Stress et aménagement psychique face aux troubles de mémoire

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Stress et aménagement psychique
face aux troubles de mémoire débutants
C. MURE (1)
Comment le sujet atteint de troubles mnésiques débutants ressent, exprime, fait-il face à ses difficultés ?
Ces questions se posent à nous lors de chaque rencontre, dans le cadre de la consultation mémoire où nous
intervenons. S’il s’agit pour nous psychologues de contribuer à la démarche diagnostique par l’évaluation psychométrique, le recueil et l’interprétation des signes observés,
il s’agit tout autant de porter notre attention à la réalité subjective, psychique. Que fait le sujet de ses difficultés ? De
quels moyens psychiques dispose-t-il pour les appréhender et s’y ajuster ? Comment l’équipe pourra-t-elle songer
à l’accompagner ?
La démence, comme la maladie d’Alzheimer, la plus fréquente et la plus connue, se traduit par une perte des habiletés cognitives, selon un processus insidieux, progressif.
Très tôt, le sujet peut être déstabilisé dans son rapport au
monde et à lui-même. Avant de s’adresser au médecin, a
préexisté une période plus ou moins longue de doutes et
d’inquiétude grandissants, de sa part et/ou de celle de son
entourage. La demande explicite formulée par le patient
lui-même ou son entourage lors de la première consultation médicale au centre mémoire concerne le diagnostic :
s’agit-il d’une démence ? Répondre à cette demande
implique, de la part d’une équipe de consultation, de prendre le temps de connaître le patient et son entourage, de
mettre en commun les observations et la réflexion pour
envisager la restitution éventuelle d’un diagnostic grave.
Répondre à la demande de diagnostic suppose ici un
engagement de soutien si les craintes devaient s’avérer
fondées. Ce soutien ne peut reposer, à l’heure actuelle,
sur le miracle d’une prescription thérapeutique. Il est à
repenser et à ajuster, dans la singularité de chaque situation, de chaque patient.
Cette démarche de compréhension globale du patient,
et l’attention portée à sa subjectivité, la possibilité même
d’un soutien peuvent se heurter aux difficultés du patient
à reconnaître, exprimer ou ressentir ses troubles. La variabilité des attitudes des patients face à la reconnaissance
de leur trouble est, en effet, repérée depuis longtemps.
L’apparente indifférence et la méconnaissance des déficits, la demande formulée non par le patient lui-même
mais par son entourage, ces particularités font même partie du tableau clinique « classique » de la maladie
d’Alzheimer. Elles font l’objet, ces dernières années, d’un
intérêt scientifique grandissant dans lequel s’oppose ou
tentent parfois de s’allier deux concepts : l’anosognosie
et le déni. L’anosognosie (non-connaissance de la maladie) a été initialement mise en évidence à partir de cas de
patients cérébro-lésés, ignorant leurs déficits. La réalité
du trouble ne serait pas perçue. L’hypothèse neurologique
postule donc un lien entre la méconnaissance des déficits
et l’atteinte cérébrale, l’anosognosie étant considérée
comme un symptôme de l’atteinte organique. De nombreuses études ont en effet mis en évidence une progression de la méconnaissance avec la sévérité de la
démence. Mais le lien n’a pas toujours été retrouvé : les
résultats sont variables, expliqués peut-être, mais partiellement, par les différences de méthode ou de critères utilisés. Il est montré que la méconnaissance des troubles
peut être partielle, porter sur certains secteurs seulement
de l’activité cognitive ou de l’affectivité.
La méconnaissance des troubles a pu être envisagée,
dans une autre perspective se référant à la théorie psychanalytique, non pas comme un symptôme, mais comme
un mécanisme de défense psychique, qui conduit à
l’amputation d’une réalité jugée inacceptable par le Moi
du sujet. Ici, la réalité du trouble serait perçue, mais activement occultée par un processus inconscient.
Symptôme et incapacité liés à l’atteinte cérébrale, ou
tentative d’ajustement psychique face à la déstabilisation
provoquée par le trouble, anosognosie et déni s’opposent
dans leurs références théoriques (neurosciences, psychanalyse) et étiologiques.
(1) Psychologue Clinicienne, Groupe Hospitalier Sainte-Périne, Centre de Gérontologie (Professeur Cassou) et Services de Soins de Suite
et Réadaptation et de Soins de Longue Durée (Docteur Baulon), 11, rue Chardon-Lagache, 75781 Paris cedex 16.
S 1162
L’Encéphale, 2006 ; 32 : 1162-4, cahier 4
L’Encéphale, 2006 ; 32 : 1162-4, cahier 4
L’accent somatique porté sur la « réalité » de l’atteinte
cérébrale permet d’appréhender une partie des mécanismes possiblement en jeu, mais elle tend à annuler la prise
en considération de la dimension psychique, c’est-à-dire
ici de la dynamique des ajustements psychiques dans
l’interaction avec le substrat organique, au sein d’expériences potentiellement sources de détresse.
Écouter ce que le patient exprime, donc, de ses difficultés, alors qu’il peut être justement atteint dans ses
capacités à les ressentir ou les dire… « Mme J., 71 ans,
médecin à la retraite, vient me voir seule, pour l’exploration
de troubles mnésiques qui inquiètent ses enfants depuis
quelques mois. Elle est apprêtée avec coquetterie, et
s’exprime volontiers, de manière vivante, chaleureuse
souvent subtile et nuancée. D’emblée, elle me fait savoir
qu’elle a par le passé suivi une longue analyse (son époux
état d’ailleurs psychanalyste). Si elle énonce d’elle-même
le motif de sa démarche, elle choisit d’évoquer surtout un
contexte affectif difficile, faisant d’abord un long détour par
l’exposé d’une période douloureuse de sa vie, il y a maintenant 20 ans : un mari mort brutalement dans un accident
de voiture, événement suivi 6 mois plus tard par le départ
de sa fille cadette quittant le toit familial et la laissant seule.
Elle me parle de sa souffrance de l’époque, des dérivatifs
qu’elle a pu trouver en se plongeant à corps perdu dans
son activité professionnelle, de l’aide affective qu’elle a pu
trouver au gré des échanges avec ses amis, du travail analytique qui lui a permis de revisiter l’ambivalence de la relation avec sa mère, décédée dans cette période. Le temps
a été long (10 années), mais elle a pu nouer une nouvelle
relation amoureuse, elle a pu aussi réinvestir et développer avec bonheur son intérêt pour la décoration d’intérieur,
laissé en suspens à l’adolescence, quand ses parents
l’avaient incitée à suivre une autre voie.
Voilà qu’elle vient de déménager, il y a 9 mois, pour se
rapprocher de ses enfants (« tous les 10 ans, je
déménage », dit-elle) et s’éloigner à la fois de son compagnon. Elle me parle de ces derniers événements avec
une indifférence, qui contraste un peu avec le ton plus
vivant qu’elle offrait auparavant. Elle annonce mener une
vie toujours active, voir régulièrement ses enfants, entretenir de nombreuses relations amicales, s’occuper de la
décoration de sa maison « Je ne me sens pas mal, ditelle lorsque je cherche à approcher son éprouvé, mais
mes amis me disent que je ne suis pas comme d’habitude,
plus triste, plus lointaine, moins concernée. Moi, je ne sais
pas vous dire si je suis déprimée. C’est vrai, peut-être que
je ne suis pas comme d’habitude, peut-être que je fais le
tri ». Elle oublie aussi les rendez-vous, ce qui a affolé sa
fille, mais elle a toujours eu des problèmes avec les dates
et les rendez-vous. « Je n’arrive pas à savoir, quand
j’oublie, si c’est volontaire, ou si je n’arrive pas ».
La demande qui nous était adressée concernait l’évaluation du fonctionnement cognitif. Le bilan psychométrique réalisé à l’issue de cet entretien a montré des signes
en faveur d’une probable démence débutante.
À écouter Mme J., nous avons été frappés par ses difficultés à exprimer ce qui pouvait se passer en elle,
aujourd’hui. Les changements qu’elle rapporte et la pré-
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occupent, débordent très largement le symptôme
mémoire pour lequel elle consulte. C’est en prenant appui
sur les perceptions de ses proches (ses amis, ses enfants
qui lui disent qu’elle n’est pas comme d’habitude) qu’elle
les appréhende. Elle veut bien les croire, ses proches. Ce
qu’ils lui disent fait écho en elle, et d’ailleurs, c’est d’ellemême qu’elle a effectué la démarche de consultation. Elle
paraît avoir perdu l’habileté à s’auto-évaluer, ce qu’elle a
bien repéré, du reste : « je ne sais pas vous dire… ».
Tout à la fois, elle tend à banaliser ces changements,
mais aussi à les interroger « est ce que je fais le tri, ou
est-ce que c’est volontaire ».
Bien sûr, elle nous offre des éléments questionnant la
problématique dépressive. Dans l’enchaînement même
de l’entretien, elle associe sa situation actuelle (déménagement, rupture affective) avec un vécu plus ancien de
perte et de souffrance psychique. Mais ici encore, ces événements récents sont abordés sur un mode descriptif : ce
sont les faits qu’elle met en lien, ce n’est pas l’éprouvé.
Chez cette femme qui, semble-t-il, avait pu approcher et
élaborer par le passé des expériences de perte, ce qu’elle
vit aujourd’hui paraît énigmatique, différent.
Mais l’expression de l’éprouvé de ses difficultés par le
patient est susceptible d’évoluer dans le temps, comme
dans le cadre même de la rencontre de bilan. « M. B.,
79 ans, ancien directeur général d’une grande société,
vient accompagné de sa femme pour des troubles mnésiques qui s’aggravent depuis plus d’un an. De contact
agréable, teinté d’une certaine courtoisie souriante, il
admet d’emblée des troubles de la mémoire, liés selon lui
à l’avancée de l’âge, mais qu’il se sent pouvoir endiguer
en prenant des notes ou en faisant des exercices de
mémoire. Il ne contredit pas son épouse lorsqu’elle
énonce les difficultés qu’elle a observées chez lui, cherchant toutefois à minimiser leur ampleur. Homme cultivé,
ayant connu une belle réussite professionnelle, il avait su
négocier avec une certaine aisance le passage à la retraite
en se consacrant à l’écriture. Il a alors publié plusieurs
nouvelles, récompensées par des prix littéraires. À présent, il semble qu’il ait considérablement réduit ces activités. Son épouse se sent manifestement désemparée
devant sa passivité. M. B. paraît se placer à distance de
ses difficultés actuelles, il n’exprime aucune plainte, aucun
inconfort, et cherche bien plus volontiers à évoquer ses
succès professionnels et littéraires passés. Lors de la passation des tests, à laquelle il coopère dans l’ensemble
avec la même bonhomie souriante, il manifeste toutefois,
à quelques reprises, des doutes quant à ses performances, et des signes d’anxiété. C’est au moment de l’entretien de restitution du bilan psychométrique qu’il évoque
avec une fugace mais authentique participation affective
l’impression troublante qu’il a aujourd’hui de devoir se
défier de lui-même, d’être gêné par la nécessité de
s’appuyer à présent sur son épouse de 10 ans plus jeune
que lui. Il exprime sa honte, face à ses défaillances, et sa
peur de sombrer dans le néant… Puis il revient à son mode
d’expression antérieur, dans le discours convenu et léger ».
M.B. reconnaît partiellement ses difficultés, il tend aussi
à les minimiser et les banaliser, avec une certaine forme
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C. Mure
d’indifférence souriante. C’est ce qu’il montre dans une
grande partie de cette rencontre, c’est aussi l’attitude qu’il
manifeste dans la vie de tous les jours semble-t-il, d’après
son épouse. Il est assez vraisemblable que l’atteinte cérébrale dégénérative dont il souffre participe à l’altération de
la perception même de ses déficits, mais nous ne pouvons
nous en tenir là, car, ce faisant, M. B. nous montre la fonction protectrice de cette méconnaissance. Confronté à ses
difficultés cognitives, en situation de bilan, puis lors de
l’entretien de restitution, M. B. nous laisse entrevoir
momentanément quelques aspects d’une détresse qui
pourrait sérieusement l’ébranler : doute quant à sa propre
valeur, honte face à ce qu’il est devenu, crainte de l’anéantissement. Le narcissisme est fragilisé, blessé. Tout se
passe comme si, dans le rappel insistant de ses réussites
passées, dans la minimisation des déficits actuels, M. B.
cherchait à maintenir une permanence, une continuité de
lui-même et de son identité, au-delà d’une vulnérabilité
pourtant perçue.
Mme R. 73 ans, vient me voir régulièrement à la consultation, dans le cadre d’entretiens à visée de soutien
psychothérapeutique. Personne très expressive et
démonstrative, cherchant la réciprocité dans l’échange,
usant volontiers de la séduction, elle se montre anxieuse,
débordée par ses émotions, et déstabilisée par ces accès
de larmes, qui ne lui ressemblent pas, et qu’elle se reproche de ne pouvoir contenir. Mme R. paraît avoir traversé
la vie à l’abri de grandes difficultés, menant de front sa
vie professionnelle (elle était secrétaire) et son rôle
d’épouse et de mère de quatre enfants avec sûrement pas
mal d’enthousiasme, et l’envie que la vie soit gaie. Le diagnostic il y a 15 ans, d’une maladie hématologique qui ne
lui laissait espérer que 10 années à vivre paraît avoir longtemps glissé sur elle, sans la déstabiliser. Jusqu’à présent.
Mais maintenant, la maladie se fait un peu plus bruyante.
Chaque signe paraît réveiller en elle un sentiment de vulnérabilité et de précarité de l’existence, dans ces années
perçues comme gagnées sur la mort. Mme R. attendra plusieurs séances avant d’évoquer, conjuguées à son sentiment global de déséquilibre, ses pertes de mémoire, et
sa terreur de perdre la tête. Elle reproche à sa fille de devenir directive à son égard, et surtout, elle connaît de graves
difficultés relationnelles avec son mari, qui s’immisce dans
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ses papiers et la gestion de ses comptes bancaires, lui
donnant le sentiment qu’elle ne peut plus mener à bien
ses propres affaires. Elle le juge autoritaire et irritable plus
que jamais. Au fil des entretiens, se précisent des mouvements d’avancées et de recul, d’avancées vers l’approche de ses difficultés, de tentatives d’évitement et de
dénégation, de mouvements peut-être projectifs tendant
à estimer que ses proches favorisent sa détresse.
C’est donc d’un bouleversement global que nous parle
cette patiente, qui s’accompagne de difficultés nouvelles
pour elle à contenir ses propres émotions. Le sentiment
de vulnérabilité et de précarité de l’existence, peut-être
longtemps évité il y a plusieurs années lors de la révélation de sa maladie du sang se trouve maintenant ravivé,
avec les signes d’aggravation de cette maladie, avec les
débuts d’une atteinte cognitive qui paraissent déjà modifier les attitudes de son entourage. La détresse psychique est palpable, les tentatives de mise en mot et de lien
rencontrent de timides avancées. Le cadre des entretiens offre tout au moins, et pour l’heure, à Mme R. le
moyen, dans le temps qui lui est consacré du moins, de
trouver un contenant et un apaisement dans cette souffrance.
Le cas de Mme R. nous montre combien tout l’équilibre
psychique peut se trouver fragilisé, à la survenue des troubles démentiels. Les difficultés de certains patients à repérer leurs difficultés de mémoire peuvent avoir, on l’a vu,
une fonction protectrice, visant à préserver l’identité, face
aux craintes d’anéantissement éveillées par les changements qui se produisent en eux-mêmes. Mais cette fonction s’accomplit aux dépens d’un ajustement à la réalité
qui peut gêner les relations avec l’environnement (famille,
soignants), qui peut freiner l’aide ou le soutien apporté, et
engendrer en retour des attitudes non adaptées et des
situations conflictuelles.
Gardons à l’esprit que ces aménagements de protection sont susceptibles de laisser place à des mouvements
d’élaboration psychique et de restauration, selon les capacités du sujet à conserver des relations à autrui gratifiantes, alimentant en retour son propre narcissisme, selon
ses capacités à prendre appui sur son entourage sans se
sentir pour autant menacé.
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