L’Encéphale, 2006 ;
32 :
1162-4, cahier 4 Stress et aménagement psychique face aux troubles de mémoire débutants
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L’accent somatique porté sur la « réalité » de l’atteinte
cérébrale permet d’appréhender une partie des mécanis-
mes possiblement en jeu, mais elle tend à annuler la prise
en considération de la dimension psychique, c’est-à-dire
ici de la dynamique des ajustements psychiques dans
l’interaction avec le substrat organique, au sein d’expé-
riences potentiellement sources de détresse.
Écouter ce que le patient exprime, donc, de ses diffi-
cultés, alors qu’il peut être justement atteint dans ses
capacités à les ressentir ou les dire… « Mme J., 71 ans,
médecin à la retraite, vient me voir seule, pour l’exploration
de troubles mnésiques qui inquiètent ses enfants depuis
quelques mois. Elle est apprêtée avec coquetterie, et
s’exprime volontiers, de manière vivante, chaleureuse
souvent subtile et nuancée. D’emblée, elle me fait savoir
qu’elle a par le passé suivi une longue analyse (son époux
état d’ailleurs psychanalyste). Si elle énonce d’elle-même
le motif de sa démarche, elle choisit d’évoquer surtout un
contexte affectif difficile, faisant d’abord un long détour par
l’exposé d’une période douloureuse de sa vie, il y a main-
tenant 20 ans : un mari mort brutalement dans un accident
de voiture, événement suivi 6 mois plus tard par le départ
de sa fille cadette quittant le toit familial et la laissant seule.
Elle me parle de sa souffrance de l’époque, des dérivatifs
qu’elle a pu trouver en se plongeant à corps perdu dans
son activité professionnelle, de l’aide affective qu’elle a pu
trouver au gré des échanges avec ses amis, du travail ana-
lytique qui lui a permis de revisiter l’ambivalence de la rela-
tion avec sa mère, décédée dans cette période. Le temps
a été long (10 années), mais elle a pu nouer une nouvelle
relation amoureuse, elle a pu aussi réinvestir et dévelop-
per avec bonheur son intérêt pour la décoration d’intérieur,
laissé en suspens à l’adolescence, quand ses parents
l’avaient incitée à suivre une autre voie.
Voilà qu’elle vient de déménager, il y a 9 mois, pour se
rapprocher de ses enfants (« tous les 10 ans, je
déménage », dit-elle) et s’éloigner à la fois de son com-
pagnon. Elle me parle de ces derniers événements avec
une indifférence, qui contraste un peu avec le ton plus
vivant qu’elle offrait auparavant. Elle annonce mener une
vie toujours active, voir régulièrement ses enfants, entre-
tenir de nombreuses relations amicales, s’occuper de la
décoration de sa maison « Je ne me sens pas mal, dit-
elle lorsque je cherche à approcher son éprouvé, mais
mes amis me disent que je ne suis pas comme d’habitude,
plus triste, plus lointaine, moins concernée. Moi, je ne sais
pas vous dire si je suis déprimée. C’est vrai, peut-être que
je ne suis pas comme d’habitude, peut-être que je fais le
tri ». Elle oublie aussi les rendez-vous, ce qui a affolé sa
fille, mais elle a toujours eu des problèmes avec les dates
et les rendez-vous. « Je n’arrive pas à savoir, quand
j’oublie, si c’est volontaire, ou si je n’arrive pas ».
La demande qui nous était adressée concernait l’éva-
luation du fonctionnement cognitif. Le bilan psychométri-
que réalisé à l’issue de cet entretien a montré des signes
en faveur d’une probable démence débutante.
À écouter Mme J., nous avons été frappés par ses dif-
ficultés à exprimer ce qui pouvait se passer en elle,
aujourd’hui. Les changements qu’elle rapporte et la pré-
occupent, débordent très largement le symptôme
mémoire pour lequel elle consulte. C’est en prenant appui
sur les perceptions de ses proches (ses amis, ses enfants
qui lui disent qu’elle n’est pas comme d’habitude) qu’elle
les appréhende. Elle veut bien les croire, ses proches. Ce
qu’ils lui disent fait écho en elle, et d’ailleurs, c’est d’elle-
même qu’elle a effectué la démarche de consultation. Elle
paraît avoir perdu l’habileté à s’auto-évaluer, ce qu’elle a
bien repéré, du reste : « je ne sais pas vous dire… ».
Tout à la fois, elle tend à banaliser ces changements,
mais aussi à les interroger « est ce que je fais le tri, ou
est-ce que c’est volontaire ».
Bien sûr, elle nous offre des éléments questionnant la
problématique dépressive. Dans l’enchaînement même
de l’entretien, elle associe sa situation actuelle (déména-
gement, rupture affective) avec un vécu plus ancien de
perte et de souffrance psychique. Mais ici encore, ces évé-
nements récents sont abordés sur un mode descriptif : ce
sont les faits qu’elle met en lien, ce n’est pas l’éprouvé.
Chez cette femme qui, semble-t-il, avait pu approcher et
élaborer par le passé des expériences de perte, ce qu’elle
vit aujourd’hui paraît énigmatique, différent.
Mais l’expression de l’éprouvé de ses difficultés par le
patient est susceptible d’évoluer dans le temps, comme
dans le cadre même de la rencontre de bilan. « M. B.,
79 ans, ancien directeur général d’une grande société,
vient accompagné de sa femme pour des troubles mné-
siques qui s’aggravent depuis plus d’un an. De contact
agréable, teinté d’une certaine courtoisie souriante, il
admet d’emblée des troubles de la mémoire, liés selon lui
à l’avancée de l’âge, mais qu’il se sent pouvoir endiguer
en prenant des notes ou en faisant des exercices de
mémoire. Il ne contredit pas son épouse lorsqu’elle
énonce les difficultés qu’elle a observées chez lui, cher-
chant toutefois à minimiser leur ampleur. Homme cultivé,
ayant connu une belle réussite professionnelle, il avait su
négocier avec une certaine aisance le passage à la retraite
en se consacrant à l’écriture. Il a alors publié plusieurs
nouvelles, récompensées par des prix littéraires. À pré-
sent, il semble qu’il ait considérablement réduit ces acti-
vités. Son épouse se sent manifestement désemparée
devant sa passivité. M. B. paraît se placer à distance de
ses difficultés actuelles, il n’exprime aucune plainte, aucun
inconfort, et cherche bien plus volontiers à évoquer ses
succès professionnels et littéraires passés. Lors de la pas-
sation des tests, à laquelle il coopère dans l’ensemble
avec la même bonhomie souriante, il manifeste toutefois,
à quelques reprises, des doutes quant à ses performan-
ces, et des signes d’anxiété. C’est au moment de l’entre-
tien de restitution du bilan psychométrique qu’il évoque
avec une fugace mais authentique participation affective
l’impression troublante qu’il a aujourd’hui de devoir se
défier de lui-même, d’être gêné par la nécessité de
s’appuyer à présent sur son épouse de 10 ans plus jeune
que lui. Il exprime sa honte, face à ses défaillances, et sa
peur de sombrer dans le néant… Puis il revient à son mode
d’expression antérieur, dans le discours convenu et léger ».
M.B. reconnaît partiellement ses difficultés, il tend aussi
à les minimiser et les banaliser, avec une certaine forme