La mémoire et ses enjeux individuels et collectifs Introduction I. Pourquoi ce thème La mémoire est revenue et revient sur le devant de la scène, dans la seconde moitié du 20ème siècle pour différentes raisons : -Le génocide juif de la seconde guerre mondiale a conduit progressivement à l’instauration d’un devoir de mémoire, notion qui entraine différentes polémiques à l’aube du 21ème siècle et conduit certains penseurs à accoler au devoir de mémoire un droit à l’oubli. -La prise de conscience que l’histoire a toujours été écrite par les vainqueurs implique de redonner la parole aux oubliés par le biais de la mémoire. Tel était, en partie, le projet de la nouvelle histoire, l’histoire des mentalités. Comme le disait déjà Voltaire opposant déjà histoire événementielle et histoire des mentalités : « il faudrait faire l’histoire des hommes et non l’histoire des rois et des cours. » -La mondialisation met en cause l’autonomie des Etats qui se tournent vers la mémoire pour affirmer une histoire nationale. La construction de cette histoire nationale ouvre le champ à de nombreuses critiques qui mettent en évidence la part d’imaginaire, voire de manipulation et d’oublis orchestrés en raison de différents enjeux politiques. -Chaque région, chaque ville, voire chaque quartier veulent défendre et montrer un certain passé auquel ils accrochent leur identité, leur particularité quitte à gommer des épisodes entiers de l’histoire comme le fait la ville de Vichy, avec le gouvernement de Pétain, article de Valérie Haas, La face cachée d’une ville et la ville d’Evian avec les accords d’Evian, article du Point, 18 août 2016, Les désaccords d’Evian . - Face aux différentes évolutions des cadres sociaux : remise en cause de la famille traditionnelle, l’exigence d’être soi, autonome, libre, la nécessité d’avoir à assumer tous ses actes, les inquiétudes concernant l’avenir de la planète, l’impossibilité de croire aux lendemains qui chantent, et à la perte de repères qu’elles engendrent, les individus trouvent un refuge dans la mémoire. « No future, then a past ». Nombreux sont ceux qui cherchent à s’assurer une identité par la filiation, comme en témoignent les recherches généalogiques diverses qui ne sont plus le fait des historiens mais des citoyens et des particuliers. Cet ancrage identitaire peut inquiéter car il produit des mémoires individuelles, fragmentées et risque de diviser les peuples et les membres d’une même nation dont l’existence s’appuie, en partie, sur une histoire et une mémoire communes. -Le vieillissement de la population et les pathologies de la mémoire, comme la maladie d’Alzheimer, qui altèrent l’autonomie des personnes appellent les pouvoirs publics à mettre en place des structures et des mesures d’accompagnement. II. L’ambigüité première de la mémoire La mémoire a toujours eu une valeur ambivalente en philosophie qui tient probablement à la nature même de cette faculté indispensable à l’existence d’un sujet pensant, à la capacité d’apprentissage, de connaissance, à l’inscription de l’homme dans le temps et l’histoire, sans doute même au progrès, mais qui semble obéir à des règles propres que l’homme ne parvient pas à comprendre et à maîtriser totalement. Cette espèce d’autonomie de la mémoire est perçue dès l’origine, comme la mythologie grecque en témoigne en faisant de la mémoire et de l’oubli deux déesses conflictuelles : Mnémosyne, muse des arts, et Léthé, qui donne son nom aux fleuves des Enfers où les morts trouvaient l’oubli. La mémoire est-elle une fonction du cerveau ? Excède-t-elle le corps ? Peut-il exister une mémoire et une capacité d’apprentissage chez un organisme sans système nerveux ? Comprendre les mécanismes de la mémoire revient aussi à s’interroger sur les articulations 1 entre mémoire individuelle et mémoire collective, entre mécanismes psychiques et mécanismes sociaux. La mémoire n’est pas seulement indissociable de la temporalité, elle est aussi en lieu avec l’espace, d’où la notion de lieux de mémoire en histoire. I. Définitions 1. Les différentes approches de la mémoire a. La mémoire comme fonction La mémoire suppose une capacité d’enregistrer et de stocker des événements, des connaissances, des savoir faire et une capacité de les récupérer. Elle suppose aussi une reconnaissance du passé comme passé. Il ne s’agit pas seulement de se souvenir car on pourrait confondre souvenir, perception et imagination, il faut appréhender l’événement comme situé dans un temps passé. A chacune de ces différentes étapes du processus correspondent des difficultés : -Que voyons-nous ? Que percevons-nous ? Que sentons-nous ? La philosophie a mis l’accent dès sa naissance sur la question de l’apparence et de l’aspect trompeur des sensations. L’écart possible entre ce que je perçois et ce qui est peut créer une illusion qui sera mémorisée comme une réalité, un fait, un événement réel -Que retenons-nous ? Mémorisons-nous et oublions-nous volontairement ou involontairement ? A quoi sommes-nous attentifs ? L’impact de la publicité est d’autant plus efficace que les images en sont subliminales, c'est-àdire que nous avons mémorisé des signaux sans avoir conscience de les avoir perçus. Nous retenons les tubes de l’été sans intérêt parce que nous les avons entendus en boucle sans y prêter réellement attention. Ce que nous voulons retenir s’efface malgré nous. Ex. Léo Ferré Avec le temps va tout s’en va, on oublie le visage et l’on oublie la voix…même les plus chouettes souvenirs, ça t’as une de ces gueules. Ce que nous voulons oublier revient nous hanter. Cf. Roman de Xavier Boissel : Autopsie des ombres Avons-nous oublié ce dont nous ne nous souvenons plus ? -Où sont stockés les souvenirs ? Sous quelle forme ? Cette localisation de la mémoire n’estelle pas discutable ? b. Il est possible de distinguer plusieurs niveaux de mémoire : -Biologique : la mémoire se situe dans les cellules, les tissus. Les lois de l’hérédité mises à jour par la génétique correspondent à une définition de la mémoire. -Système nerveux : cette mémoire est associative, elle correspond aux apprentissages sensorimoteurs, aux habitudes. -La mémoire est représentative. Elle est une capacité à se représenter des objets et des événements en leur absence grâce aux images visuelles et surtout au langage. Ces trois niveaux pourraient correspondre aux trois cerveaux mis en évidence par Mac Lean : le cerveau reptilien, le cerveau limbique et le néo-cortex. Au premier niveau, la mémoire est un « avantage adapté à chaque espèce afin que l’animal tire profit de l’expérience pour assurer au mieux sa survie et celle de l’espèce. ». La mémoire représentative s’accompagne d’un effort de l’attention, et d’un travail. c. Il est possible de distinguer différents types de mémoire -la mémoire à court terme -La mémoire à long terme Depuis les années 50, les théories scientifiques de la mémoire postulent que les souvenirs sont 2 initialement formés dans l’hippocampe et progressivement transférés dans le cortex pour le stockage à long terme. L’enregistrement de l’activité de l’hippocampe et du cortex pendant le sommeil confirme la relation. Des expériences récentes menées sur les souris montrent qu’on pourrait produire volontairement un couplage entre l’hippocampe et le cortex, ce qui améliore fortement la mémorisation. Une meilleure compréhension de l’échange d’informations entre les deux structures chez l’homme permettrait de mieux comprendre les troubles de la mémorisation et de pallier certains déficits de mémoire. La mémoire à long terme peut encore se diviser : La mémoire peut être irréfléchie, implicite, procédurale. . // Niveau sensori-moteur Cette mémoire est en jeu lorsque l’on fait du vélo, ou que la main sur le clavier semble se souvenir d’un morceau de musique que vous avez longuement répété des années auparavant. Cette mémorisation correspond à l’habitude avec les avantages et les dangers de l’habitude. La mémoire peut être réfléchie, explicite, déclarative. // Mémoire représentative On peut, par exemple, mémoriser un cours de philosophie. Cette mémorisation s’accomplit sous une forme verbale. Certaines connaissances sont d’autant plus difficiles à mémoriser qu’elles ne s’articulent pas avec des centres d’intérêt ou des connaissances préexistantes. Il faut les répéter et les rencontrer à plusieurs reprises pour les mémoriser, pour qu’une mémoire à court terme devienne une mémoire à long terme. Cette mémoire concerne aussi les événements de notre vécu, de notre passé. Nous pouvons chercher à oublier, ou à nous remémorer des événements sans y parvenir. Ces événements peuvent rejaillir involontairement à l’occasion de situations présentes. Ex. Madeleine de Proust Ex. Pour ne pas que tu te perdes, P. Modiano 2. Les représentations de la mémoire a. L’opinion a longtemps eu une vision matérialiste de la mémoire comme un ensemble de casiers, de boites, de tiroirs dans lesquels les souvenirs seraient rangés. La mémoire est pensée sur un modèle archiviste. Une vision contemporaine s’appuie sur le modèle informatique pour rendre compte des trois mécanismes de la mémoire : enregistrement, stockage et récupération. Mais si ces trois mécanismes correspondent bien au travail de la mémoire, le modèle de l’ordinateur ne peut pas rendre compte, pas plus que le précédent, des données psychologiques, affectives et sociales, et des reconstructions perpétuelles de la mémoire. b. Les biologistes tentent d’expliquer la mémoire à partir de trajets électriques et chimiques qui laisseraient des sortes de traces dans notre cerveau. Platon comme Aristote, ainsi que Diderot, concevaient déjà la mémoire comme des empreintes dans de la cire. c. Remise en question de la notion de matérialité de la mémoire par Bergson ou de la notion de traces par Piaget d. La neurologie comprend de mieux en mieux l’activité neuronale et la plasticité cérébrale et cerne plus précisément les différents mécanismes de mémorisation. « La mémoire ne siège ni dans l’âme, ni dans le cœur, ni dans l’esprit, mais est au même titre que la perception ou que l’action une propriété constitutive de l’organisation nerveuse reposant sur l’activité du neurone et de la synapse. » Cambier 3. Les caractéristiques de la mémoire a. La mémoire est sélective et dynamique. Sélective : La mémoire n’a de sens que par l’oubli. L’oubli n’est pas nécessairement une faiblesse ou une défaillance de la mémoire mais la condition de son fonctionnement. Tzvetan 3 Todorov : « La mémoire ne s’oppose nullement à l’oubli. Les deux termes qui forment contraste sont l’effacement (l’oubli) et la conservation ; la mémoire est, toujours et nécessairement, une interaction des deux. » Une mémoire qui n’oublie pas peut présenter des dysfonctionnements. Ex. Borges, Funes el mémorioso, Fictions. Le personnage, suite à un accident, conserve tout en mémoire. Il compare sa mémoire à une poubelle. Cette impossibilité d’oublier nuit à ses capacités de généralisation et d’abstraction. Pour Cambier, l’hypermnésie sans doute plus courante qu’on le croit n’est pas nécessairement un handicap, mais elle peut le devenir comme dans le cas concret d’un journaliste décrit par Luria dans Une prodigieuse mémoire //Troubles de l’hypermnésie. Mythologie : ne pas pouvoir oublier est le sort des damnés Pour Bergson, la mémoire n’oublie rien. Le passé est entièrement présent, mais on ne peut pas nécessairement s’en souvenir. Seule la partie de la mémoire en rapport avec l’action présente s’insère dans le présent. Dynamique : perpétuelle recomposition des souvenirs en fonction du présent L’homme ne peut pas se souvenir de tous les éléments retenus par sa mémoire, comme le montrent les théories de l’inconscient, et il est aussi possible que les souvenirs qui reviennent spontanément à sa conscience, ou qu’il rappelle volontairement, ne correspondent pas aux événements réels du passé. Les événements du passé sont toujours repensés à la lumière du présent. Ils sont perpétuellement reconstruits en fonction de la vie présente. Cet aspect, sans doute vital de la mémoire, met en cause sa fidélité et a de nécessaires répercussions sur la notion de témoignages que l’on trouve aussi bien à l’œuvre dans l’écriture de l’histoire que dans l’établissement des faits dans le domaine de la justice. b. Les troubles de l’oubli -Ambivalence de l’oubli : Il peut être nécessaire au fonctionnement de la mémoire mais il peut être en aussi une pathologie. Les pathologies de la mémoire mettant en cause l’autonomie des personnes appellent à des réflexions et des solutions d’ordre social et politique. -Les causes de l’oubli peuvent être : -associées au caractère transitoire de l’activité biologique -la conséquence de lésions ou de maladies neurologiques -la conséquence d’un refoulement psychique à l’échelle individuelle -la conséquence d’un refoulement psychique à l’échelle collective. Mais il peut être discutable de transférer le modèle des blocages psychiques à la mémoire collective. Plusieurs auteurs montrent que le silence volontaire n’est pas l’oubli. -la conséquence de stratégies volontaires sociales et politiques. Contestée par certains qui pensent que la mémoire, compte tenu de sa nature qui échappe partiellement à la volonté, ne pourrait pas être totalement manipulée. La mémoire qui intéresse les philosophes et les historiens, en priorité est celle des souvenirs, celle des événements du passé. Elle suppose, non seulement de retrouver des images, des représentations du passé correspondant à une réalité vécue, mais aussi de les reconnaitre comme étant passées. La question se pose de la fidélité, de la véracité de la mémoire à l’échelle individuelle comme à l’échelle collective. Que devient l’individu s’il ne peut se fier à sa mémoire ? Que devient la société si elle ne 4 s’enracine que dans une histoire partiellement imaginaire ? Quelle valeur a la justice si on ne peut se fier aux témoignages. Qu’en est-il de l’identité individuelle et collective sans un travail de mémoire, sans une distance critique à l’égard d’une mémoire spontanée ? Mais la philosophie s’interroge aussi, comme la science, sur le rôle de la mémoire dans la connaissance et l’apprentissage. II. Mémoire et connaissance 1. Connaitre, c’est se souvenir : Théorie de la réminiscence et innéisme Pour Platon, l’âme de l’homme a déjà vu les vérités, c'est-à-dire les Idées, les essences éternelles et immuables. Incarnée à nouveau, elle est absorbée par les préoccupations du corps, par les sens et elle se détourne de la vérité. Le rapport entre le maître et l’élève doit permettre à l’élève de se souvenir des vérités qui sont inscrites en lui mais qu’il a oubliées. Cette méthode qui consiste en un habile questionnement s’appelle la maïeutique, l’art d’accoucher les âmes, et présente des ressemblances avec la psychanalyse. 2. Polémique pédagogique sur les rôles respectifs de la mémoire et de la réflexion a. Des méthodes de mémorisation, moyens mnémotechniques pour apprendre et retenir -Méthode de Simonide de Ceos, 5ème av. J.C., retrouvée sur tablette du 3ème siècle av. J.C. : Elle consiste à associer images mentales à itinéraire connu pour s’en souvenir. - Phrase pour se souvenir des 5 âges de l’ère primaire : Cambronne, s’il eut été dévot n’eut pas carbonisé son père. Cambrien, silurien, dévonien, carbonifère, permien. b. Et si l’apprentissage et la mémoire étaient possibles sans cerveau ? (et si la pensée était possible sans langage ? Car la mémoire des souvenirs est, dans la définition intimement liée au langage) Questions abordées dans Science magazine d’août, septembre, octobre 2016 Apprendre est aussi défini comme la capacité vitale à tirer des leçons de ses expériences et adapter son comportement en conséquence. Cette faculté est considérée comme l’apanage d’organismes dotés d’un cerveau et d’un système nerveux. Rappel : expérience intéressante sur l’intelligence du poulpe. Une équipe de biologiste du CNRS vient de prouver qu’un organisme unicellulaire pouvait apprendre. (Mémoire sensori-motrice et non mémoire représentative, mais la distinction n’apparait pas dans l’article). Il ne s’agit pas d’une capacité d’adaptation se produisant sur plusieurs générations qui relèverait de l’évolution mais d’une expérience de 9 jours sur le protiste Physarum polycephalum. Ces organismes doivent traverser des substances amères inoffensives pour atteindre une source de nourriture. D’abord réticents à traverser ces substances, ils ont appris à les traverser de plus en plus rapidement adoptant au bout de 6 jours le même comportement que le groupe non confronté à ces substances. L’organisme retient que la substance est inoffensive d’un jour sur l’autre. Mais en cas d’interruption de 2 jours, il retrouve le comportement initial de méfiance. L’étude de ces organismes proches des plantes, apparus il y a 500 millions d’années ouvre des perspectives sur l’origine de la mémoire et de l’apprentissage. c. Relations contrastées de la mémoire et de l’intelligence Pendant longtemps, la mémoire est associée à l’intelligence. L’invention de l’imprimerie modifie ce lien. Montaigne oppose alors mémoire et jugement dans plusieurs formules célèbres : « une tête bien faite vaut mieux qu’une tête bien pleine. » ou « savoir par cœur n’est pas savoir » Après mai 68, se mettent progressivement en place de nouvelles pédagogies qui délaissent l’apprentissage par cœur au profit d’une approche plus expérimentale et plus réfléchie. Finies les listes des départements, des préfectures, des chefs-lieux, des fleuves et de leurs affluents sans autre finalité que la capacité de réciter. 5 On trouve encore des polémiques en 2000 sur l’opposition entre poésie et récitation et des enseignants qui s’inquiètent de l’accent mis sur la récitation dans les programmes aux dépends d’une véritable initiation à la poésie qui donnerait à sentir, à vivre et à réfléchir. Un parallèle est même fait avec une critique des religions qui demandent à leur fidèle d’apprendre par cœur les textes sacrés aux dépends d’une distance critique et d’une réflexion sur le sens. Dans le film Wadjda. La fillette, vivant à Riyad, est mal perçue car elle mémorise peu le Coran. Néanmoins motivée par le désir d’obtenir une récompense, elle finit par gagner le concours de récitation coranique de son école et provoque le scandale en demandant une bicyclette, considérée comme contraire à la vertu des filles et réservée aux garçons. III. Mémoire et identité individuelle 1. Mémoire et conscience : La mémoire assure la continuité du sujet pensant a. Les défaillances neurologiques de la mémoire Selon les pathologies, syndrome de Korsakov, Alzheimer, on peut perdre la mémoire de son passé, l’enregistrement des événements présents, confondre le passé et le présent. Dans tous les cas l’identité du patient est mise en jeu. Buñuel, dans son livre de mémoires, Mon dernier soupir, s’inquiète de son amnésie progressive: « Il faut commencer à perdre la mémoire, ne serait-ce que par bribes, pour se rendre compte que cette mémoire est ce qui fait toute notre vie. » Dans son ouvrage, L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau, Oliver Sacks raconte divers troubles de la mémoire vécue par ses patients. Exemple de Jimmie G., perte de la mémoire immédiate Il récupère ce patient en 1975. Il a perdu toute mémoire immédiate. Suite à différents troubles, et des événements non identifiés, sa vie s’est arrêtée en 1945. Après quelques minutes, ce qu’il vient de vivre s’efface alors qu’il a des souvenirs très précis de sa vie avant 1945. Il croit qu’il a 20 ans. Il vit différentes impressions, expériences, sentiments sans qu’il puisse subsister un lien entre elles. Oliver Sacks rapproche ce cas de la remise en cause que Hume faisait de la conscience. Il faut rappeler que Hume est un empiriste. Une réalité existe si on peut en faire l’expérience. Je ne peux pas avoir une expérience du moi. Je ne perçois que différents états : vouloir, tristesse, image, connaissance, qui changent et se succèdent, mais je ne perçois aucune réalité permanente, toujours identique à elle-même, donc il n’y a pas de réalité qui correspond au moi. Or le patient de Sacks correspond à l’homme tel qu’il est décrit par Hume : « Je peux m’aventurer à affirmer que nous ne sommes rien d’autre qu’un faisceau ou une collection de perceptions différentes se succédant à une vitesse inconcevable, et qui sont dans un flux et un mouvement perpétuel. » Traité de la nature humaine. On peut donc en déduire que la description de Hume correspond peut-être à un cas pathologique d’un homme qui n’est plus capable de vivre dans le monde réel mais ne rend pas compte de la perception d’une unité et d’une histoire qui caractérise la conscience humaine. Ex. Thompson W. Syndrome de Korsakov Perte de la mémoire immédiate aussi Comme l’indiquent les définitions, la mémoire de l’homme est intimement liée au langage. « Nous devons avoir une biographie » ; « Un homme a besoin de ce récit intérieur continu pour conserver son identité, le soi qui le constitue. » Or Thompson ayant perdu ce fil conducteur compense par une frénésie d’histoires qui donne l’impression qu’il est un homme comique et exubérant. Mais cette invention perpétuelle du monde et de sa propre personne vise à donner un sens à ce qui s’évanouit sans cesse, à créer un lien. Néanmoins sans cette mémoire qui créé le lien, Thompson revêt une multitude de personnalités sans se rencontrer en aucune d’elle. Il n’a plus d’identité, au point que le neurologue se pose la question de son âme. La maladie ne l’a-telle pas dénervé, évidé, 6 désanimé ? b. L’identification de la mémoire et de la conscience pour Bergson Pour B. ; il est difficile de distinguer mémoire et perception, ce qui entraine différentes erreurs sur la nature de la mémoire. Les perceptions et les souvenirs s’échangent perpétuellement. La perception pure, selon lui, correspond aux choses, à la matière et la mémoire pure correspond à l’esprit. Elle est une puissance totalement distincte de la matière. La mémoire prouve la réalité de l’esprit, de la conscience. Quand l’homme perçoit une réalité, il ne la perçoit pas de façon pure mais à partir aussi de souvenirs, ce qui donne l’impression que la connaissance du réel est subjective alors que l’intuition peut correspondre à la nature des choses. On se trompe aussi en pensant que le cerveau a une faculté de représentation alors qu’il n’a qu’une faculté d’action. La faculté de représentation comme la mémoire relève de l’esprit et non de la matière. L’homme se trompe car il confond la mémoire avec l’utilisation qu’en fait le cerveau dans l’action. Or le cerveau n’utilise qu’une part infime des souvenirs, ceux qui correspondent à la situation présente. Comme nous l’avons déjà vu, apprendre par cœur relève de l’habitude et de l’action. La vraie mémoire concerne les souvenirs d’un événement particulier qui ne peut pas être répété. Pour retrouver le passé sous forme d’images, il faut s’abstraire de l’action présente. Le présent n’est pas ce qui est, mais ce qui se fait. La mémoire active (sensori-motrice) inhibe la mémoire représentative. Il faut retrouver la mémoire pure. Pour B., la vraie mémoire est coextensive à la conscience. La mémoire retient tous les états vécus par la conscience. Bergson nie l’idée d’inconscient même s’il reconnait que tous les souvenirs présents ne sont pas conscients. Néanmoins, celui qui aurait accès à tous ces souvenirs ne pourrait jamais saisir l’universel, et celui qui n’aurait pas de mémoire vivrait comme un automate. Le corps leste l’esprit. Il nie aussi que des lésions neurologiques fassent disparaitre la mémoire puisque cette dernière n’est pas matérielle, donc pas corporelle. Le corps perd la capacité motrice de ramener les souvenirs mais ils ne sont pas détruits. La mémoire ne consiste pas dans une régression du présent au passé mais dans un progrès du passé au présent. La négation du temps par Einstein, la relativité et la physique quantique est inacceptable pour B. Le temps est une donnée immédiate de la conscience. L’idée que l’écoulement du temps n’est qu’une illusion remet en cause toute sa philosophie c. Les manipulations et modifications de la mémoire individuelle entre réalité et fiction -Histoire Les différentes dictatures qui ont enlevé des nouveau-nés ou des enfants aux opposants ont effacé leur véritable passé pour leur constituer une fausse origine, une fausse biographie, une fausse mémoire. Espagne franquiste: rapt d’enfants de 1937 à 1989, entre 30000 et 300000 enfants de famille républicaine, Article du Monde diplomatique, 2012, Jean Ortiz et Marielle Nicolas Les 500 bébés d’Argentine, réclamés depuis 30 ans par les grands-mères de la Place de Mai Les enfants des Lebensborn, exemple de l’unique Lebensborn français dans l’Oise, à qui on n’a pas dit la vérité sur leur naissance. Magnus, Sylvie Germain. Magnus, nom donné à l’ours en peluche, seul lien de continuité entre les différentes identités du narrateur, qui croit d’abord qu’il est le fils d’un nazi en fuite avant de comprendre qu’il a été adopté. Il retrouve, parfois des bribes de ses premières années qu’il a oubliées. -Fiction De nombreux romans et films entre la science et la science-fiction mettent en scène des manipulations de la mémoire par différentes formes de procédés neurologiques, techniques, 7 chimiques. En donnant à des individus de faux souvenirs, on leur crée de fausses identités. Ex. Jason Bourne 2. Les résistances inconscientes bloquent l’accès à la mémoire La psychanalyse a mis en évidence les notions de refoulement et de résistance. Une partie de l’enfance et des événements traumatiques échappent à la conscience mais continuent d’influencer la vie consciente, ce qui avait conduit à cette célèbre citation de Freud, « L’homme n’est plus le maître dans sa propre maison » Les techniques mises en place par la psychanalyse visent à lever les résistances du refoulement et combler les lacunes du souvenir. Freud, dans le chapitre « Remémoration, répétition et perlaboration » du livre La technique psychanalytique, montre l’évolution de ces techniques : 1. phase de la catharsis (Breuer), on mettait directement au centre le moment de la formation du symptôme et on ne cessait de s’efforcer avec conséquence de susciter la reproduction des processus psychiques de la situation en question, afin de les conduire par une activité consciente à un complet déroulement. Remémoration et abréaction étaient alors les buts à atteindre à l’aide de l’état hypnotique. 2. Ensuite, après le renoncement à l’hypnose, s’imposa la tâche de deviner à partir des libres idées incidentes de l’analysé ce qu’il échouait à se remémorer. Grâce au travail d’interprétation et à la communication de ses résultats au malade, la résistance devait être contournée ; l’abréaction reculait et semblait remplacée par la dépense de travail que l’analysé avait à fournir lorsqu’il lui était imposé de surmonter la critique à l’égard de ses idées incidentes 3. Finalement s’est formée la technique d’aujourd’hui dans laquelle le médecin renonce à mettre au centre un moment ou un problème déterminé, se contentant ainsi d’étudier à chaque fois la surface psychique de l’analysé et utilisant essentiellement l’art de l’interprétation pour reconnaître les résistances qui surgissent à cette surface et pour les rendre conscientes au malade. Il s’instaure alors un nouveau mode de répartition du travail : le médecin met à découvert les résistances qui ne sont pas connues du malade ; une fois celles-ci maîtrisées, le malade raconte souvent sans la moindre peine les situations et corrélations oubliées. L’analysé ne se remémore absolument rien de ce qui est oublié et refoulé, mais il l’agit. Il ne le reproduit pas sous forme de souvenir mais sous forme d’acte, il le répète, naturellement sans savoir qu’il le répète. Plus la résistance est grande, plus la remémoration sera largement remplacée par l’agir (répétition). La cure commence aussi par la répétition. L’analysé va faire un transfert sur l’analyste. Le transfert n’est lui-même qu’un fragment de répétition et la répétition est le transfert du passé oublié, non seulement sur le médecin mais également sur tous les autres domaines de la situation présente. Nous n’avons pas à traiter sa maladie comme une affaire d’ordre historique, mais comme une puissance actuelle. Et alors que le malade le vit comme quelque chose de réel et d’actuel, nous avons à y opérer le travail thérapeutique qui consiste pour une bonne part à ramener les choses au passé. Or le moyen principal de dompter la contrainte de répétition du patient et de la transformer en un motif de remémoration se trouve dans le maniement du transfert. Nous la rendons inoffensive et même profitable en lui accordant ses droits et en lui laissant libre cours dans un certain domaine. Nous lui ouvrons avec le transfert un lieu d’ébats où il lui est permis de se déployer dans une liberté presque totale et où il lui est assigné de nous mettre sous les yeux tout ce qui, en fait de pulsions pathogènes, s’est caché dans la vie d’âme de l’analysé. 3. Les cadres sociaux de la mémoire : la mémoire n’est jamais totalement individuelle mais toujours déjà collective 8 Maurice Halbwachs, lecteur de Bergson va s’opposer à lui sur plusieurs points. Pour B. la mémoire se rapproche d’un état de rêverie lorsque l’attention portée au présent et à l’action se relâche. Halbwachs va montrer que les rêves ne restituent pas des souvenirs fidèles. « L'opération de la mémoire suppose en effet une activité à la fois constructive et rationnelle de l'esprit dont celui-ci est bien incapable pendant le sommeil : elle ne s'exerce que dans un milieu naturel et social ordonné, cohérent, dont nous reconnaissons à chaque instant le plan d'ensemble et les grandes directions. » Pour B. la mémoire correspond chronologiquement à tous les événements vécus par la personne, cette mémoire constitue son identité propre. Pour H., la mémoire suppose travail et reconstruction qui supposent des cadres précis qui sont donnés par la vie sociale, par la présence des autres, par le langage, par les lieux et les objets auxquels nos souvenirs sont attachés. Coupée de ce milieu spatial et temporel, géographique, historique et politique, la conscience pour H. loin de se dilater, comme le dit B., se rétrécit. La mémoire ne serait pas seulement spirituelle mais enracinée dans une matérialité Exemple d’une mémoire attachée aux choses, à l’espace : Chanson de Barbara, Drouot, salle des ventes aux enchères : Une vieille dame met un bijou aux enchères. Ce que vous vendez-là, c’est mon passé à moi. Car venait de surgir du fond de sa mémoire, un visage oublié… Proust : la chambre, la madeleine… B. pense trouver une preuve de sa théorie dans les souvenirs du passé que reviennent chez les personnes âgées libérées de la vie active. Pour B. si les souvenirs « reparaissent, c'est qu'ils sont toujours là. N'est-ce point là une preuve frappante de la conservation de souvenirs que nous pouvions croire abolis ? ». Il prend pour exemple ce qu’écrit Rousseau dans Les confessions « Près de trente ans se sont passés depuis ma sortie de Bossey, sans que je m'en sois rappelé le séjour d'une manière agréable par des souvenirs un peu liés : mais depuis qu'ayant passé l'âge mûr je décline vers la vieillesse, je sens que ces mêmes souvenirs renaissent tandis que les autres s'effacent, et se gravent dans ma mémoire avec des traits dont le charme et la force augmentent de jour en jour ; comme si, sentant déjà la vie qui s'échappe, je cherchais à la ressaisir par ses commencements. » H. montre que ces souvenirs sont un travail de reconstruction à la lumière du présent, présent qui peut être décevant et désagréable, et que cette nostalgie d’un passé plus harmonieux est une illusion et un mirage qui frappent la majorité des hommes et dont il faut expliquer le mécanisme. Comme le montre Durkheim, la vie sociale est à là fois contraignante et riche de satisfactions. Au présent, les aspects contraignants sont vivement ressentis, dans les souvenirs du passé, la contrainte, qui n’est plus subie, s’efface et ne persiste que les plaisirs de la vie collective. Et beaucoup d’hommes ont ainsi le sentiment que c’était mieux avant ! Il ajoute que ce travail de « gardien de la mémoire » donné aux plus anciens et que l’on trouve dans toutes les sociétés traditionnelles est encore une fonction sociale. Il montrera que toutes les formes de mémoire, même celles qui semblent s’éloigner de la vie sociale n’existent que dans un cadre social : mémoire familiale, mémoire religieuse, mémoire liée aux activités techniques. IV. La mémoire collective 1. Lien et opposition entre mémoire et histoire. La difficile recherche de la vérité historique a. Rappel des liens historiques entre mémoire et histoire A la naissance de l’histoire, l’histoire est confondue avec la mémoire. Pour Thucydide, on ne peut écrire que l’histoire présente, ou l’histoire passée qui peut être assurée par la mémoire d’un témoin en lien direct avec le présent. Ex. Je ne peux remonter au-delà de la guerre de 1418 dont m’a parlé directement mon grand-père. L’histoire s’est construite, en partie contre la mémoire, surtout quand elle a cherché à devenir une discipline scientifique à partir du positivisme (19ème siècle : croyance que la science 9 apportera toutes les réponses). Le but était d’atteindre une vérité objective et de mettre à jour des lois qui expliquent les mécanismes des faits et qui permettrait à l’homme d’agir sur l’histoire. Cette manière d’écrire l’histoire est progressivement nuancée par l’histoire des mentalités, le développement des sciences humaines, et la distinction élaborée entre expliquer et comprendre. Dilthey : « Nous expliquons la nature, nous comprenons la vie psychique. ». Expliquer consiste à mettre en évidence des rapports de causalité et entraine une forme de déterminisme. Comprendre vise à saisir le sens. Il faut distinguer une mauvaise subjectivité, prise de parti liée à son appartenance spatiotemporelle, et une bonne subjectivité, une sympathie qui nous relie aux hommes du passé, à leur vécu, à leurs intentions. Une histoire trop scientifique se coupe de la réalité humaine et reste trop froide. Les morts restent anonymes. Les chiffres finissent par perdre leur sens. Que représente les millions de morts des 2 G.M. pour les écoliers et les étudiants sans lien concret et affectif avec cette période. On comprend pourquoi le Mémorial de la Shoah à Paris écrit les noms des victimes sur des stèles, expose les photographies des enfants exterminés dans les camps de concentration. Les lettres des Poilus donnent une identité, une humanité aux soldats qui sortent de l’anonymat. Les témoignages des derniers vivants concrétisent une réalité qui risquerait d’être désincarnée. b. Les relations entre histoire et mémoire vues par les historiens contemporains, notamment après la généralisation du D.M. Halbwachs soulignait que la mémoire dresse un tableau des ressemblances alors que l’histoire est le tableau des changements. La mémoire relève de l’individuel, du particulier et du subjectif et du vécu alors que l’histoire serait générale et collective, de côté de l’unicité. La mémoire est en perpétuelle évolution et modification. Chaque individu, groupe, communautés sociales, politiques, religieuses possèdent une mémoire propre. Même collectives, les mémoires restent fractionnées. L’histoire est une enquête, une construction savante qui vise à établir par des procédés rigoureux un discours vrai à portée plus universelle. Halbwachs, sociologue dans la lignée de Durkheim fait de l’histoire le lieu de l’objectivité absolue, de la non-implication du sujethistorien, de la simple transcription factuelle.La coupure entre l’histoire et la mémoire s’accomplit progressivement. Pour P. Nora, la mémoire et l’histoire obéissent à des modèles différents. Mais il faut établir une relation entre les deux. Il est difficile de nier le rôle des témoignages dans la constitution de l’histoire et le rôle de l’histoire racontée et apprise dans la constitution de la mémoire individuelle et collective. Pour F. Dosse, cette coupure radicale qui renvoie l’histoire à une temporalité purement extérieure est problématique. Au premier mouvement qui assure le primat au regard critique, à la mise à distance, à l’objectivation et à la démythologisation, suit un second temps, complémentaire, sans lequel l’histoire serait pur exotisme, celui d’une recollection du sens, qui vise à l’appropriation des diverses sédimentations de sens léguées par les générations précédentes, des possibles non avérés qui jonchent le passé des vaincus et des muets de l’histoire. L’effondrement du caractère unitaire et linéaire de l’histoire-mémoire portée par l’Etat-nation a suscité, depuis les années soixante-dix, une profusion de mémoires plurielles affirmant leur singularité et une richesse longtemps contenue à une existence souterraine. L’horizon quantitativiste s’efface devant l’authenticité recherchée des voix multiples des individus porteurs d’une mémoire singulière, d’une culture étouffée. Apparait une nouvelle conscience historiographique sur la base d’une problématisation possible de la mémoire par l’histoire et de l’histoire par la mémoire. Ex. Georges Duby dans 10 son étude de la fameuse bataille de Bouvines. L’étude des jeux de la mémoire et de l’oubli des traces dévoile comment « la perception du fait vécu se propage en ondes successives ». Pour F. Dosse, la mémoire est donc, à l’égal de l’histoire, un mode de sélection dans le passé, une construction intellectuelle et non un flux extérieur à la pensée. 2. Devoir de mémoire et droit à l’oubli a. En quoi consiste le D.M. ? Double exigence de vérité et de justice Le D.M. apparait dans les années 90 à propos de la 2G.M. et de la Shoah Ricœur rappelle que la problématique dominante de l’histoire est la vérité, la fidélité au passé. La question morale du devoir de mémoire se greffe à la question de la vérité mais n’est pas première. Le devoir de mémoire est un impératif. Il implique l’idée d’une juste mémoire. Il se distingue de la commémoration. Selon Ricœur 3 connotations: 1. Souci d’autrui. 2. Sens de la dette. 3. Respect du aux victimes Le but est de maintenir vivant le souvenir de la souffrance subie par les victimes et d’établir les différentes responsabilités. b. La question de la juste mémoire Article de Régine Robin, Une juste mémoire, est-ce possible ? Quelle instance peut décider de ce qui est juste en matière mémorielle ? A quelle politique faire confiance ? Les difficultés des Etats face à leur histoire : le Japon refuse d’assumer son rôle dans la 2. G.M., la France n’est pas toujours claire vis-à-vis de Vichy ou de la G.A., les USA refuse une exposition sur Hiroshima ou un musée consacré aux indiens exterminés. Mais les historiens n’ont pas le monopole de la distance : Les historiens polonais minimisent le rôle de la Pologne dans les massacres, les roumains dressent un culte au Maréchal Antonescu ou minimisent aussi rôle dans l’extermination des juifs, les historiens allemands débaptisent les rues de Berlin Est après la réconciliation. La vérité historique deviendra d’autant plus difficile à établir que l’informatisation des archives peut constituer un risque. Comment distinguer l’original de la copie ? Ce que l’URSS avait accompli maladroitement en supprimant la photographie de Trotski des images officielles est désormais instantané et accessible à n’importe quel individu avec des logiciels grand public. Les photographies prises sur les portables constituent des contre-pouvoirs dans des dictatures qui manipulent l’information, mais comment l’historien pourra trier et sélectionner parmi l’infinité de ces témoignages, comment déceler celui qui renvoie à la réalité et le montage photo. Ce sont de telles difficultés qui alimentent les théories du complot et qui font dire à certains malgré les diverses images d’archive que l’homme n’a jamais marché sur la lune ! Régine Robin finit par attribuer un rôle prépondérant à l’art en citant l’exemple de l’installation sur la place du Château, à Berlin, en 2000, de 104 machines à laver le linge en état de fonctionnement. Les artistes Filomeno Fusco et Victor Kegli invitent les berlinois à venir laver leur linge sale en famille, au propre comme au figuré, du 2 septembre 2000 (anniversaire de la victoire de Sedan) au 3 Octobre 2000 (anniversaire de la réconciliation des deux Allemagne). Il s’agit d’un contre-monument, d’un contre-lieu de mémoire, d’une parodie qui vise à produire une mémoire commune à distance des mémoires imposées. c. L’oubli peut-il avoir une valeur positive ? Nietzsche 11 Le passé risque d’étouffer le présent par son poids. Nostalgie pour les grandes époques du passé. Impression que tout a déjà été dit ou fait. Cf. Nietzsche La connaissance du passé doit être proportionnée à la capacité créatrice des individus. « L’abus de l’histoire et la surestime qui est en faite sont cause que la vie se rabougrit et dégénère ». «Pour définir le degré et fixer la limite où il faut absolument oublier le passé, faute de quoi il deviendrait le fossoyeur du présent, il faut connaître la mesure exacte de la force plastique d’un homme, d’une civilisation, je veux dire la faculté de croître par soi-même, de transformer et d’assimiler le passé » Secondes considérations intempestives (inactuelles) Jorge Semprun dans L’écriture ou la vie lorsqu’il raconte comment, ancien déporté ayant traversé l’indicible et la mort, il a dû choisir l’oubli temporaire pour continuer à vivre et à créer. Renan : « L’oubli, et je dirai même l’erreur historique, sont un facteur essentiel de la création d’une nation » Qu’est-ce qu’une nation, conférence à la Sorbonne, 1882 d. Peut-on parler d’un abus de la mémoire ? Paul Ricoeur : « Je reste troublé par l’inquiétant spectacle que donnent le trop de mémoire ici, le trop d’oubli ailleurs. » La mémoire, l’histoire, l’oubli Pierre Nora dans Les lieux de mémoire « espère la fin de l’ère des commémorations et de l’obsession mémorative. » La critique moderne contre le devoir de mémoire vient de différents groupes souvent d’horizon politique différent. Sont rassemblés, selon Alexandra Laignel-Lavastine, les nationaux républicains, l’extrême-gauche, l’école libérale et antitotalitaire, par exemple R. Aron, F. Furet. La critique s’énonce au nom de différentes raisons : -Quête d’une mémoire heureuse, Ricœur -souci de préserver la cohésion sociale, Henry Rousso, critiquée par Ricoeur, car cette thérapie sociale est un déni possible de la vérité -Rejet du conformisme ambiant, Finkielkraut -Oubli des crimes du communisme, Todorv -Antisionisme, Norman Finkelstein, L’industrie de l’holocauste Pour René Remond, le devoir de mémoire ne serait pas satisfaisant par rapport à l’exigence de vérité pour deux raisons. Il est d’abord suscité par des groupes de pression et représente des intérêts restreints. D’autre part, il ne met l’accent que sur les heures sombres de l’histoire donnant une vision négative de l’humanité. Cf. Rousseau : « Un des grands vices de l’histoire est qu’elle peint beaucoup plus les hommes par leurs mauvais côtés que par les bons ; comme elle n’est intéressante que par les révolutions, les catastrophes, tant qu’un peuple croît et prospère dans le calme d’un paisible gouvernement, elle n’en dit rien» e. Quels sont les risques et les limites d’une telle critique ? Cette obnubilation finit par produire des contre vérités. Par exemple, A. Besançon finit par rendre les juifs responsables des crimes du communisme. Comme l’énonce A. Laignel-Lavastine qui cherche à analyser les idéologies des partisans de l’abus de mémoire, il peut paraitre choquant que le D.M. soit vécu de manière hétéronome, comme une loi imposée de l’extérieur, alors qu’il est question de morale et de ce qui relèverait dans le langage de Kant d’un impératif catégorique, c'est-à-dire d’une loi issue de sa propre raison et qui relève de l’autonomie du sujet moral. Ce D.M. serait indispensable pour comprendre et assumer ce que nous sommes. « De quelle manière peut-on assumer le contexte dans lequel de tels crimes ont pu se produire et à l’histoire duquel notre existence est intimement liée, sinon par la mémoire solidaire de 12 l’irréparable et par une attitude réflexive et critique vis-à-vis des traditions constitutives de notre identité ? » Habermas Pour B.H. Levy, ce sentiment dans l’air du temps d’une mémoire obsessionnelle qui occuperait tout l’espace et qui rendrait nécessaire un désengorgement par le droit à l’oubli est plutôt une obsession de l’oubli. Il témoigne du caractère frivole et zappeur de notre époque qui croit que 50 ans, c’est assez. Pour lui, le travail de mémoire de la Shoah ne fait que commencer. C’est un travail qui n’aura pas de fin, c’est une plaie sans deuil possible. Il cite Levinas : « un crime qui saignera jusqu’à la fin des temps. » f. Un bon usage de la mémoire Pour F. Dosse, loin d’être un simple fardeau à porter par les sociétés du présent, la dette peut devenir gisement de sens à condition de ré-ouvrir la pluralité des mémoires du passé et d’explorer l’énorme ressource des possibles non avérés. Ce travail ne peut se réaliser sans dialectisation de la mémoire et de l’histoire, en distinguant sous le registre de l’histoirecritique la mémoire pathologique qui agit comme compulsion de répétition et la mémoire vive dans une perspective reconstructive : « C’est en délivrant, par le moyen de l’histoire, les promesses non tenues, voire empêchées et refoulées par le cours ultérieur de l’histoire, qu’un peuple, une nation, une entité culturelle, peuvent accéder à une conception ouverte et vivante de leurs traditions. » Paul Ricoeur, « La marque du passé », Revue de métaphysique et de morale, n°1, mars 1998, p. 25. B.H. Levy, dans la continuité de nombreux historiens, rappelle qu’il faut toujours distinguer deux formes de mémoire : celle qui fige le passé et qui correspond au ressentiment décrit par Nietzsche, ou à des formes de névrose, éternelle répétition d’un événement passé, et celle qui se mobilise au service d’une définition de l’humanité et d’une conception de la civilisation. Conclusion La question de la mémoire est au croisement des différentes problématiques qui traversent nos sociétés modernes, et des différentes disciplines qui essaient de mieux la cerner. Les différents travaux sur la mémoire participent de la connaissance de l’homme par luimême. Mieux comprendre les mécanismes de la mémoire revient à mieux se comprendre soimême. Se pencher sur le passé ne signifie pas oublier le futur mais rendre possible le futur en comprenant, assumant son passé et en s’en libérant aussi bien en psychologie qu’en histoire. Que les histoires individuelles comme collectives soient en lien avec l’histoire, l’identité et l’unité d’un pays ou d’une nation ne fait pas de doute. Que les pouvoirs publics rendent possibles un vrai travail de mémoire et d’histoire est un impératif auquel il ne devrait pas se soustraire. Néanmoins, comme l’ont montré les polémiques autour de la proposition de Sarkozy qui souhaitait que chaque écolier français assume la mémoire d’un enfant juif, même si la mémoire est intimement liée à des enjeux politiques, ce n’est pas aux hommes politiques de prendre des décisions qui nécessitent la compétence de divers spécialistes comme les historiens mais aussi les psychologues et les neurologues. Le pouvoir politique doit, d’une part, rendre possibles la préservation des archives, les recherches, les expériences scientifiques et d’autre part, s’appuyer sur les résultats de ces travaux pour prendre des décisions. Or les intérêts à court terme des Etats prennent trop souvent le pas sur des décisions fondées sur les connaissances longuement réfléchies. 13 BIBLIOGRAPHIE ARENDT (H.), Les Origines du totalitarisme [1951], rééd., Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2002. —, La Crise de la culture [1961], rééd., Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1989. —, Du mensonge à la violence. Essais de politique contemporaine [1972], rééd., Paris, Pocket, coll. « Agora les classiques », 2002. BACHELARD (G.), La Poétique de l’espace [1957], rééd., Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2009. BARBARA, Drouot (chanson) BERGSON (H.), Matière et Mémoire [1896], rééd., Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2008. BESANCON (A.), Le malheur du siècle BLOCH (M.), « Mémoire collective, traditions et coutumes », Revue de synthèse historique (118-119), 1925, p. 73-83. —, « Mémoire autobiographique et mémoire historique du passé éloigné », Enquête (2), 1995, p. 59-79. 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