ROUCH ET LE DILEMME DE LA CULTURE Simona Bealcovschi, Ph.D. anthropologue-cinéaste, chercheuse INRS et Université de Montréal, Canada If « culture » is not an object to be described, neither is it a unified corpus of symbols and meanings that can be definitively interpreted. Culture is contested, temporal, and emergent. Representation and explanation-both by insiders and outsiders-is implicated in this emergence. James Clifford Je serai un acteur comme Marlon Brando et Dorothy Lamour sera ma femme. Oumarou Ganda alias Edward.G.Robinson Le sujet ethnographique, incontournable dans la gestion des représentations culturelles, a longtemps été muet, supprimé et remplacé par celui qui était devenu le traducteur des cultures, le médiateur entre cultures, l’ethnologue et son autorité monophonique. Cette pratique avait inspiré l’idée de « translation » d’une culture à l’autre (Talal Asad, 1986), généralement d’une culture subalterne à une culture dominante, occidentale, le plus souvent celle du public académique, ou bien d’un public métropolitain consommateur d’exotisme. Autrement dit, l’ethnographie avait commencé par décrire/enregistrer des sociétés prétendument figées dans l’atemporalité, et le projet anthropologique a suivi cette voie pendant des décennies. L’ère des revendications pour le droit de parler est venue plus tard, comme une entreprise exploratoire et iconoclaste de certains pionniers innovateurs, et Rouch en est un. Il ne s’intéressera plus à la vision canonique d’une ethnographie descriptive et ethnocentrique, mais à celle du dialogue interculturel et du partage. Dans cette nouvelle vision, il a livré au public l’autre visage de la culture étudiée, celui intersubjectif celui-là et animé par de sujets ethnographiques qui s’expriment, qui nous impliquent et qui partagent avec nous leurs vécus et leurs pensées intimes. Quelques décennies plus tard, les postmodernes nord-américains préoccupés par les pratiques de la production textuelle vont remettre eux aussi en question les perspectives ankylosées sur l’Autre, contestant les pratiques ethnographiques ethnocentristes et l’usage des dichotomies. Déjà en 1974, l’ouvrage de Dell Hymes au titre évocateur Reinventing Anthropology se distanciait du positivisme des premiers travaux de la discipline. Plus ou moins durant la même période, Geertz jetait les bases de son analyse interprétative, préparant le terrain pour ceux qui, par leurs écrits et leurs critiques, sont entrés dans l’arène de la nouvelle ethnographie, comme le groupe de Santa Fé (1980) ou les postmodernes. Les Nord-Américains, vont proposer de nouvelles stratégies dans la représentation des cultures, stratégies qui renvoient à plusieurs grands paradigmes, dont la reconnaissance de la présence de la subjectivité lors de la rencontre et son exploitation dans de toute production textuelle (comme, le récit à la première personne, l’exploration de l’imaginaire), le recours au paradigme dialogique et au paradigme polyphonique (v.g. l’interculturalité et l’heteroglossia), la critique de toute hiérarchie, etc. Mon intervention, se référant spécifiquement au discours rouchien d’une l’anthropologie partagée, explore succinctement quelques chevauchements conceptuels apparus autant dans l’ethnocinéma, dans l’ethnographie contemporaine que dans la critique postmoderne nord-américaine. Mon argument est que la production rouchienne, descendante autant de la tradition de l’École ethnologique française que du surréalisme et de l'avant-garde parisienne des années 1920-1930, avait anticipé, bien avant l’heure, divers positionnements postmodernes consolidés dans les années 80-90. Visionnaire et iconoclaste, Rouch a devancé ses contemporaines par sa perspective, ses approches, par la représentation du sujet et de son identité, et par sa méthodologie de terrain (l’utilisation de l’effet feed-back, de l’intersubjectivité, de la multivocalité, de la ciné-transe, du tournage en temps réel). En fait, par son cinéma-vérité et l’alliance entre l’ethnographie et le surréalisme, il a préfiguré les postmodernes nord-américains. Sa pratique relationnelle de construire le récit à la première personne inaugure une technologie « avant la lettre » et une méthode d’appréhender le réel à travers l’exploration du rapport dialogique (« anthropologie partagée » M.H. Piault 2000), qui est à la base de l’enquête de terrain contemporain. Appartenant à une « race rare de cinéastes », Rouch est un iconoclaste, mais surtout un intuitif, car ses expérimentations cinématographiques et anthropologiques lui valent de représenter le premier ethnographe libre. Cependant, comme Jay Ruby le notait, presque avec condescendance, Rouch a été un postmoderne précoce avec ses films surnommés films de fiction ethnographique, mais les pionniers américains du postmodernisme semblent l'avoir ignoré. Même si une tentative d’établir des parallèles entre les technologies de représentation rouchiennes et celles promues par les critiques et les anthropologues postmodernes pourrait paraître osée, elle part néanmoins d’une série de ressemblances qui devraient nous signaler les pièges que les sciences nous tendent si souvent. Cette perspective nous montre à quel point il serait impossible d’avoir un discours unique et consensuel sur les systèmes de connaissance. En égale mesure, elle nous montre que les discours théoriques œuvrent dans un environnement restreint de production intellectuelle qui ignore les autres discours et environnement. En dépit de leurs prétentions d’universalité, ces discours finissent par être autoréférentiels. En fait, c’est plutôt le silence des postmodernes qui met en relief ce parallélisme conceptuel et qui m’a conduit à ces formulations. Rouch l’innovateur, Rouch l’iconoclaste « Griaule fait voir aux Français des années trente, encore largement colonialistes, des Africains vivant au fin fond d’un pays complètement coupé du reste du monde, que l’on considère pour cette raison comme primitifs ou arriérés, et qui ont pourtant reçu en héritage une grande œuvre de la pensée humaine. Car, oui, veut affirmer Griaule, pour la première fois : “on pense” sur la falaise de Bandiagara, des Africains pensent d’une manière savante et sophistiquée » (Scheinfeigel, 2008 :21). Cette nouvelle perspective de l’Autre sera continuée et portée même plus loin par Rouch avec d’autres outils que l’écriture, le cinéma et le « récit filmique » qu’il développe et approfondit. Quels sont les aspects novateurs de son travail ? 1. D’abord, il autorise l’ethnographie à glisser vers « l’ethno-fiction », phénomène déjà perceptible dans des documents des débuts, tels que « Bataille sur le grand fleuve » (1951) et un peu plus tard « Les Maîtres fous » ( 1954), et qui s’avère pleinement dans « Moi, un noir » ( 1957-58) et « La Pyramide humaine » (1961). Rouch nous montre ainsi que la vérité n’est plus absolue. 2. Ensuite, il amène l’exotique en ville et détruit l’image monolithique d’une Afrique folklorique composé de rituels primitifs, etc., tel que démontré par des films comme « Moi, un noir » (1957), « La Pyramide humaine » ( 1961), « Petit à petit » (1971), pour en citer juste quelques-uns. 3. Enfin, il s’emploie à présenter un sujet ethnographique moderne, celui qui ne soit pas uniquement une construction d’un discours académique objectif. Il revendique ainsi l’autorité de la subjectivité, comme technologie de la connaissance dans la rencontre de l’autre et surtout comme technologie de représentation de l’autre. Quelques décennies plus tard, Fabian (1983) se demandera rhétoriquement : « le style objectif, réaliste aurait-il déformé les représentations de l'autre ? ». Rouch y avait déjà répondu. La subjectivité devient une source de connaissances, une façon de connaitre l’autre et de l’intégrer dans le réel. Pour y accéder, Rouch utilisera pleinement la technique du « feed-back » qu’il avait tellement apprécié dans le travail de Flaherty et qui était en fait au centre du projet rouchien, « celui de rendre la caméra participante » afin d’en arriver à une anthropologie partagée. La caméra vivante serait, « la seule attitude moralement et scientifiquement convenable à adopter en anthropologie aujourd’hui (...) et la vérité cinématographique ne peut éclore que grâce au contact entre le cinéaste et les filmés » (Proulx 1999:26). Cette conviction va se refléter dans son choix d’objectif, un grand-angle, et dans son mépris pour le zoom et le trépied, aux dépens du travelling. Comme Rouch ne considère non plus que le film doive produire « une réalité en miroir », sa caméra sera provocatrice. Mais si la caméra est provocatrice et incitative, comme Marc Piault le note, c’est précisément dû à la présence de Rouch en tant que personne et « non pas à celle de la caméra comme regard neutre ou simple présence étrangère » que ce cadre exceptionnel de la rencontre de l’autre qui tourne autour du partage émotionnel va se réaliser. Et pour reprendre Piault, ce partage a été possible « parce que Rouch a trouvé en Afrique la possibilité de vivre une affectivité distanciée et pudique au milieu d’une fratrie choisie, que les informateurs sont devenus les héros puis les complices d’aventures - fictions, où se révèle ce qu’il y a de plus intime dans l’imaginaire des hommes » (Piault 2000 : 250). Beaucoup d’entre eux sont devenus ses copains. Et ce n’est pas rare non plus d’avoir l’impression que Damouré serait un alter ego de Rouch. Il est aussi certain que sans avoir utilisé son fameux « feed-back », et donc, sans connaitre ce que ses protagonistes-copains-collaborateurs africains pensent, et sans sa perspective sur la vérité filmique, Rouch n’aurait jamais réussi à persuader Damouré de se promener seul dans les rues de Paris, d’arrêter des personnes inconnues et de leur demander « Est-ce que je peux voir vos dents ? ». Cela nous rappelle bien le commentaire de Rouch à propos de Marceline : « Jamais Marceline n’aurait marché en parlant toute seule dans la ville s’il n’y avait pas eu la caméra, si elle n’avait pas eu un micro-cravate, si elle n’avait pas eu une sacoche magnétophone. C’était de la provocation. (Rouch 1981 :11) Mais l’anthropologie partagée que Rouch nous propose ne se réduit pas à un partage de vécu avec ses sujets; elle ne se réduit pas non plus « à une méthode de la participation affective » ( Piault 2000 : 212) car elle est censée nous impliquer dans ce triangle du partage qui incorpore réalisateur, protagoniste et spectateur. Rouch et ses personnages Damouré Zika, Lam Ibrahim Dia, Oumarou Ganda, mettent en question l’autorité culturelle des mondes coloniaux et introduisent sur la scène ethnographique une Afrique périphérique et centrale, en mouvement et figée dans des structures archaïques et acculturées. Les héros de Rouch sont à leur façon des Africains « cosmopolites vernaculaires», pour reprendre une expression de Bhabha, qui se glissent entre les traditions locales et la nouvelle dimension occidentale, ayant toujours la référence d’un Occident lointain et central, mettant ensemble autant les formes authentiques d’agir et de penser que des formes hybrides, récemment acquises. « On est comme des Américains. Pour nous les voitures ne durent plus qu’un mois », dira Oumarou Ganda, le jeune protagoniste-narrateur du film Moi, un noir,(1957) dont le pseudonyme est bien celui de l’acteur américain Edward G. Robinson, renommé pour avoir interprété des iconoclastes et des rebelles. C’est justement cette hybridation culturelle que l’œil de la caméra nous montre, tout en nous rappelant que le monde et les cultures sont dans un mouvement continuel : il y a des rues à Treichville qui s’appellent Chicago, des bars nommés « l’Esperance Bar-Dancing » ou « Mexico Salon » dont la publicité et les noms renvoient au Far West américain, l’éternel symbole du rêve d’enrichissement de tout immigrant – dans ce cas, de l’immigrant local, car Oumarou en est un. Un autre axe qui a marqué l’imaginaire de la production rouchienne place au centre la spatialisation et la nouvelle représentation de l’Afrique ethnographique. Déplaçant l’exotique du village traditionnel vers la ville « moderne », Rouch inaugure toute une nouvelle thématique et approche. D’une part, elle est centrée sur le rapport individu – lieu, et d’autre part, elle se recentre sur l’acte d’interculturalité. Le rapport de l’individu au lieu « africain » est peut-être une des innovations le plus intéressantes de Rouch, car il s’oppose à la vision ethnographique clichée du continent noir figé dans l’atemporalité statique. En conséquence, Rouch propose le lieu africain comme un espace dynamique, antistatique, et surtout transculturel. Il suffit de penser à « Jaguar » (1967), aux « Maîtres fous » (1954), à « Moi, un noir » (1957), et surtout à « Petit à petit » (1970) qui lui donnent toute sa consistance. Cette perspective nous renvoie au concept de « ré-spatialisation » défini quelques décennies plus tard par un autre contestateur, Homi Bhabha, qui lui aussi, va se montrer sensible au rapport lieu – culture. Le lieu, l’Afrique, apparait ainsi comme une nouvelle construction « d’entre-cultures » en continuel mouvement et avec un imaginaire alternatif qui se réalise, comme on l’a vu en « Moi, un noir » (1957) ou « Petit à petit » (1970), avec le grand mouvement du voyage et de la migration. La performance, l’imaginaire, la polyphonie Beaucoup des catégories utilisées par Rouch (comme la subjectivité, la fiction) et qui se revendiquent une origine dans le surréalisme, se retrouvent aussi dans la taxonomie postmoderne. En fait, l’alliance établie dans les années 1920 dans le climat culturel français entre le surréalisme et l’ethnographie ( Clifford 1988), se retrouve aussi dans les formulations conceptuelles des postmodernes. Et si pour les postmodernes la culture est un texte alors l’agir (agency) est une performance (dans les mots de Clifford 1986 : « I treat ethnography itself as a performance emplotted by powerful stories »). Les aventures des copains du film « Petit à petit » (1970) composent un récit allégorique qui s’approche de la pratique fictionnelle et mettent en question les significations des faits présentés aux spectateurs, mais tant Damouré Zika que Lam Ibrahim Dia réalisent une vraie performance à Paris. Rouch nous fait bien comprendre leur point de vue, celui de personnes appartenant à une minorité en train de négocier leur identité et en train de négocier leur position d’hybridité sociale qui émerge dans des moments de transformation historique. Ils « interprètent» et renforcent par leur performance leur droit de « signifier » et d’appartenir à une tradition qu’ils ne veulent d’ailleurs pas délaisser, car elle leur confère un masque protecteur pour leur présence dans ce monde parisien fondamentalement étranger pour eux. En remettant ainsi en scène continuellement la tradition (par exemple, par leur façon de manger, de s’habiller, de prier, etc.), ils mettent en scène l’Afrique absente, le passé, la tradition, la religion et donc plusieurs temporalités et espaces. L’imaginaire de la distance spatiale autorise ainsi une sorte de passage d’un espace à l’autre, d’un temps à l’autre, d’une culture-identité à l’autre. Par exemple, Edward G. Robinson (alias Oumarou Ganda) le protagoniste du film Moi, un noir(1957), un jeune Nigérien immigré à Treichville, est cantonné à au moins deux discours qui alternent tout au long du film. D’une part, celui de commentateur de la quotidienneté de ses copains Nigériens, et, d’autre part, à celui qui le rattache à ses fantasmes nourris par ses voyages en Indochine et en France qui le déplacent dans une autre temporalité et dans une autre spatialité, celle du rêve. Son récit est autant une fiction que les lieux mentionnés, et ce genre de saga semble traduire exactement le rôle double de la fiction qui est à la fois damnation et rédemption : « J’ai fait tout dans la vie, mais rien ne m’a pas servi ... J’ai fait la guerre en Indochine ... ». Ce genre de montage renforce la fluidité du discours et du contexte ethnographique, concept qui sera si bien théorisé par Clifford et Marcus dans « Writing Culture » vingt ans plus tard. Ce que les postmodernes vont appeler « le dream-work » est une stratégie textuelle utilisée avec succès par Crapanzano en Tuhami (1980), et la ressemblance méthodologique avec Rouch nous apparait rétrospectivement quasi évidente. Le dream-work, « the daydreaming, trying-on of alternative possible identities » est en fait une manière d’expliciter autant le discours ethnique que la notion du Soi multiple. Celui qui rêve d’être Marlon Brando et d’épouser Dorothy Lamour, celui qui rêve d’être champion à la boxe, ou celui qui rêve d’être un agent fédéral, sont en fait des jeunes Nigériens immigrants à Treichville à la recherche d’un emploi. Le rêve diurne nous rappelle en même temps la technique surréaliste de l’expérience du rêve et de son subjectivisme excessif. Stratégie également utilisée dans la construction des identités alternatives, ce phénomène est émergeant à l’intérieur d’un mouvement d’interculturalisme des mondes africains que Rouch a si magnifiquement représentés. Le récit filmique nous laisse aussi découvrir plusieurs voix et visions et surtout les divers niveaux d’interférences des discours. La rencontre de Rouch avec ses protagonistes y est comprise, car on déduit la perspective dialogique antérieure au tournage-montage. Nous sommes dans un espace particulier, celui des mondes des immigrants, dominé par un continuel mouvement autant physique que fictionnel. Son imaginaire hybride est parsemé de modèles et de références françaises et nord-américaines. Le portait du groupe est vu de la manière la plus polyphonique possible. La voix de Rouch, qui ouvre le récit et revient à plusieurs reprises, est suivie par la voix du narrateur-protagoniste : « Ils ont abandonné l’école pour essayer d’entrer dans le monde moderne (...) Ils ne savent rien faire et tout faire. Ils sont une des maladies de nouvelles villes africaines, la jeunesse sans emploi (...) Cette jeunesse coincée entre l’islam et l’alcool, n’a pas renoncé à ses croyances et se voue aux idoles modernes de la boxe et du cinéma ». La voix d’Oumarou Ganda, le narrateur, y répond affirmativement « nous sommes beaucoup venus ici » et nous introduit graduellement dans la quotidienneté du groupe au fur et à mesure que le film avance. Rouch ne théorise évidemment aucune application de la polyphonie, mais son grand respect pour le cinéma-vérité le pousse à rejeter intuitivement la voix autoritaire qui dominait le discours ethnographique de l’époque. En fait, Rouch et les postmodernes nord-américains vont indépendamment expérimenter et adopter les mêmes stratégies de positionnement envers le sujet ethnographique. Les postmodernes nord- américains, sensibles à la question de l’authenticité face aux interférences générées par la multiplicité de voix, vont récupérer le concept linguistique d’heteroglossia comme métaphore des glissements culturels dans un monde colonial et postcolonial. La polyphonie de Rouch, elle, va s’inspirer de la subjectivité des surréalistes et du concept de feed-back pour atteindre les mêmes résultats. Rouch n’essaie pas de résoudre le dilemme de l’approche de la culture et ne considère pas non plus que l’expérience intersubjective soit simplement une méthode de « transfert de connaissance ». Elle serait dans ce sens plutôt inauguration, événement, partage et construction progressive. Tel qu’elle se réalise dans les films de Rouch, l’expérience-événement ne peut être encadrée par aucun schéma fixe. L’expérience n’est pas un « fait social » dans le sens de Mauss mais se construit à travers une participation au moins double, par une interaction continuelle, ce qui veut dire qu’elle entraine le partage subjectif et la dimension polysémique de tout un ensemble de facteurs. Elle est une construction progressive et la « possibilité de ce que l’on pourrait appeler une expérience imagétique » (Piault 2000 : 250). Toute rencontre intersubjective devient ainsi un processus toujours en émergence («ongoing process », Clifford 1988), à la fois individuel et collectif, réel et fictionnel, local et global. C’est ici le génie de Rouch, anticipant ce que Clifford, Marcus, Crapanzano ou Rabinow vont débattre, quelques décennies plus tard, dans les actes du colloque de Santa Fé qui vont devenir à l’époque, une Bible méthodologique et épistémologique pour plusieurs générations de jeunes anthropologues. Ce chevauchement d’empreintes culturelles locales et occidentales provenant d’un chaos provisoire et d’un mouvement continuel, d’une fragmentation du réel et de l’imaginaire, d’une condition de partage et d’intersubjectivité, pourrait être la marque du style Rouch. Car ce qui charme le plus dans ses films c’est justement cet arrière-goût du sacré et du transgressif, quand une posture ou un regard nous fait penser à la fois à la désinvolture de l’Occidental et à quelques traces de la vision de Griaule, de Dieterlen, ou d’Ogôtomeli. Et aussi cet autre arrière-gout de quelque chose nommé Rouch, comme lui-même l’a si bien noté : « Maintenant que je restaure mes films, je suis confronté à un personnage omniprésent qui s’appelle Jean Rouch avec lequel je dois composer. Et je m’aperçois bien que je suis omniprésent non seulement pour moi, mais aussi pour les autres» ( Rouch 1996b :158).