Les Cahiers du CASPER (Centre d'anthropologie, sociologie et psychologie - études et recherches) N° 7, 14 mai 2014 (Université Saint-Louis - Bruxelles). Sommaire Recto - Compte-rendu (Midis, séminaires...) - Agenda Verso - Activités (projets en cours, chantiers, prospective) - Divers (annonces, publications...) Compte-rendu gramme de recherche visant à établir l'actualité des Bruno Karsenti : Politique de l'esprit socio- sciences sociales, au cœur de notre condition socialehistorique et en réponse à une exigence démocratique. logique Nous avons la chance d’accueillir Bruno Karsenti, directeur de recherche à l’EHESS, lors de la séance du 15 mai du séminaire Jeu & symbolique. Se définissant comme «philosophe des sciences sociales», l'auteur de La société en personnes ou D'une philosophie à l'autre (voir au verso pour les références) considère que les sciences sociales sont la grande affaire de la modernité, à tout le moins dans le champ du savoir, voire pardelà... Et ce n'est pas seulement sous l'angle d'une histoire des idées ou d'une histoire disciplinaire que Karsenti instruit et défend sa thèse. Loin de se cantonner à une archéologie des sciences sociales, suivant une démarche qui l'amène à dialoguer notamment avec Foucault ou Agamben, notre auteur prolonge le questionnement sur la nature et la spécificité des disciplines constituées autour de l'idée de société, par une interrogation portant sur la portée pratique ainsi que sur les effets proprement politiques de ces disciplines, dans les contextes modernes que l'on peut caractériser à partir de la fameuse notion de «société des individus». La philosophie des sciences sociales inclut inévitablement une dimension historique, que Karsenti prend en compte à travers la relecture serrée (voire l’exégèse) de sociologues ou de philosophes (tels que Rousseau, Marx, Comte, Durkheim, Mauss, etc.). Il s'agit de montrer tant la façon dont les écrits de ces grands auteurs s’inscrivent dans un contexte socio-historique déterminé, que la réelle originalité des opérations intellectuelles qui ont été conçues à partir de là. Cependant, chez Karsenti, cette relecture ne se limite pas au commentaire et n’est pas une fin en soi. Elle est encore moins une façon de déconstruire des pensées pour les ramener à de simples effets d’un esprit du temps (ce qui autoriserait par exemple à prétendre que le concept de «société» est aujourd’hui dépassé parce que nous ne sommes plus dans le même monde que Comte ou Durkheim). Bien au contraire, cette reprise des auteurs et de leurs apports constitue le support d’un pro- Cette ambition est bien illustrée par le dernier ouvrage en date de Buno Karsenti, D’une philosophie à l’autre. Les sciences sociales et la politique des modernes (2013). Si le point de départ de l’enquête – la question «d’où vient l’idée de société ?» – est très loin d’être neuf, Karsenti lui imprime une torsion qui rend la perspective originale, en interrogeant ce que signifie, à un triple niveau (intellectuel, politique et anthropologique), le fait de penser la société. Quelle différence cela fait-il pour nous d'évoluer dans un monde où nous pensons qu’il est possible de produire du savoir sur nos façons de vivre ensemble ? Karsenti voit dans l'irruption des sciences sociales, ce savoir constitutif de la modernité, une conséquence dont l’ampleur est comparable à l’apparition de la philosophie dans la Grèce antique. L'émergence de ce mode de connaissance serait indissociable de la prise de conscience de la contingence et de la fragilité de notre façon de vivre ensemble. En d’autres mots, les sciences sociales jettent une lumière inquiète sur le fait que la société moderne n’est composée que d’individus. Elles permettent de s’interroger sur ce qui, au fond, «tient» ensemble ces individus apparemment si différents sans que tout ne se délite. Elles nous montrent combien nos idéaux individualistes (ce que Dumont appelait l’idéologie moderne) sont en décalage avec la réalité de nos socialisations et insertions multiples, mais elles font également le pari que, sociologiquement bien informés, les individus peuvent acquérir une certaine réflexivité sur leur condition. «Qu’on veuille bien y réfléchir, dit Karsenti, et l’on s’apercevra qu’une disposition à interroger la réalité de cette manière est tout sauf banale. Culturellement, il se pourrait bien qu’elle soit très lourde pour tous ceux qui s’y astreignent» (p. 23). Réciproquement, la philosophie et la politique se trouvent altérées du fait de l’avènement des sciences sociales, en tant que ces dernières sont une des voies privilégiées par lesquelles les modernes espèrent développer une prise sur leur devenir. (Nicolas Marquis) Agenda - [RAPPEL] Jeudi 15 mai 2014 : Séminaire Jeu & symbolique, 17h-20h, local P61, avec Bruno KARSENTI (Directeur de recherche à l'EHESS, Paris) : «Etat et individu chez Durkheim». - Mercredi 28 mai, 13h-14h (local à préciser), Midi du CASPER autour de la thèse de Kristel VIGNERY, «Intégration de la gestion de connaissance dans les techniques statistiques de prédiction de la réussite à l'université». Activités (projets en cours, chantiers, suivi, prospective) • Séminaire Jeu & symbolique : B. Karsenti, «Etat et individu chez Durkheim». En prélude à la réunion avec Bruno Karsenti, nous proposons quelques clés de lecture, ainsi que l'un ou l'autre points de débat. 1°) Dans La société en personnes. Etudes durkheimiennes (Paris, Economica, 2006), Karsenti a rassemblé une série de textes consacrés à Durkheim. Fidèle à sa démarche qui consiste à dépoussiérer les classiques et à refuser l'enfermement dans des lectures unilatérales et convenues, Karsenti restitue et réactive dans leur radicalité les enjeux de la pensée durkheimienne, ce qui suppose de se tenir à distance de la figure rigidifiée d'un Durkheim positiviste et conservateur (R. Nisbet, La tradition sociologique...), sans pour autant verser dans le travers symétrique des interprétations pragmatiques ou ethnométhodologiques (cf. A. W. Rawls...), qui ont certes des mérites mais qui tendent à volatiliser les institutions au profit exclusif des agents et de leurs pratiques. Retenons deux points : a) il est réducteur et simpliste de s'en tenir à la sempiternelle lecture scolaire du fait social en tant que contrainte extérieure; Karsenti montre bien le mouvement de la pensée durkheimienne, qui va de la question de la contrainte (physique sociale, morphologie...) à celle de l'obligation morale, la prise en compte des règles allant en se complexifiant (cf. régularités statistiques - règlementations juridiques - actions régulées...) jusqu'à permettre une articulation avec les réflexions sur les formes de vie et le primat de la pratique (cf. Wittgenstein, Descombes...); b) une des grandes ambitions de Durkheim est de comprendre l'individualisme comme une forme sociale (cf. individualisme sociologique), à rebours des lectures contractualistes ou atomistes (cf. individualisme méthodologique, intersubjectivité phénoménologique, société civile libérale résultant de l'agrégation d'actions ou de choix individuels – ces figures ayant en commun de manquer la dimension spécifique du social et de l'institution); la capacité à se vivre comme un individu normatif (ou comme une personne), loin d'aller de soi et de venir «de l'intérieur» (autoposition subjectiviste), suppose des cadres sociaux et institutionnels («à contresens de l'acception courante, la per- sonne est ce qui, en l'individu, ne vient pas de lui [...]»). 2°) A travers ces réflexions sur la notion de personne, on aura reconnu l'influence de Mauss, que Karsenti étaye dans un ouvrage magistral : L'homme total. Sociologie, anthropologie et philosophie chez Marcel Mauss (Paris, P.U.F., 1997, rééd. coll. Quadrige). Assurément l'une des meilleures introductions à l'œuvre protéiforme et séminale de l'auteur de l'«Essai sur le don». Comme on sait, Mauss infléchit et nuance l'approche durkheimienne en prônant une démarche intégrative et multidimentionnelle, autour notamment du fameux «fait social total» (ou la vie sociale envisagée comme une totalité concrète et dynamique...). Karsenti met en évidence la richesse et l'intérêt des apports maussiens, en partie fondés sur un modèle linguistique non intellectualiste (ce qui permet de réévaluer les rapports entre Mauss et Lévi-Strauss, suite au coup de force structuraliste de ce dernier, avec rééquilibrage au profit du premier), ce qui induit aussi des conséquences fécondes s'agissant de la position de la sociologie à l'égard de la psychologie et de l'histoire. 3°) Dans une perspective sans doute moins déconstructive que reconstructive, Karsenti dégage enfin les enjeux intellectuels liés à l'établissement de certaines oppositions, en remontant de Durkheim à Comte (cf. Politique de l'esprit, Paris, Hermann, 2006). Ainsi, il n'est pas anodin que la fondation de la sociologie passe chez ces auteurs par un double rejet de la psychologie introspective et de la philosophie politique classique (théories de la souveraineté et du pacte volontaire), ces approches étant suspectes de rechute dans une métaphysique individualiste. A cet égard, une des idées fortes de Karsenti est que le dépassement des dichotomies emprunte la voie d'une «mise en jeu» des options antinomiques (modernes vs. anti-modernes, holisme vs. individualisme...), plutôt que celle d'une dissolution des oppositions binaires (souvent une solution de facilité largement rhétorique). 4°) La place nous manque, mais ajoutons qu'il serait intéressant de mettre en débat B. Karsenti et P.-H. Castel par rapport au destin de la psychanalyse et de la sociologie dans le contexte de l'autonomie comme condition (cf. «La psychanalyse comme "fait moral total"», Critique, mars 2014). Divers (annonces, communications, publications, intérêts, favoris...) - Le mardi 13 mai 2014 restera comme le jour où, grillant la politesse à Marc Wilmots qui s'apprêtait à dévoiler la liste des Diables rouges sélectionnés pour le Brésil, l'annonce a été faite que nous avions un nouveau Doyen de la Faculté ESPO, en la personne de Xavier Wauthy. Félicitations au nouveau doyen, et remerciements au doyen sortant, Frédéric Nils, dont le mandat arrive à son terme et qui pourra bientôt (à partir du 15 septembre prochain) s'investir sans retenue et déployer de nouvelles activités comme co-directeur du CASPER ! - PLAYLIST / FAVORIS. C'est Nicolas Marquis qui s'y colle cette semaine et qui propose une sélection très habitus dissonant (c'est lui qui le dit) : 1°) Un livre, Cher époux, de Joyce Carol Oates (Philippe Rey, 2013, traduit de l'américain). En particulier «Magda Maria», une nouvelle dédicacée à Leonard Cohen. 2°) Une série télévisée, Breaking Bad (2008-2014, 62 épisodes, en DVD). L'histoire particulièrement décapante d'un timide prof de chimie se transformant malgré lui en dealer de «meth»... 3°) Un jeu-vidéo, Bioshock Infinite (2013). En emmenant le joueur dans un monde utopique/uchronique aux accents orwelliens, ce jeu d'aventure se distingue des FPS pan-pan classiques grâce à une solide intrigue et un sens remarquable du détail esthétique.