997 et
qui vise à spécifier les modalités de gestion des organismes sans but lucratif tels, qu’en
France, les associations. Il s’appuie sur plusieurs de nos travaux ayant fait l’objet de
publications : l’étude des patronages depuis le 19ème siècle jusqu’à nos jours, l’analyse
comparée à dix ans d’intervalles de plus de 1000 centres sociaux, et un troisième matériau
constitué par la transformation d’une importante fédération d’éducation populaire durant les
années 90. Le cas présenté a été étudié dans un rôle de chercheur-praticien en occupant des
fonctions de direction générale au sein de l’organisme considéré. Il est construit de façon
dialogique et entretient les traditions de recherche4 du Centre de Recherche en Gestion de
l’École polytechnique ou du Centre de Gestion Scientifique de l’École des Mines de Paris.
1 Selon les Tableaux de l’Économie Française de l’INSEE il existe en 2001 27330 entreprises de plus
de 50 salariés en 2001, et Viviane Tchernonog (MATISSE CNRS) dénombre en 1999 6090
associations de plus de 50 salariés à partir du fichier Sirène.
2 Voir le cas du tourisme social des années 60 et 70 construit sur un mode militant du droit aux
vacances pour les classes populaires et qui est aujourd’hui construit sur le modèle marchand des
villages de vacances du type du Club Méditerranée par exemple.
3 Voir le cas des modes de garde des enfants en bas âge : les initiatives des parents qui ont créé les
crèches parentales à la fin des années 60 sont aujourd’hui structurées sur le nouveau modèle des
crèches publiques.
4 Engel F. Fixari D. Moisdon JC, « Connaître les pratiques d’intervention », numéro spécial des
Cahiers du programme mobilisateur Technologie-Emploi-Travail, décembre 1995 ; et Girin Jacques,
« L’opportunisme méthodique », CRG, 1989.
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LE MILITANT GESTIONNAIRE
Selon nos observations, le développement de l’association et l’obligation de rendre
compte à des tiers de plus en plus nombreux et exigeants pèsent sur la structure des emplois et
conduisent à l’inflation de profils gestionnaires et techniciens issus de l'entreprise privée et
des cabinets comptables et mieux payés que leurs collègues de la production. Par exemple,
notre étude comparée de la structure des emplois dans plus de 1.000 centres sociaux entre
1983 et 1991 (qui comptent à cette époque un effectif moyen d’environ 30 salariés) montrait
déjà un fort accroissement du nombre de comptables (+50%), le doublement du nombre de
responsables identifiés comme des « cadres administratifs » et le recul très sensible des
responsables ou directeurs de centres issus de formations à dominante pédagogique de type
animation ou travail social. Nos travaux plus récents sur le cas d’une grande fédération
d’éducation populaire qui compte plus de 2.500 salariés en 2003 soulignent qu’à ce stade de
développement, l'organigramme montre un pouvoir de direction qui prend appui sur un
système de gestion et un système de production des services distincts. Le système de gestion
recouvre les grandes fonctions classiques des grandes entreprises tandis que le système de
production est territorialisé et organisé en fonction des domaines d'activités. Et lorsque le
développement du système de gestion rend nécessaire l'accroissement des ressources, les DAF
s'entoureront de jeunes personnes recrutées au sortir des écoles et des universités plutôt que de
recruter dans le vivier des ressources internes.
Par ailleurs, à la base du projet associatif les militants sont des bénévoles qui ont investi
une grande part de leur identité dans la bonne réalisation de leur projet. Ils occupent les
différents postes à responsabilité de l'organisation depuis la base (l'animation d'un domaine
d'activité dans l'association locale) jusqu'au sommet (la présidence d'une organisation
nationale voire internationale). Certains sont devenus des professionnels salariés de
l'association ou des professionnels mis à disposition par des organisations tierces. Dans le
vocable du milieu associatif ils sont appelés des permanents. Cette dénomination que l'on
retrouve dans les mouvements politiques ou syndicaux confirme que leur statut salarial ou
d'acteur rémunéré est secondaire au regard de leur engagement dans le projet associatif. Ils
considèrent que pouvoir vivre de leur implication passionnée est une chance pour eux comme
pour l'association ou la cause qu'ils défendent. Qu'ils soient rémunérés ou non les militants
trouvent leur satisfaction dans le triptyque que nous avons déjà décrit dans nos travaux sur les
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patronages : l'action est méritoire parce que difficile, valorisante parce qu'elle exige le don de
soi et innovante parce qu'elle conduit à inventer sans cesse en dehors des règles admises.
Lorsque le développement de l'association conduit les militants à recruter, des bénévoles
comme des professionnels, cette passion les pousse à agréger autour d'eux les personnes qu'ils
auront su convaincre et impliquer dans le projet de l'association.
D’une façon un peu simplifiée nous pouvons dire que si le gestionnaire est un technicien
externe à l'organisation qui importe les règles et procédures et cherche à les appliquer, le
militant est un politique issu du rang. Il est dans son rôle lorsqu’il invente de nouvelles
normes au fil du développement de l'association. Les risque de conflits qui concernent ces
deux figures du gestionnaire et du militant alimentent l’idée d’une opposition irréductible
entre ces deux acteurs au sein des organisations.
Mais l'apprentissage de la gestion peut donner naissance à un nouveau prototype d'acteur :
le militant gestionnaire. Parmi d’autres illustrations possibles en voici la genèse :
Nous sommes en 1989. Ce dirigeant associatif et militant expérimenté a accepté un
poste de directeur régional dans le centre de la France avec mission de développer
l'association dont l'activité économique repose essentiellement sur deux activités : le
tourisme social par l'organisation de voyages en direction des personnes âgées et
l'insertion sociale des jeunes en difficultés par la formation professionnelle. Il nous relate
son étonnante aventure : - « … rapidement je me suis aperçu de deux risques graves
pour la pérennité de l'association : la tenue de la comptabilité était archaïque et la
trésorerie apparemment équilibrée fonctionnait sur une particularité : l'activité
touristique produisait une abondante trésorerie qui était absorbée par l'activité de
formation parce qu'elle générait de très importants besoins liés au système de
conventionnement avec l'État et ses retards de paiement légendaires. Or l'activité
touristique stagnait et celle de formation se développait à grande vitesse. Le banquier,
confiant, avait ouvert une ligne de facilis de caisse qui permettait les ajustements
jusqu'à atteindre 25% du volume économique total ! Du coup, le résultat d'exploitation
était détruit par les agios bancaires. Brutalement à la fin décembre, l'ordre est donné au
directeur de notre agence de suspendre tout paiement nous concernant. Le tableau est
dramatique : 800.000 euros de découvert chez notre unique banquier, l'impossibilité
d'émettre un chèque quelconque, 65 salariés à payer à la fin du mois et les charges
sociales à décaisser le 5 janvier ! Quatre mois après ma prise de fonction me voilà
transformé par un simple coup de fil de la banque en probable liquidateur d'entreprise. Je
convoquais alors un conseil d'administration de toute urgence entre Noël et le Jour de
l’An. Les membres du bureau, tous élus locaux, et le président, député, considérèrent
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qu'un dépôt de bilan était inenvisageable. A l'évidence, à la nécessité économique qui
imposait de déposer le bilan, il fallait substituer la prééminence de l'ancrage de
l'association dans la vie locale et régionale. »
Il poursuit : - « C'est comme ça que j'ai appris la gestion : dans la crise. Elle dura
cinq ans. C'est le temps dont j'ai eu besoin pour remettre l'association en ordre de
marche. J'ai « consumé » trois présidents, deux trésoriers, licencié de nombreux salariés,
établi moult plans de redressement. J'y ai appris tous les outils techniques de la gestion,
le droit social, le droit des affaires etc. J'y ai découvert les tribunaux civils, d'instance, de
prud'hommes, administratifs. La nécessité m'a conduit également à recruter les
compétences spécialisées indispensables : expert-comptable, contrôleur de gestion,
avocat par exemples. Avec un seul objectif : redresser l'association en raison de son
utilité et de son projet qui étaient menacés de disparition pour de longues années sur le
territoire régional en cas d'échec. La question n'était pas de savoir comment négocier un
redressement mais pourquoi négocier ? Et la réponse s'imposait : pour la pérennité du
projet associatif. »
- « Ce que j'ai découvert avec le recul ? C'est qu'au-delà de la maîtrise des outils de
gestion rendue indispensable, la crédibilité de mon argumentation face aux différents
acteurs externes à l'association et qui avaient le pouvoir d'aider au redressement ou de
contribuer à l'échec reposait sur la maîtrise de leur langage. Celui des tribunaux, celui
des experts-comptables et des banquiers, celui des entreprises qui étaient nos
fournisseurs. Je vais en donner des exemples étonnants : au Tribunal des Affaires
Sociales j'ai plaidé sans avocat huit fois contre l'URSSAF pour obtenir l'annulation des
amendes et pénalités de retard accumulées. J'ai gagné huit fois devant la même
Présidente avec les mêmes arguments. Bien sûr notre dossier était bien ficelé au plan
technique. Mais à l'audience notre propos était centré sur la survie de nos actions
éducatives en direction des plus démunis. Ce qui donnait un supplément d'âme à notre
plaidoirie, au point que lors des dernières audiences l'avocat adverse ne s'exprimait
même plus. Autre exemple : les bilans établis rigoureusement avec l'expert-comptable
n'étaient évidemment pas fameux compte tenu de nos difficultés. Il fallait convaincre nos
nouveaux partenaires bancaires de nous accompagner. Et vis à vis d'eux, comme
d'ailleurs avec les créanciers, il était indispensable de tenir les échéanciers durement
négociés. Pourtant dans ce genre de situation vous êtes sans aucune visibilité. Des
échéanciers, précis, sur deux ou trois ans sont en fait impossibles à respecter. Ils
reviennent d'ailleurs à donner de la visibilité à l'avenir de l'entreprise sur le papier
uniquement et ne font que montrer votre savoir-faire technique à vos créanciers. A
l'instar de la monnaie de singe, c'est une sorte de "gestion de singe !" Je savais que
notre banquier utilisait la méthode de scoring de la Banque de France pour apprécier le
risque qu'il prenait en nous soutenant. En l'appliquant moi-même à nos trois derniers
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