Chapitre 4 : Intervention publique dans l’économie 4.A. LE ROLE DE L’ETAT DANS L’ECONOMIE L’Etat peut être caractérisé, à la suite de Weber, comme l’agent qui détient seul, in fine, le pouvoir légitime de coercition. Il peut ainsi exercer une influence significative sur les choix de décideurs privés, voire les contraindre totalement. Qu’il s’agisse de comprendre, dans une optique positive, les mécanismes qui président au choix des actions publiques et à leur transmission à l’ensemble de l’économie ou qu’il s’agisse de rechercher, dans une optique normative, ce que devraient être ces interventions publiques pour accroître le bien-être social, l’analyse économique ne peut ignorer l’Etat, acteur qui occupe souvent une place prééminente dans les sociétés contemporaines. De fait, l’intérêt des économistes pour la chose publique n’est pas nouveau. Mais son expression a varié au fil de l’histoire. Au début de l’époque moderne, alors que s’affirmait la notion d’Etat, l’économie restait un art plus qu’une science. La forte personnalisation du pouvoir amena les économistes mercantilistes à se faire conseillers du Prince, assimilant la gestion des finances publiques à celle d’un patrimoine privé. Lorsque, plus tard, l’analyse économique prit son essor, l’absolutisme était contesté par la montée des idées libérales. Dans ce nouveau contexte, l’économie fit de l’échange marchand son principal centre d’intérêt. Ainsi, le plus souvent, les économistes classiques semblent s’être satisfaits d’une vision minimaliste, celle que l’on a résumée par le terme d’Etat-Gendarme. Leur intérêt analytique dans le domaine est resté concentré pour l’essentiel sur l’impôt. C’est à la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle qu’émergea une approche économique de l’Etat pour déterminer les conditions d’une intervention raisonnée. La première guerre mondiale marqua le début d’une forte progression du rôle de l’Etat dans l’activité économique. Sur le plan des idées, l’œuvre de Keynes allait donner une nouvelle justification à l’intervention publique. L’Etat-Gendarme cédait le pas à l’Etat-Providence. Avec la période de crises des années 1970, la confiance qui avait été mise dans la capacité de l’Etat à gérer harmonieusement l’économie fut ébranlée. Les travaux de la nouvelle économie classique ont contesté les thèses interventionnistes keynésiennes. La déréglementation, les privatisations, le désengagement de l’Etat faisaient leur apparition dans les programmes de gouvernement. Depuis la fin des années 1980, on assiste à une certaine stabilisation du débat qui tend à abandonner la question du plus ou moins d’Etat pour celle de la qualité de son action. L’analyse semble acquérir une forme de maturité pour s’éloigner tout autant de la critique systématique de l’intervention publique que de son apologie. Ce faisant, elle accepte de mettre en regard et de comparer sans a priori performances et défaillances du marché et de l’Etat. 4.A1. NORMES ET OBJECTIFS DE L’ETAT a/ Justifications normatives de l’intervention publique La démonstration théorique de l’efficacité de la régulation par le marché met en lumière les conditions nécessaires pour que la « main invisible » conduise à une coordination des choix individuels conforme à un optimum collectif (cadre concurrentiel, absence d’externalités,…). Lorsque ces conditions ne sont pas remplies, et elles ne le sont quasiment jamais 1 Chapitre 4 : Intervention publique dans l’économie complètement dans la réalité, l’efficacité du marché comme mode de régulation peut être remise en question. Par là même, l’intervention de l’Etat est justifiée pour remédier aux défaillances du marché. L’Etat apparaît ainsi comme l’émanation d’une forme de « contrat social ». Il est le moyen d’imposer une coordination entre les individus pour sortir d’une situation dans laquelle la poursuite des intérêts individuels conduirait à un équilibre non optimal. Ce type de situation est souvent illustrée à l’aide d’un exemple fameux de la théorie des jeux : le "dilemme du prisonnier". Justifier l’intervention de l’Etat comme réponse face à une incapacité du marché à promouvoir un équilibre optimal conduit à poser la question des critères de définition de cet optimum social. La réflexion en ce sens peut s’articuler en deux dimensions : l’efficacité et l’équité. Le dilemme du prisonnier Dans cet exemple, on suppose que deux individus sont suspectés d’un forfait, mais qu’il n’existe pas de preuves suffisantes contre eux. Le juge propose à chacun des prisonniers séparément le marché suivant : - s’il passe aux aveux et que son complice nie, il est immédiatement remis en liberté et son complice est condamné à 10 ans de prison ; - s’il nie et que son complice passe aux aveux, il est condamné à 10 ans de prison et son complice est immédiatement libéré ; - si les deux complices avouent, ils seront condamnés chacun à 5 ans de prison ; - si les deux complices nient, ils seront tous les deux remis en liberté, faute de preuves, après un an de prison. La recherche de son intérêt individuel pousse alors chaque prisonnier à passer aux aveux. En effet, sans garantie sur la décision de son complice, chacun peut tenir le raisonnement suivant : « De deux choses l’une, soit mon complice avoue, soit mon complice nie. Si mon complice avoue, j’ai le choix entre avouer moi aussi avec pour conséquence une peine de 5 ans ou nier avec une peine de 10 ans ; il est plus avantageux dans ce cas de passer aux aveux. Si mon complice nie, j’ai toujours le choix entre avouer, ce qui m’assurera une libération immédiate, ou nier avec pour conséquence une peine d’un an ; les aveux sont à nouveau la meilleure solution. » Ainsi chaque prisonnier, en poursuivant son intérêt individuel en arrive à passer aux aveux. Ils sont donc condamnés à 5 ans chacun. Cette solution n’est pas optimale au sens de Pareto puisque en niant tous les deux, ils auraient été l’un et l’autre dans une meilleure situation avec une peine limitée à un an. Mais cette solution constitue bien un équilibre : aucun des deux protagonistes n’a intérêt à prendre seul l’initiative de nier puisqu’il risquerait alors la peine maximale. Une intervention extérieure assurant une décision concertée entre les deux prisonniers permet de sortir de cet équilibre non optimal. A l’image de cet exemple, on peut justifier une intervention de l’Etat, agent extérieur au marché, lorsque les mécanismes de marché ne permettent pas d’atteindre un optimum social. On notera que, dans ce dilemme du prisonnier, la solution où les deux prisonniers nient est optimale au sens de Pareto, mais elle n’est pas la seule ; les deux cas symétriques où l’un des complices est immédiatement libéré tandis que l’autre est condamné à dix ans le sont également. En effet, à partir de l’une ou l’autre de ces trois combinaisons, le passage vers n’importe quelle autre combinaison correspond à une aggravation de la peine pour au moins un des prisonniers. En outre, les caractéristiques de ces trois combinaisons en termes de bien-être relatif des deux complices sont nettement différenciées ; la référence à un critère d’équité doit permettre de choisir entre elles. 2 Chapitre 4 : Intervention publique dans l’économie En se référant au critère d’efficacité, l’analyse économique définit l’optimum social comme une situation dont il est impossible de s’écarter sans faire baisser la satisfaction d’au moins un individu. C’est ce que l’on nomme l’optimum de Pareto. La définition de cet optimum présente l’avantage de ne pas nécessiter aucune comparaison entre les préférences individuelles. C’est un critère qui renvoie à un principe d’unanimité en ce sens que, à partir d’une situation sous-optimale, on peut toujours trouver un optimum de Pareto qui sera accepté à l’unanimité tandis qu’il est impossible d’obtenir un vote unanime pour quitter un optimum de Pareto, fût-ce pour aller vers un autre optimum du même type. L’un des problèmes posés par le critère d’optimalité parétienne est sa non unicité. En règle générale, plusieurs optima de Pareto sont possibles et peuvent présenter des caractéristiques très différentes en termes d’équité, c’est-à-dire dans leurs conséquences sur les satisfactions respectives des différents individus. Mais la définition d’un critère d’équité ne va pas de soi. Elle suppose que l’on établisse une échelle de valeur collective, une fonction de préférence sociale, encore aussi appelée fonction de bien-être social. Si l’on veut que cette fonction ne soit pas déconnectée des préférences des individus qui composent la société, il apparaît alors que l’on ne peut conserver une simple hypothèse d’ordinalité des fonctions d’utilité individuelles. Diverses formulations sont envisageables pour représenter le bien-être social ; elles font écho à une variété idéologique ou philosophique dans les réponses apportées à la question de l’importance de l’équité dans l’organisation sociale. Mais le problème le plus fondamental réside dans la nécessité d’agréger en un indicateur unique les préférences individuelles. A cet endroit, il a été démontré qu’il n’existe pas de solution standard pour construire un indicateur de ce type dans un cadre très général respectant certaines contraintes minimales, d’ordre éthique ou logique : c’est le théorème d’impossibilité d’Arrow, nouvelle expression du paradoxe de Condorcet. Le paradoxe de Condorcet L’illustration de ce paradoxe suppose une collectivité de trois individus ayant à classer trois options par ordre de préférence. On suppose que les classements individuels, transitifs sont les suivants : Individu 1 Individu 2 Individu 3 A B C choix B C A 3ème choix C A B er 1 choix ème 2 Dans une telle configuration, si l’on demande aux individus de comparer les options A et B, à travers une procédure de vote à la majorité, l’option A sera préférée à l’option B par deux individus sur trois (1 et 3 contre 2). Si on compare de la même façon B et C, l’option B sera préférée à l’option C par deux individus sur les trois (1 et 2 contre 3). Si on compare enfin C et A, l’option C sera préférée à A par deux individus sur trois (2 et 3 contre 1). Il y a donc une forme de circularité du classement collectif qui ne respecte plus la condition de transitivité des choix. Compte tenu de ces difficultés, la valeur du bien-être social risque alors de dépendre moins des préférences individuelles que de la façon dont on les a agrégées. Enfin, la mise en œuvre d’une agrégation des préférences individuelles suppose leur connaissance, mais les individus peuvent avoir intérêt à ne pas les révéler de façon loyale. 3 Chapitre 4 : Intervention publique dans l’économie b/ Approche positive des choix publics En supposant résolus les problèmes de définition d’une norme sociale, la justification de l’intervention publique face aux défaillances de marché conduit à élaborer des propositions sur ce que devrait être cette intervention pour maximiser le bien-être social. L’analyse positive, dans cette optique, se borne à l’étude des mécanismes par lesquels l’action publique affecte l’ensemble de l’économie. Une fois repérée la politique optimale, la question de sa mise en œuvre ne se pose plus. Elle est en effet sans intérêt dès lors que l’Etat, dans cette conception d’inspiration normative, apparaît comme un despote éclairé et bienveillant qui s’efforce toujours de mettre en œuvre la politique optimale. Dans une conception de l’Etat relevant davantage d’une démarche positive, la mise en œuvre du contrat social implique une délégation du pouvoir dans un cadre où l’information n’est jamais parfaite et où la rationalité individuelle n’est pas nécessairement bienveillante. Dans cette optique, la réflexion sur les processus de décisions collectives se décline à travers des analyses qui proposent une approche économique des phénomènes politiques et institutionnels. Plaçant l’analyse sous l’angle du comportement rationnel individuel des décideurs publics, ces approches s’efforcent tout à la fois de reconnaître la possibilité que l’Etat ne reflète pas toujours dans ses choix les préférences de la collectivité et de préciser les contraintes qui le relient à cette même collectivité. Les visions normative et positive tendent alors à s’articuler dans une recherche d’explication des écarts entre ce qui est et ce qui devrait être. Lorsque l’analyse renonce, au moins temporairement, à définir les normes idéales de l’action publique pour s’intéresser aux objectifs effectivement poursuivis par ceux qui en ont la responsabilité, la question des objectifs de l’action publique se trouve renouvelée. Dans cette perspective, l’analyse peut aboutir à substituer à la fonction de bien-être social une fonction de préférences des décideurs publics. On retrouve ainsi une forme d’organicisme de fait. L’inspiration individualiste n’est pas nécessairement absente de ce type d’analyses. Elle conduit à s’interroger sur les processus qui lient les préférences des décideurs à celles du corps social qu’ils représentent et sur les relations entre les différents agents qui composent le secteur public. Ainsi, appliquée à une organisation sociale démocratique, l’analyse des choix publics est amenée à reconnaître explicitement et à intégrer dans son cadre de modélisation l’hétérogénéité de l’Etat, entité qui recouvre à la fois des décideurs politiques directement responsables devant la collectivité et des agents administratifs en charge de la préparation et de la mise en œuvre technique des décisions. Les comportements des premiers, que l’on peut regrouper sous l’appellation de gouvernement, sont plus sensibles à des considérations politiques, idéologiques et électorales, que ceux des seconds, souvent regroupés sous le vocable « bureaucratie ». Ces différences dans les objectifs ou contraintes qui guident les choix des uns et des autres posent problème dans la mesure où les imperfections de l’information, sa distribution asymétrique entre les groupes, voire à l’intérieur d’entre eux, ne permettent généralement pas un contrôle total du gouvernement sur la bureaucratie. On est alors confronté à des relations d’agence, c’est-à-dire à des relations entre un « principal », donneur d’ordre, et un « agent », chargé de l’exécution mais conservant une certaine liberté de manœuvre. 4 Chapitre 4 : Intervention publique dans l’économie Par ailleurs, l’analyse conduit à resituer les choix des décideurs publics dans un cadre qui intègre la modélisation du jeu politique ou des groupes d’intérêt. Le poids des contraintes électorales, l’influence des rivalités partisanes ou les convergences d’intérêts catégoriels sont autant d’exemples de facteurs dont la prise en compte est utile à une meilleure compréhension des décisions publiques telles qu’elles sont et non telles qu’elles devraient être. Lorsque les préoccupations normatives sont réintroduites dans un tel cadre, elles conduisent à une réflexion sur les mécanismes d’incitation capables de faire correspondre les intérêts particuliers des décideurs publics et l’intérêt général tel qu’il peut être conçu en référence aux concepts dérivés de la théorie du bien-être collectif. L’analyse positive apparaît ainsi utile pour apprécier la pertinence en termes de faisabilité des propositions normatives d’action publique. 5