et sciences sociales, me paraît en conséquence devoir être la philosophie politique
appliquée.
7 2. Il est curieux de constater l’effroi que les sciences sociales continuent de provoquer
chez certains philosophes, au point qu’il leur semble encore nécessaire aujourd’hui de
s’en aller rejoindre les vieilles lunes de l’antihumanisme. Et à cet égard, l’ouvrage de
Bruno Karsenti est bien l’expression d’une telle sidération devant l’événement « inouï »
représenté par l’irruption des sciences sociales dans le champ du savoir. Nous devons,
affirme‑t‑il, « faire le deuil » du sujet (p. 18). Il est inutile ici de reprendre les termes d’un
débat qui a déjà eu lieu dans les années 1980. Simplement, on sait au moins depuis Kant
que, contre les illusions d’un sujet métaphysique entièrement transparent à lui‑même, il
fallait au contraire partir de la finitude radicale du sujet. Qu’avec l’avènement des
sciences sociales, il faille penser cette finitude sous la forme d’un inconscient sociologique
venant briser la belle unité du sujet métaphysique ne devrait donc pas continuer de
stupéfier à ce point, tant la démarche est devenue classique et même banale. Encore
faut‑il pouvoir en revanche concevoir un usage non métaphysique de l’idée de sujet.
Encore faut‑il le concevoir pour ce qu’il est, c’est‑à‑dire une norme et une valeur. Encore
faut‑il aussi ne pas réduire le normatif au métaphysique. Or c’est bien là ce que semble
pourtant faire Bruno Karsenti quand, affirmant qu’« il s’agit de penser une normativité
complètement immanente à l’ordre social », il assigne au discours philosophique de viser
à « dire ce qui est » (p. 201). Les sciences sociales ne sont‑elles pas mieux placées pour le
faire ? D’autre part, outre le fait que l’idée d’un sujet porteur de droits est tout de même,
partout dans le monde, mobilisée par les individus pour défendre leur liberté, et parfois
au sacrifice de leur vie, cette dissolution du normatif n’est‑elle pas aussi problématique
pour la philosophie ? L’ « altération » de la philosophie par les sciences sociales semble
bien ainsi équivaloir, telle qu’elle est conçue par Bruno Karsenti, à sa véritable
dissolution. Or, pour nouer un dialogue, il faut au moins être deux…
8 3. Est‑il bien judicieux en outre de vouloir commencer par « faire le deuil du sujet », pour
comprendre une « société d’individus » ? Reprenant la belle expression de Norbert Elias,
Bruno Karsenti a bien vu que c’était, pour la philosophie, ce qu’il s’agissait de penser
(p. 22). Mais peut‑il vraiment y arriver à partir de ses présupposés ? Parlant de la
sociologie, il écrit : « Elle fait tomber la dernière barrière qui bloquait l’esprit libre, qui
n’est rien d’autre que la croyance en sa souveraine liberté de sujet. Elle met en lumière le
déterminisme social qui opère à ce niveau, et qui exige d’être pris en charge afin qu’une
société vraiment conforme au projet moderne puisse se constituer. Le paradoxe est
qu’elle semble porter atteinte à la liberté. Mais de quelle liberté parle‑t‑on, lorsque l’on
reste captivé par le dogme du libre examen ? N’y a‑t‑il, sous le nom de modernité, un but
plus haut à atteindre, qui serait plutôt d’accomplir une société libre » (p. 59). Mais l’idée
de construire une « société libre » n’a pas de sens pour les individus des sociétés
démocratiques pour lesquelles le sujet individuel porteur de droits est une valeur
principielle. Et si cela en a un pour Bruno Karsenti, je dirais que cela fait un peu peur ! Car
ils ne veulent certainement pas sacrifier leur liberté et leurs « droits » pour ceux de la
« Société » ! Relisons le grand Durkheim à cet égard et son texte magnifique sur
« l’Individualisme et les intellectuels », écrit, rappelons‑le, au moment de l’affaire Dreyfus
(1898). Que nous dit‑il ? Que pour les sociétés modernes et démocratiques, la personne et
sa dignité sont une valeur sacrée, et que « nulle part ailleurs les droits de l’individu se
sont affirmés avec plus d’énergie, puisque l’individu y est mis au rang de choses
sacro‑saintes ; nulle part ailleurs, il n’y est plus absolument protégé contre les
D’une philosophie à l’autre. Les sciences sociales et la politique des Modernes
Sociologie , Comptes rendus | 2010
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