Droit communautaire et soins de santé : les grandes lignes de la
jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes
Koen LENAERTS,
Juge à la Cour de justice des Communautés européennes
Professeur de droit européen à la KU Leuven*
Introduction
Bien que la Cour de justice des Communautés européennes (ci-après la «Cour») n’ait pas tardé à
affirmer que le droit communautaire ne porte pas atteinte à la compétence des États membres
pour aménager leurs systèmes de sécurité sociale (arrêt Duphar de février 1984, notamment),
chacun sait aussi que la sécurité sociale ne constitue pas, loin s’en faut, un «ilôt imperméable à
l’influence du droit communautaire», pour reprendre l’expression employée par M. l’avocat
général Tesauro dans ses conclusions rendues dans les célèbres affaires Kohll et Decker.
Les services de santé et les systèmes de sécurité sociale se trouvent en effet au cœur d’un délicat
exercice consistant à rechercher le juste équilibre entre l’économique et le social ou, pour
paraphraser Jacques Delors, entre «la concurrence qui stimule et la solidarité qui unit». Pour le
dire autrement, le défi auquel est confronté le droit communautaire dans son appréhension des
systèmes nationaux de soins de santé et de sécurité sociale est de concilier, d’une part, les règles
du traité, notamment celles consacrées au marché intérieur, aux libertés fondamentales – libre
circulation des personnes, des marchandises, des services et des capitaux – et au droit de la
concurrence, et, d’autre part, la volonté naturelle des États membres de maintenir en faveur de
leurs ressortissants des structures sociales financièrement viables, accessibles à tous et organisées
rationnellement de telle sorte à pouvoir constamment garantir une offre de soins variés et de
qualité.
En filigrane de ce débat se profile ni plus ni moins qu’une question fondamentale de répartition
de compétences entre la «Communauté» et les États membres dans ce domaine social
éminemment sensible : jusqu’où le droit communautaire peut-il aller pour imposer aux détenteurs
naturels des compétences sociales que sont les États membres certains aménagements à leurs
systèmes nationaux au nom de principes inscrits en «lettres d’or» dans le traité fondateur et ce,
sans risquer de bouleverser les fondements de la protection et de la cohésion sociales en Europe ?
Comme le programme de cette journée m’y invite, je me propose de tracer, dans la bonne demi-
heure de temps de parole qui m’a été allouée, les grandes lignes qui ont été tracées par la
jurisprudence de la Cour pour tenter d’assurer une cohabitation aussi harmonieuse que possible
entre des politiques et objectifs européens à prédominante économique et un domaine
d’intervention étatique profondément teinté de considérations et de finalités sociales.
* Ce texte reflète seulement l’opinion personnelle de l’auteur.
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Sans prétendre épuiser tous les recoins de la question, extrêmement vaste et complexe, de
l’impact du droit communautaire sur le secteur des soins de santé et de la sécurité sociale (je
laisserai ainsi de côté le domaine des marchés publics, les questions relatives à la reconnaissance
mutuelle des titres et qualifications médicales, et les aspects relatifs au droit de la propriété
intellectuelle dans ses applications au secteur des médicaments et des autres produits
pharmaceutiques), j’examinerai cette problématique, tout d’abord, au regard des règles
européennes de concurrence et, ensuite, sous l’angle des exigences de la libre circulation.
I. Les rapports entre les systèmes nationaux de soins de santé et de sécurité
sociale, et les règles européennes de concurrence
A. La distinction entre activités économiques et activités exclusivement sociales
Selon un enseignement traditionnel qui est sans doute familier à bon nombre d’entre vous,
l’application des règles européennes de concurrence est axée sur la notion d’entreprise. Sont
assujetties à ces règles, les «entreprises» au sens du traité. Aux termes de la jurisprudence de la
Cour, est considérée comme une entreprise, aux fins de l’application du droit européen de la
concurrence, toute «entité exerçant une activité économique» (voir, notamment, l’arrêt Höfner et
Elser d’avril 1991). Ce critère général, que l’on pourrait qualifier de fonctionnel dans la mesure
où il s’attache à la nature de l’activité accomplie et non au statut ou aux caractéristiques de
l’acteur, n’a pas tardé à poser de sérieuses difficultés d’interprétation et d’application lorsqu’il
s’est agi de le transposer au domaine de la sécurité sociale, notamment de la couverture sociale
des soins de santé. Au cours des années 1990, la Cour a ainsi dû s’employer à tracer une ligne de
partage dans ce domaine entre les régimes de protection sociale assimilables à une activité
économique et assujetties à ce titre aux règles européennes de concurrence, d’une part, et les
régimes remplissant une fonction exclusivement sociale qui les fait échapper à l’emprise de ces
règles, d’autre part.
a) L’arrêt Poucet/Pistre de février 1993
Les premières affaires, qui ont donné lieu à un arrêt de la Cour du 17 février 1993, opposaient
deux ressortissants français (MM. Poucet et Pistre) qui avaient refusé de régler les cotisations de
sécurité sociale réclamées par les caisses d’assurance maladie auxquelles ils étaient
respectivement affiliés. Sans remettre en cause le principe de l’affiliation obligatoire à un
système de sécurité sociale, ils estimaient qu’ils devaient, à cette fin, pouvoir s’adresser librement
à la compagnie d’assurance privée de leur choix, établie sur le territoire de la Communauté,
plutôt que d’être soumis aux conditions fixées unilatéralement par les caisses. À la question
préjudicielle qui lui avait été posée par la juridiction sociale française de renvoi au sujet de la
qualification à reconnaître à ces régimes et organismes, la Cour a répondu que les organismes
concernés ne constituent pas des entreprises exerçant une activité économique au motif que les
régimes gérés par ces organismes «obéissent au principe de la solidarité». Cette considération
fondamentale a été fondée sur une triple observation.
Premièrement, a relevé la Cour, le financement du régime en cause provient de cotisations
proportionnelles à la capacité contributive de l’affilié (ses revenus professionnels), et non au
degré de risque représenté par celui-ci, tandis que les prestations assurées sont identiques pour
tous les bénéficiaires. Il n’y a donc pas de lien entre les cotisations versées par ou pour le compte
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du travailleur affilié et les prestations perçues par celui-ci ou par ses proches en cas de
survenance du risque. Il s’opère ainsi une redistribution des revenus à l’intérieur du cercle des
assurés, qui rend les personnes favorisées (sur le plan financier et/ou social…) solidaires de celles
qui ne le sont pas (solidarité sociale redistributive). Deuxièmement, a constaté la Cour, les
prestations échues sont payées grâce à la distribution instantanée des cotisations, en manière telle
que les personnes actives financent les prestations versées à celles qui sont inactives (financement
par répartition, par opposition au financement par capitalisation). Troisièmement, a observé la
Cour, en cas de situation excédentaire, le régime participe au financement des régimes confrontés
à des difficultés financières structurelles (solidari«inter-régimes»). En conclusion, a estimé la
Cour, les caisses et les organismes concernés concourent à la «gestion du service public de la
sécurité sociale» et remplissent «une fonction de caractère exclusivement social». Dans la foulée,
la Cour a ajouté que le système d’affiliation obligatoire sous-tendant le fonctionnement de ces
régimes est indispensable à l’application du principe de la solidarité et à leur équilibre financier.
Pour reprendre les termes employés par M. l’avocat général Jacobs dans ses conclusions
présentées dans l’affaire AOK Bundesverband, sur laquelle je reviendrai plus loin, les trois
éléments identifiés par la Cour dans l’arrêt Poucet/Pistre, en particulier l’élément de
redistribution, font que les activités qui les incarnent «sont incompatibles, même sur le plan des
principes, avec la possibilité qu’une entreprise privée les exerce», étant donné que «[d]e tels
régimes comportent un élément de redistribution dans l’intérêt de la solidarité sociale qui ne
laisse que peu ou pas de place aux différents services actuariels, d’investissement et de médiation
que les prestataires de pensions ou d’assurance privés sont en mesure de fournir et qu’ils
proposent effectivement sur le marché». Ces trois critères, constitutifs de ce que l’on pourrait
appeler le «noyau dur» de la solidarité caractéristique d’un régime public de sécurité sociale,
vont, par la suite, véritablement servir de guide à la Cour dans la formulation de ses réponses
ultérieures aux juridictions nationales l’interrogeant sur la qualification (sécurité sociale ou
activité économique ?) à reconnaître à des régimes particuliers de protection sociale.
b) Les applications ultérieures de la jurisprudence Poucet/Pistre aux couvertures sociales de soins
de santé
Ainsi, pour s’en tenir aux couvertures de soins de santé, la Cour a, dans l’arrêt Garcia de mars
1996, considéré, dans le cadre d’un litige ayant pour origine différentes procédures d’opposition à
des contraintes signifiées à une série d’assurés sociaux français par leurs caisses de sécurité
sociale en vue du recouvrement de cotisations impayées, que les régimes français d’assurance
maladie et maternité des travailleurs agricoles doivent être considérés comme des régimes de
sécurité sociale au sens de la jurisprudence Poucet/Pistre, échappant de ce fait à l’application des
règles européennes de concurrence et de la législation européenne visant à la libéralisation du
secteur de l’assurance privée.
En mai 2000, la Cour a jugé que l’assurance contre les accidents du travail, telle qu’elle est
pratiquée en Belgique par des entreprises privées à leurs propres risques, doit être regardée
comme une «activité économique de prestation de services», relevant du champ d’application des
directives européennes relatives à la mise en place du marché unique de l’assurance privée (plus
précisément de l’assurance non-vie). Bien que cela ne transparaisse pas dans l’arrêt, il ne fait
aucun doute, à lire les conclusions présentées par M. l’avocat général Saggio dans cette affaire,
que l’absence d’élément de redistribution a joué de tout son poids dans la qualification conférée à
ce régime d’assurance par la Cour.
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En janvier 2002, la Cour a considéré que la notion d’entreprise au sens des règles européennes de
concurrence ne vise pas un organisme tel que l’Istituto nazionale per l’assicurazione contro gli
infortuni sul lavoro (INAIL), qui est chargé par la loi de la gestion d’un régime d’assurance
contre les accidents du travail et les maladies professionnelles. Elle a en effet relevé que le
régime d’assurance en cause est fondé sur l’absence de lien direct entre les cotisations acquittées
par l’assuré et les prestations versées à celui-ci, ce qui implique une solidarité entre les
travailleurs les mieux rémunérés et ceux qui, compte tenu de leurs faibles revenus, seraient privés
d’une couverture sociale adéquate si un tel lien existait.
En mars 2004, la Cour, faisant à nouveau application de la jurisprudence Poucet/Pistre, a jugé,
dans l’affaire AOK Bundesverband, liée à une action intentée par des sociétés pharmaceutiques
allemandes en vue de contester la pratique des fédérations allemandes de caisses publiques
d’assurance maladie consistant à établir des montants fixes maximaux pour la participation
desdites caisses aux coûts des médicaments et des matériels de soins, que ces caisses ne sont pas
des entreprises au sens des règles européennes de la concurrence. À l’appui de cette analyse, elle
a relevé, notamment, que ces caisses «sont légalement contraintes d’offrir à leurs affiliés des
prestations obligatoires pour l’essentiel identiques qui sont indépendantes du montant des
cotisations» et qu’elles «sont regroupées en une sorte de communauté fondée sur le principe de
solidarité», une compensation étant en effet effectuée «entre les caisses de maladie dont les
dépenses de santé sont les moins élevées et celles qui assurent des risques coûteux et dont les
dépenses liées à ceux-ci sont les plus importantes». La relative marge de liberté dont les caisses
disposent pour fixer le taux des cotisations et se faire une certaine concurrence pour attirer des
affiliés n’est, selon la Cour, pas de nature à remettre en cause cette analyse. La Cour a ajouté que
les fédérations de caisses maladie ne constituent pas des entreprises ou des associations
d’entreprises, lorsque, en exécution d’une obligation légale visant à réduire les coûts dans le
secteur de la santé et à garantir la pérennité du système de sécurité sociale allemand, elles
établissent des montants fixes maximaux correspondant à la limite maximale du prix des
médicaments pris en charge par les caisses.
Elle a toutefois pris soin d’ajouter qu’«il ne peut être exclu que, hormis leurs fonctions de nature
exclusivement sociale dans le cadre de la gestion du système de sécurité sociale allemand, les
caisses de maladie et les entités qui les représentent, à savoir les fédérations de caisses, se livrent
à des opérations ayant une finalité autre que sociale et qui serait de nature économique. Dans ce
cas, les décisions qu’elles seraient amenées à adopter pourraient éventuellement s’analyser
comme des décisions d’entreprises ou d’associations d’entreprises».
Il importe de souligner que, dans son arrêt de mars 2004, la Cour s’est radicalement démarquée
des conclusions de M. l’avocat général Jacobs présentée dans cette affaire. En effet, celui-ci,
après avoir souligné que le régime légal d’assurance maladie allemand «présente assurément un
certain nombre de points communs avec les régimes en cause dans les affaires Poucet et Pistre»,
avait estimé que le régime concerné possède également plusieurs caractéristiques qui introduisent
«une dose de concurrence». Il avait constaté, en premier lieu, que les caisses allemandes se font
dans une certaine mesure concurrence sur les prix en ce sens que les salariés ont un choix en ce
qui concerne la caisse à laquelle ils s’affilient et que les caisses déterminent elles-mêmes le
niveau de cotisations qu’elles réclament à leurs assurés, lequel varie donc quelque peu selon les
caisses. Il avait relevé, en deuxième lieu, qu’il existe également une certaine possibilité pour les
caisses d’être en concurrence sur les services qu’elles offrent (ainsi, il leur est permis de décider
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d’offrir ou non certains traitements complémentaires et préventifs). En troisième lieu, il avait
souligné que les caisses de maladie et les sociétés privées d’assurance maladie sont clairement en
concurrence les unes avec les autres pour les opérations relatives aux travailleurs qui ne sont pas
obligés de s’affilier à l’assurance maladie légale. Il avait conclu que les caisses d’assurance
maladie allemandes agissent comme des entreprises lorsqu’elles fournissent des prestations
d’assurance maladie et que les règles communautaires de concurrence doivent dès lors leur être
appliquées.
B. Les institutions de sécurité sociale en tant qu’acheteuses de matériel et de produits sanitaires
Il convient encore de signaler que le Tribunal de première instance des Communautés
européennes (ci-après le «Tribunal»), dans un arrêt de mars 2003, FENIN/Commission, a été
amené à se pencher, à propos du système de soins de santé en Espagne, sur la question de savoir
si des entités étatiques agissent comme des entreprises au sens des règles européennes de la
concurrence lorsqu’elles achètent le matériel sanitaire dont elles ont besoin pour assurer, par
l’intermédiaire d’hôpitaux publics, la prestation de services médicaux financés par la sécurité
sociale nationale.
La Federación Nacional de Empresas, Instrumentación Científica, Médica, Técnica y Dental
(FENIN), association regroupant la majorité des entreprises commercialisant des produits
sanitaires en Espagne, avait dénoncé à la Commission, en décembre 1997, un abus de position
dominante prétendument commis par les 26 entités, dont trois ministères du gouvernement
espagnol, qui gèrent le système national de santé espagnol. Elle reprochait à ces organismes,
notamment, de régler systématiquement leurs dettes envers ses membres avec un retard moyen de
300 jours, alors que ces mêmes organismes s’acquittaient de leurs dettes envers d’autres
prestataires de services dans des délais beaucoup plus raisonnables. En août 1999, la Commission
a rejeté la plainte de la FENIN au double motif que, d’une part, les ministères et organismes mis
en cause ne sont pas des entreprises lorsqu’ils participent à la gestion du service de santé et que,
d’autre part, leur position d’acheteur de matériel sanitaire est indissociable de l’offre ultérieure de
services de santé.
En novembre 1999, la FENIN a introduit devant le Tribunal un recours en annulation contre cette
décision de rejet de sa plainte, recours qui a été rejeté. L’intérêt majeur de l’arrêt du Tribunal
réside dans les précisions selon lesquelles c’est l’activité consistant à offrir des biens ou des
services sur un marché donné, et non l’activité d’achat des produits destinés à l’offre, qui
constitue le critère décisif du caractère économique ou non de l’activité de l’entité concernée. Par
conséquent, estime le Tribunal, dès lors qu’une entité achète un produit, fût-ce en grande
quantité, non pas pour offrir des biens ou des services dans le cadre d’une activité économique,
mais pour en faire usage dans le cadre d’une autre activité, par exemple une activité de nature
purement sociale, elle n’agit pas en tant qu’entreprise au sens des règles européennes de
concurrence du seul fait de sa qualité d’acheteur sur un marché.
Dans ses conclusions présentées le 10 novembre dernier, M. l’avocat général Poaires Maduro
suggère à la Cour, saisie d’un pourvoi de la FENIN contre l’arrêt du Tribunal, d’avaliser
l’analyse de ce dernier sur ce point.
C. L’exception liée à l’existence d’une mission d’intérêt économique général
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