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Sociologie
2010
D’une philosophie à l’autre. Les sciences sociales et la politique des
Modernes
À propos de Bruno Karsenti, D’une philosophie à l’autre. Les
sciences sociales et la politique des Modernes (Gallimard, 2013)
Sylvie Mesure
Publisher
Presses universitaires de France
Electronic version
URL: http://sociologie.revues.org/2226
ISSN: 2108-6915
ELECTRONIC REFERENCE
Sylvie Mesure, « D’une philosophie à l’autre. Les sciences sociales et la
politique des Modernes », Sociologie [Online], Comptes rendus, 2014, Online
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D’une philosophie à l’autre. Les sciences sociales et la politique des Modernes
D’une philosophie à l’autre. Les
sciences sociales et la politique des
Modernes
À propos de Bruno Karsenti, D’une philosophie à l’autre. Les sciences
sociales et la politique des Modernes (Gallimard, 2013)
Sylvie Mesure
REFERENCES
Bruno Karsenti (2013), D’une philosophie à l’autre. Les sciences sociales et la politique des
Modernes, Paris, Gallimard, « Nrf essais », 368 p.
Sociologie , Comptes rendus | 2010
1
D’une philosophie à l’autre. Les sciences sociales et la politique des Modernes
1
Avec ce livre, Bruno Karsenti1 nous expose
un projet ambitieux et exaltant, celui de
renouer le dialogue entre philosophie et
sciences sociales. D’une grande érudition,
l’ouvrage se compose d’une série d’articles
où se trouve développée une réflexion sur
les conditions auxquelles la philosophie
doit se soumettre pour opérer un
rapprochement avec les sciences sociales,
et particulièrement avec la sociologie.
Quand on sait que les sciences sociales se
sont précisément constituées, au XIXe
siècle, par un mouvement d’arrachement à
la philosophie suivant en cela le précepte
de Durkheim, dont Bruno Karsenti est
d’ailleurs un éminent spécialiste, selon
lequel il fallait « dépouiller le philosophe »
pour parvenir à une connaissance objective
des faits sociaux, on mesure l’ampleur de la
tentative déployée.
2
C’est en tant que philosophe des sciences
sociales que Bruno Karsenti entend
s’attaquer au problème. Mais qu’on ne s’y trompe pas. Il ne s’agit pas pour la philosophie
des sciences sociales défendue par l’auteur de s’essayer encore à une quelconque
fondation ou refondation des sciences de la société, ni même de se limiter au projet d’une
banale philosophie des sciences. L’ambition ici est plus haute. Et se situe à la hauteur de
l’événement constitué par l’apparition d’une « figure discursive inouïe », celle des
sciences sociales, « dont l’irruption se mesure essentiellement à ce qu’elle fait subir à la
philosophie » (p. 27). D’où la double tâche assignée par Bruno Karsenti à une philosophie
des sciences sociales digne de ce nom : 1. effectuer une généalogie de ces sciences afin
d’interroger les conditions de possibilité de l’émergence d’un nouveau régime de savoir
par elles révélé ; 2. mais surtout comprendre philosophiquement cette histoire, c’est‑à‑dire
comprendre en quoi le surgissement de ce nouveau mode de scientificité a affecté la
philosophie à un point tel qu’elle en soit contrainte à devoir se repenser et se redéfinir si
elle veut continuer à avoir une quelconque prise ou emprise sur le réel, et le saisir encore
dans « l’étau logique » de son raisonnement.
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Avec l’entrée en scène de la sociologie dans le paysage intellectuel, dont le projet,
constitutif de la Modernité, est d’élaborer une connaissance objective de la société, c’est
bien d’une réelle affectation, au sens d’une véritable « altération » de la philosophie qu’il
s’est agi aux yeux de Bruno Karsenti. Après l’avènement des sciences sociales, il n’est plus
possible de faire abstraction du fait que l’homme est un être social dont les productions et
les œuvres sont aussi engendrées socialement. Au point, selon Bruno Karsenti, qui joue
ainsi Foucault contre lui‑même, que le terme de « sciences humaines » serait devenu tout
à fait inadéquat pour désigner ce qu’il s’agit de penser dans toute sa radicalité. À savoir le
fait que la question « Qu’est‑ce que l’homme ? » n’est pas la question des sciences sociales.
En effet, écrit Karsenti, « elle n’est pas en tout cas le moteur caché de leur régime
d’interrogation. Celui‑ci, bien plutôt, se traduit de la façon suivante : « Qu’est‑ce qu’une
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D’une philosophie à l’autre. Les sciences sociales et la politique des Modernes
société, comment se forme‑t‑elle et se règle‑t‑elle de l’intérieur d’elle‑même ? ». C’est la
nouveauté de ce genre de question qu’une approche historico‑conceptuelle des sciences
sociales » serait « susceptible de faire resurgir » (p. 137), et c’est la raison pour laquelle il
faudrait se déprendre « des illusions individualistes et subjectivistes », et « refuser la mise
sous tutelle humaniste et régressive » (p. 137) par quoi Foucault définit les sciences
humaines.
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Mais cette « altération » de la philosophie par la sociologie n’est pas à interpréter comme
sa dissolution ; elle serait plutôt à entendre comme ce qui fournit les conditions de sa
« relance » et de sa régénération, à condition toutefois de consentir à un geste de
décentrement par rapport à elle‑même en se mettant « à l’école des sciences sociales »,
avec pour objectif de recueillir « d’elles et d’elles seules des conceptualisations et des
problématiques dont elles sont les véritables productrices » (p. 28). L’altération
sociologique de la philosophie contraindrait donc le philosophe à « pratiquer la
philosophie autrement » (p. 29), à une nouvelle manière de philosopher qui imposerait un
dépassement (ou une subversion ?) de la philosophie politique classique « inscrite ici sous
le signe de la pensée métaphysique » (p. 59) et de ses concepts, devenus caducs, de
« peuple », de « citoyen », de « libre examen », de « représentation ». Ainsi, devrait se
mettre en place une philosophie politique renouvelée, pour laquelle la centralité de ce qui
est à penser serait moins l’État de droit et ses institutions que la société et les rapports
sociaux qui s’y nouent (cf. le chapitre II où les concepts fondamentaux de cette pensée
revivifiée et libérée de sa « mise sous tutelle métaphysique » sont identifiés comme étant
ceux d’autorité, de société, de pouvoir). Mais si ce nécessaire passage à effectuer d’une
« philosophie à l’autre » a un sens, selon Bruno Karsenti, ce n’est pas, ultimement, celui
de permettre encore aujourd’hui au philosophe de philosopher. Le dépassement critique
de la philosophie politique classique est ce qui véritablement permet de fonder une
« politique des Modernes » capable de transformer la société.
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Face à l’ampleur du geste philosophique de Bruno Karsenti, je me permettrai ici
seulement quelques remarques :
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1. Si le but de Bruno Karsenti est bien de renouer le dialogue entre la philosophie et les
sciences sociales, il me semble que commencer la discussion par une interrogation sur ce
que ces sciences font à la philosophie n’est pas une bonne stratégie. Si l’on a bien entendu
qu’une philosophie politique adaptée à la Modernité ne pouvait plus procéder ex principiis,
selon le geste d’un kantisme orthodoxe, mais qu’il s’agissait maintenant de philosopher ex
datis, ne serait‑il pas fructueux pour les sciences sociales, quand elles veulent dialoguer avec
la philosophie, de porter leur regard sur ce que fait effectivement la philosophie quand elle
se présente expressément comme une « philosophie politique appliquée » à des objets
comme le genre, les inégalités, etc., selon une démarche représentée aussi en France ? Car
c’est là une philosophie en acte, qui ne se contente pas de multiplier les desiderata pour
penser les conditions d’un dialogue, une philosophie qui partage des objets communs
avec les sciences sociales. Si, comme le souligne justement Bruno Karsenti, la question des
sciences sociales n’est pas celle de « l’Homme », elle n’est certainement pas non plus celle
de la « Société ». Cela sonne comme une évidence, mais il ne semble pas inutile de
rappeler ici que les différentes sciences sociales se sont constituées en procédant par un
découpage effectué à partir de leur point de vue spécifique et, que même à l’intérieur de
leur champ de compétence propre, elles ne travaillent que sur des objets particuliers.
L’interlocuteur idéal, pour que puisse s’instaurer un véritable échange entre philosophie
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D’une philosophie à l’autre. Les sciences sociales et la politique des Modernes
et sciences sociales, me paraît en conséquence devoir être la philosophie politique
appliquée.
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2. Il est curieux de constater l’effroi que les sciences sociales continuent de provoquer
chez certains philosophes, au point qu’il leur semble encore nécessaire aujourd’hui de
s’en aller rejoindre les vieilles lunes de l’antihumanisme. Et à cet égard, l’ouvrage de
Bruno Karsenti est bien l’expression d’une telle sidération devant l’événement « inouï »
représenté par l’irruption des sciences sociales dans le champ du savoir. Nous devons,
affirme‑t‑il, « faire le deuil » du sujet (p. 18). Il est inutile ici de reprendre les termes d’un
débat qui a déjà eu lieu dans les années 1980. Simplement, on sait au moins depuis Kant
que, contre les illusions d’un sujet métaphysique entièrement transparent à lui‑même, il
fallait au contraire partir de la finitude radicale du sujet. Qu’avec l’avènement des
sciences sociales, il faille penser cette finitude sous la forme d’un inconscient sociologique
venant briser la belle unité du sujet métaphysique ne devrait donc pas continuer de
stupéfier à ce point, tant la démarche est devenue classique et même banale. Encore
faut‑il pouvoir en revanche concevoir un usage non métaphysique de l’idée de sujet.
Encore faut‑il le concevoir pour ce qu’il est, c’est‑à‑dire une norme et une valeur. Encore
faut‑il aussi ne pas réduire le normatif au métaphysique. Or c’est bien là ce que semble
pourtant faire Bruno Karsenti quand, affirmant qu’« il s’agit de penser une normativité
complètement immanente à l’ordre social », il assigne au discours philosophique de viser
à « dire ce qui est » (p. 201). Les sciences sociales ne sont‑elles pas mieux placées pour le
faire ? D’autre part, outre le fait que l’idée d’un sujet porteur de droits est tout de même,
partout dans le monde, mobilisée par les individus pour défendre leur liberté, et parfois
au sacrifice de leur vie, cette dissolution du normatif n’est‑elle pas aussi problématique
pour la philosophie ? L’ « altération » de la philosophie par les sciences sociales semble
bien ainsi équivaloir, telle qu’elle est conçue par Bruno Karsenti, à sa véritable
dissolution. Or, pour nouer un dialogue, il faut au moins être deux…
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3. Est‑il bien judicieux en outre de vouloir commencer par « faire le deuil du sujet », pour
comprendre une « société d’individus » ? Reprenant la belle expression de Norbert Elias,
Bruno Karsenti a bien vu que c’était, pour la philosophie, ce qu’il s’agissait de penser
(p. 22). Mais peut‑il vraiment y arriver à partir de ses présupposés ? Parlant de la
sociologie, il écrit : « Elle fait tomber la dernière barrière qui bloquait l’esprit libre, qui
n’est rien d’autre que la croyance en sa souveraine liberté de sujet. Elle met en lumière le
déterminisme social qui opère à ce niveau, et qui exige d’être pris en charge afin qu’une
société vraiment conforme au projet moderne puisse se constituer. Le paradoxe est
qu’elle semble porter atteinte à la liberté. Mais de quelle liberté parle‑t‑on, lorsque l’on
reste captivé par le dogme du libre examen ? N’y a‑t‑il, sous le nom de modernité, un but
plus haut à atteindre, qui serait plutôt d’accomplir une société libre » (p. 59). Mais l’idée
de construire une « société libre » n’a pas de sens pour les individus des sociétés
démocratiques pour lesquelles le sujet individuel porteur de droits est une valeur
principielle. Et si cela en a un pour Bruno Karsenti, je dirais que cela fait un peu peur ! Car
ils ne veulent certainement pas sacrifier leur liberté et leurs « droits » pour ceux de la
« Société » ! Relisons le grand Durkheim à cet égard et son texte magnifique sur
« l’Individualisme et les intellectuels », écrit, rappelons‑le, au moment de l’affaire Dreyfus
(1898). Que nous dit‑il ? Que pour les sociétés modernes et démocratiques, la personne et
sa dignité sont une valeur sacrée, et que « nulle part ailleurs les droits de l’individu se
sont affirmés avec plus d’énergie, puisque l’individu y est mis au rang de choses
sacro‑saintes ; nulle part ailleurs, il n’y est plus absolument protégé contre les
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D’une philosophie à l’autre. Les sciences sociales et la politique des Modernes
empiètements du dehors, d’où qu’ils viennent ». On ne fera pas injure à Bruno Karsenti de
méconnaître ce texte. Il le cite effectivement mais sans en concevoir manifestement toute
la portée (p. 189). Obsédé par l’immanence des normes, il voit surtout dans cette idée de
la personne un « universel concret » (p. 193). Que les sciences sociales à leur tour ne se
laissent pas impressionner par le jargon des philosophes ! Quel sens cela a‑t‑il d’opposer
« un universel concret » à un « universel abstrait », si ce n’est celui de conclure que, si les
normes sont socialement produites, il faut leur dénier toute validité ? Bruno Karsenti
veut libérer la « Société » là où on observe que les individus, dans nos sociétés
démocratiques, s’engagent dans des luttes pour, à partir de l’idée de dignité de la
personne, défendre ou accroître leurs droits (droits culturels, droit au mariage
homosexuel, droits des minorités etc.). Est‑ce là le point de vue réactionnaire d’individus
illusionnés ? Est‑ce là aussi ce que nous apprend la sociologie ? Si la confrontation de la
philosophie et des sciences sociales ne doit pas se réduire à un dialogue de sourds, il
faudrait réellement écouter ce qu’elles nous disent l’une et l’autre. Elles nous parlent
notamment d’un affaiblissement des institutions (Dubet), de la fin des sociétés (Touraine),
de l’amenuisement du lien social (Paugam), mais aussi d’acteurs se mobilisant sans cesse
pour la conquête de nouveaux droits (Touraine). Elles nous donnent à voir et à
comprendre ce qu’est une « société d’individus ». Produites par des individus pour des
individus, elles méritent donc pleinement le terme de sciences « humaines », comme
l’avait bien vu Foucault.
NOTES
1. . Bruno Karsenti (2013), D’une philosophie à l’autre. Les sciences sociales et la politique des Modernes,
Paris, Gallimard, « Nrf essais », 368 p.
AUTHORS
SYLVIE MESURE
Sociologie , Comptes rendus | 2010
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