2
bousculer nos idées préconçues40. Vue de manière très rapide, l’anthropologie semble osciller dans son
rapport à l’image entre ces deux tendances :
La première vise à schématiser ou épurer les données en se les réappropriant « graphiquement » et la seconde
cherche à l’inverse à injecter de l’inquiétude en transmettant des données visuelles dans leur impureté ou leur
brutalité. Je traiterai essentiellement ici du « rush de film » dans sa complémentarité par rapport au texte et
au croquis, sans qu’il soit question du film ethnographique à proprement parler, c’est-à-dire d’œuvres
fabriquées dans le but d’être projetées devant un public, qui posent leurs problèmes propres. Il arrive en effet
à beaucoup d’entre nous de manipuler une caméra sur le terrain sans forcément que cela donne lieu à des
« œuvres » filmiques. Le travail d’indexation des données peut se traduire dans certains cas par une
accumulation boulimique ou un profond désir d’exhaustivité et la quête d’épaisseur descriptive se
transformer en un « culte du rendu » ethnographique. Celui-ci a largement gagné en moyens d’expression
avec la popularisation des caméras digitales, des logiciels de traitement dimages ou avec les programmes
informatiques qui permettent une indexation plus précise et fusionnelle de données visuelles, sonores et
textuelles. S’il me semble important d’esquisser une réflexion sur ces rushes de film qui ne donnent pas
naissance automatiquement à des oeuvres mais qui se révèlent souvent productifs dans l’écriture d’un texte,
il me paraît tout aussi essentiel d’interroger simultanément, dans leur rapport à l’écriture, le film, la photo et
le croquis comme trois facettes d’une même pratique.
Ce qui m’intéresse est moins le débat sur la primauté de la pensée figurative sur le texte (ou le fait que
certains trouvent plus productifs de penser en images) que de voir en quoi les graphes, les croquis et les
images (photos ou films) produits par le chercheur gagnent à être conçus comme des « réactions » à des
imageries ambiantes (c’est-à-dire aux autres productions graphiques qu’il peut rencontrer sur le terrain)
plutôt que comme des actes conceptuels originaires. Comment concevoir le travail filmique, photographique
ou encore diagrammatique sur des terrains déjà saturés d’images ? Comment confronter ses propres images à
celles des autres et quelle pertinence peut-on attendre de telles comparaisons ? Par ailleurs, si toutes les
productions visuelles constituent potentiellement des objets pour l’anthropologie, qu’est-ce qui fait la
spécificité d’une imagerie « ethnographique » par rapport à d’autres41 ? Ces questions se posent à bon
nombre d’entre nous sur des terrains variés et elles ont généré des tentatives de réponse dans le champ
anthropologique qui ne sont pas toujours convaincantes, sans doute parce que l’on cherche à définir de
manière essentialiste un « genre visuel » là où il faudrait s’intéresser à la grande variété des configurations42
dans lesquels l’ethnographe est amené à prendre des photos, à se servir d’une caméra ou à faire des croquis.
Ces configurations génèrent souvent de façon accidentelle de nouveaux genres d’imagerie ethnographique.
La question me paraît être, décalant un peu la formule de Rouch, de savoir en quoi les images constituent un
outil privilégié pour produire des objets doués d’un potentiel d’inquiétude « épistémologique » (qu’il ne faut
pas confondre avec une quête d‘exotisme visuel)43.
Vous êtes conviés à vous référer au CDROM joint pour la présentation complète et les illustrations de cet
atelier.
Références
Becker, H., 1995, « Visual sociology, Documentary Phography and Photojournalism: It’s. (almost) a matter
of context », Visual Sociology, 10 (1-2) : 5-14.
Becker, H., 2002, Les ficelles du métier ou comment construire sa recherche en sciences sociales, Paris, La
Découverte.