Léon Walras, la démocratie et le progrès économique , Laure

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Léon
Walras,
la
démocratie
et
le
progrès
économique
,
Laure Chantrel, Maîtresse de conférences en Economie,
CREA, Université Paul Valéry, Montpellier
“Ce qui selon moi est une entreprise ardue et vraiment digne d’éloge, c’est de prétendre être et
demeurer toujours démocrate radical en même temps qu’économiste orthodoxe ; c’est de prendre et
tenir vis-à-vis de soi-même l’engagement de ne jamais sacrifier l’économie politique à la démocratie ;
c’est enfin d’aborder, parmi les problèmes sociaux, ceux qui sont obscurs et pressants, et de fournir
ou de préconiser de chacun d’eux une solution telle que la démocratie disant : -je l’accepte,
l’économie politique soit forcée de dire : - je la sanctionne. Voilà, dis-je, une ligne de conduite qu’il
est, à mes yeux, très-malaisé et, par cela même, très-beau de poursuivre.”1 C’est par cette phrase
emphatique, que Léon Walras, le père fondateur de la théorie économique de l’équilibre général,
présentait ses trois leçons sur les Associations populaires faites au Cercle des sociétés savantes à
Paris, l’hiver 1864.
Cette phrase résume la démarche de Walras, et son combat contre les libéraux, anti-démocrates et
contre les démocrates anti-libéraux. L’Economie sociale devra poser les bases d’une société juste qui
favorisera l’initiative individuelle et le développement de la sphère collective sous l’autorité de l’Etat.
Walras essaie ainsi de réconcilier l’économie de marché et la démocratie à partir d’une conception
originale de la justice et d’une modélisation du marché, conforme aux principes de la justice : le corps
social malade a un ami, la démocratie, et un médecin, l’économie politique. Malheureusement, l’ami à
vouloir trop bien faire risque de le tuer sous l’excès de son affection (l’excès d’interventionnisme
étatique), le médecin, d’un genre un peu spécial (adepte de la secte “laisser faire, laisser passer”)
s’intéresse plus à la maladie qu’au malade : “Il lui serait arrivé, prétend-t-on de dire qu’au surplus si
son malade avait ainsi vécu jusqu’ici, rien n’empêchait qu’il vécut encore pendant longtemps de la
même manière”2. Autrement dit, l’économiste et le démocrate ne font pas bon ménage. Ils se
qualifient réciproquement de “pédant sans entrailles et de fou malfaisant”3. L’harmonie de la
démocratie et du progrès économique n’a rien de spontané. Et c’est pourtant de leur union que naîtra
le progrès économique sous le régime de la liberté. Il suffit qu’ils soient tous deux éclairés par les
lumières de la Science sociale.
Une société progressive est une société de plus en plus juste et de plus en plus riche. Celle-ci a besoin
de la démocratie pour perdurer : les réformes politiques et sociales accompagnent nécessairement le
développement du bien-être. Le plaidoyer de Walras en faveur de la démocratie, au service du progrès
économique, n'a curieusement rien perdu de son actualité. En 1999, Amartya Sen, qui renoue avec
les préoccupations de l’Economie politique du XIX° siècle, est encore obligé d’écrire, faisant écho à
Walras : “On connaît l’argument défendu par un certain nombre d’observateurs, selon lequel le non-
1 Walras L. (1990b), p.17
2 Walras L. (1990b), p.20. C’est à Frédéric Bastiat et à ses amis, membres de l’institut que Walras fait allusion ici.
3 Walras L. (1990b), p.20.
2
respect des droits individuels stimulerait la croissance économique et constituerait un facteur de
décollage économique… Certes, ici ou là, un exemple extrait de son contexte, peut donner quelque
crédit à ces vues. Mais, les études comparatives sérieuses entre pays n’ont jamais réussi à corroborer
ces conceptions et on ne dispose d’aucun indicateur probant pour affirmer que les régimes autoritaires
favorisent la croissance économique.”4 Tout au contraire ! dirait Walras : la démocratie favorise le
progrès économique qui, lui-même, s’accompagne non seulement d’une augmentation du bien-être,
mais également d’une augmentation des possibilités de choix pour les individus : choix de biens et
services bien sûr, mais aussi et surtout choix de profession, choix entre travail et loisir, etc. La
démocratie est partie intégrante du progrès dans la mesure elle rapproche les individus de la
maîtrise de leur destinée.
Walras a une conception normative de la démocratie. La démocratie n’est pas un luxe réservé à
certains peuples5. Elle a une valeur universelle. Elle est en fait la condition nécessaire pour qu’existe
une répartition équitable des ressources. Elle repose sur la conviction forte selon laquelle tous les
individus ont droit à une égale considération. Sa théorie de la justice est inséparable de sa théorie du
développement. Walras construit une théorie extrêmement rigide de la justice dans laquelle la vérité est
énoncée une fois pour toutes. Cette théorie est originale dans la mesure où elle s’appuie sur son
économie mathématique. Bien connue maintenant des économistes, elle est négligée par les
philosophes sans doute à cause de sa naïveté et de son scientisme. Pourtant sa proximité avec les
théories de la justice où la notion de mérite occupe un rôle central, ainsi que sa dimension économique
extrêmement sophistiquée en font un instrument original de critique des théories de la justice
contemporaines6.
Après avoir montré comment le progrès et la démocratie sont coordonnés dans la théorie de Walras, à
partir d’une approche instrumentale7 où la démocratie favorise le développement économique, nous
présenterons la société idéale de Walras, réalisation de son idéal démocratique. Dans ce cadre, la
démocratie est conçue comme un bien en soi, dimension constitutive du progrès, et nous l’appellerons
démocratie substantielle8.
I
La
démocratie
au
service
du
progrès
économique
La démocratie, on l’a vu, se construit dans une opposition à l'idée selon laquelle le progrès
économique serait plus rapide sous un régime politique autoritaire9. L'argumentation est d'abord
4 Sen A (2000), p.25-26.
5 Bien que… Walras tient des propos curieux concernant les nécessités économiques de l’esclavage dans la Grèce
antique…
6 Valérie Clemente fait l’inventaire des travaux d’économistes consacrés aux théories de la justice égalitariste: se
rattachant à la notion de travail, en négatif, on a les théories recherchant à redistribuer les fruits du talent, ce sont celles
de Varian, Pazner, et Dworkin. Clemente V. (1997), chapitre I. Varian H. (1974), Pazner E., (1977, Dworkin R.,
(1981a), Dworkin R., (1981b).
7 où les libertés sont considérées comme des moyens d'atteindre des fins ; par exemple le progrès économique.
8 L'utilisation du vocabulaire utilisé par Sen est très utile pour comprendre l'actualité de la pensée de Walras. Elle la
débarrasse des aspects les plus datés.
9cf. cf. Walras L.(1990b), et Jaffé W. ed., (1965) vol. 1, pp.443-444, letter 311 to Vito Cusumano
3
fondée sur l'observation10 : les nations démocratiques sont celles qui connaissent le progrès
économique. “Une société progressive, au point de vue économique, est une société où, sur un
territoire limité, une population croissante trouve moyen de vivre d'une façon de plus en plus
confortable grâce à une somme croissante de capitaux fruits de l'épargne11. Ce progrès, dans la
tradition inaugurée par Smith, est la conséquence du développement de la division du travail et de
l'extension des marchés au niveau mondial12. Il correspond donc à une interdépendance accrue entre
les individus et les nations, interdépendance correspondant à la nature sociale de l'homme, point très
important dans la théorie de Walras et sur lequel nous aurons l'occasion de revenir.
L'analyse ne se borne pas au simple constat. Quelques arguments sont avancés pour expliquer par
quels mécanismes la démocratie favorise le progrès. Mais on est obligé de reconnaître que Walras
reste assez nébuleux : “Veut-on l'explication de cette coïncidence ? Elle est bien simple : c'est qu'il
n'y a pas d'ordre réel, de paix durable que par la liberté, et que vouloir la paix et l'ordre pour avoir la
richesse, c'est se condamner à vouloir la liberté pour avoir l'ordre et la paix.”13 La difficulté réside
dans la définition de la liberté. Walras n'est pas toujours d'une très grande rigueur en la matière14.
Dans le contexte, on comprend que la liberté renvoie à la liberté politique.
Dans quelle mesure la liberté politique permet-elle d’obtenir l’ordre et la paix ? Une société ordonnée
est une société dans laquelle “la sphère de la jouissance en commun ou collective” (domaine de l'Etat)
et “la sphère de la jouissance individuelle” (domaine de l’individu) sont établies. La sphère collective
renvoie au principe d'égalité des conditions, tandis que la sphère individuelle renvoie au principe de
l'inégalité des positions, la vraie démocratie étant celle qui respecte ces deux principes. Ces deux
principes sont intimement liés aux différentes formes de libertés fonctionnelles qui caractérisent les
économies de marché occidentales. Walras n'en fait pas un catalogue systématique, mais on peut
reprendre la typologie de Sen pour classer les différentes sortes de libertés inventoriées par Walras :
Sen distingue les libertés politiques, les facilités économiques, les opportunités sociales, les garanties
de transparence et la sécurité protectrice.
Ce qu'il est important de comprendre, c'est que ces libertés se complètent mutuellement15. Autrement
dit, c'est à partir de l'interrelation entre les différents types de libertés que l'on peut comprendre le
développement économique.
10Walras L. (1990 b), p. 118. cf. aussi Sen A., (2000), p.26.
11 Walras L. (1990 f), p.411. ou encore Walras L. (1988), p.585 ; Walras L. (2001 b), p.115.
12 Dans le monde du 18/07/2001, Sen plaide pour une mondialisation contrôlée.
13 Walras L. (1990 b), p.118.
14 Comme lui écrit un auditeur d'une de ses conférences : “Mais n'entendons-nous pas tous les jours écrivains et orateurs
nous parler de liberté et d'autorité, d'ordre et de Justice? Vous nous en avez parlé avec talent, conviction et sincérité,
mais les autres aussi ! Les défenseurs du régime économique et social actuel nous le chantent sur tous les tons. De la
précision, voilà ce que j'aurai vous demander. Selon moi, aussitôt après la formule constituée, il eût fallu faire et placer
en regard la critique de ce qui est ”, Jaffé W., (1965), Vol I, letter 126 de T... B..., p.177
15 Sen A. (2000), p.48.
4
Les libertés politiques16 :
Les libertés politiques peuvent être facilement instrumentalisées. Walras y voit une formidable force
capable de faire triompher les autres libertés. Il manifeste une très grande confiance dans le débat
public qui doit permettre le progrès des idées socialistes libérales, débat public qui doit aboutir à la
formation d'une ligue qui forcera les portes des Parlements et des Chambres : “Ainsi l'on verra
l'égalité économique triompher avec les seules ressources de la liberté politique, et la révolution
sociale européenne ramenée en chaque pays, pour l'honneur des gouvernements, et pour le bonheur
des peuples, aux proportions d'une simple et magnifique évolution financière.”17 Il s'agit bien de
trouver une solution à la question sociale, c'est-à-dire, au-delà des injustices, plus prosaïquement, à la
misère de la classe ouvrière. Eh bien ! les libéraux, peu démocrates, sont peu sensibles à la misère.
Les démocrates au contraire ont souci d'y porter remède. Mais parfois, si leurs intentions sont
bonnes, leurs idées sont mauvaises ! C'est l'inconvénient de la démocratie ! On ne peut pas toujours
la mener où l'on veut. Il est difficile d’empêcher la majorité de voter des dépenses publiques qu’elle
ne finance pas, ou peu18. Mais Walras, qui déplore l’apathie des libéraux face à la misère, ne devrait
pas se plaindre que les systèmes démocratiques génèrent une croissance des dépenses publiques de
nature électoraliste. La plus grande sensibilité aux questions de répartition, et donc à la question de la
misère, n’est-elle pas aussi parfois de nature électoraliste19 ?
Par ailleurs, les libertés économiques, dont on parlera dans le paragraphe suivant, ont besoin d'être
organisées. En aucun cas, la libre concurrence ne fait sentir spontanément ses bienfaits contrairement
à ce que pensent les économistes libéraux. Et, c'est au débat public que Walras pense pour
l’organiser.20 L'information, la transparence, le débat seront bien plus efficaces que
l’interventionnisme étatique, en particulier contre les excès de la spéculation21. Ce souci de la publicité
rejoint ces libertés que Sen appelle les garanties de transparence qui permettent la confiance entre les
parties impliquées. Des garanties de cet ordre jouent un rôle instrumental déterminant dans la
prévention de la corruption, de l'irresponsabilité financière et des ententes illicites.”22
16 “ Par libertés politiques, au sens le plus général, incluant donc les droits civiques, j'entends l'ensemble des
possibilités, offertes aux individus, de déterminer qui devrait gouverner et selon quels principes, de contrôler et de
critiquer les autorités, de s'exprimer sans restriction et de lire une presse non censurée, de choisir entre les partis
politiques antagonistes etc. ” Sen (2000), p.48.
17 Walras L. (1990 d), p. 141
18 Walras (1990 f), p.403 ; Walras s’oppose à Lassale qui propose le financement des associations populaires par
l’impôt. Walras L. (1990 b), p.30.
19 Amartya Sen montre que, dans les pays démocratiques, les gouvernements prennent toutes les mesures en cas
d'insuffisance alimentaire et les individus ne meurent plus de faim. Au moment de l’affaire Dreyfus, militant contre la
décomposition des institutions de la République, Walras préconisera une démocratie reposant sur un suffrage censitaire
s'appuyant sur les professions. Dockès P. (1997), p.229, p.244,Walras L. (1992 d), p.434
20 Walras L., (1992 c),.p.392.
21 Toutefois pour protéger les petits spéculateurs des gros, on peut interdire aux particuliers d’emprunter pour spéculer.
Cela en fera des proies moins faciles pour les gros spéculateurs. D’ailleurs, grâce à la coopérative de production, les
petits actionnaires pourront représenter une force unie sur le marché et contrebalancer le pouvoir des banques .
22 Sen A. (2000), p.49.
Le
Monde
du mardi 21 août 2001 titrait en première page : “L'énorme gâchis des fusions
géantes - Notre enquête sur douze grandes fusions d'entreprises mondiales révèle un immense gaspillage - Plus de 800
milliards d'euros de valeur boursière se sont volatilisés - Actionnaires et salariés font les frais de l'emballement des
dirigeants - Banquiers d'affaires et analystes financiers sont critiqués. ”
5
Les facilités économiques23 :
D'un point de vue instrumental, et conformément au discours libéral classique, la liberté de produire,
de vendre et d'échanger est considérée comme une liberté primordiale. C'est elle qui permet le
développement de la division du travail et des échanges24 grâce au développement de l'initiative
individuelle. Chez Walras, la liberté du travail participe au progrès économique. L'esclavage au
contraire lui nuit25 On voit sous le régime de la liberté du travail et de l’échange, l’industrie grandir et
prospérer26.
Si Walras est hostile à une réglementation du travail dans son principe, puisqu'elle va à l'encontre de
la libre initiative individuelle, et donc s'attaque aux fondements même de la démocratie, il l'accepte
dans la pratique, car les ouvriers trop faibles sur le marché du travail doivent accepter des conditions
de travail inhumaines, les condamnant à vivre dans la pauvreté sans aucun espoir de voir leur situation
s'améliorer27. L'inégalité des positions, dans une société de marché, correspond à la rémunération
des personnes selon leur productivité marginale28, c'est-à-dire pour Walras selon leur mérite
respectif. Cela correspond à une situation efficace ; l'inégalité est indispensable au maintien de la
société car elle a sa source dans un fait naturel, les différences de volonté et de capacité des hommes29.
Mais cette inégalité dans la société est exagérée aujourd’hui, pense Walras : La cause de cette
exagération est évidente : elle gît dans ce fait que nous n’avons pas encore conquis l’égalité des
conditions. Au jeu de la course sociale, les concurrents, au début, ne sont pas en ligne, ce qui donne
aux uns une avance, aux autres un retard considérables. Tous les citoyens, en entrant dans la vie, ne
jouissent pas de moyens égaux de développement et d’action.30
C'est aux imperfections de la concurrence et au système fiscal que Walras attribue les salaires trop
bas. Dans la tradition antifiscale la plus libérale, que l'on retrouve chez les libertariens par exemple31,
il affirme que l'impôt, portant sur les fruits du travail, mais exonérant le bien-être que l'on peut retirer
des loisirs, décourage le travail32. Dans une société ordonnée, chacun aurait sa part de travail et de
loisir, au lieu qu'aujourd'hui certains ne font rien, tandis que d'autres travaillent trop33. D'autre part,
23 “Par facilités économiques, j'entends les opportunités, offertes aux individus, d'utiliser les ressources économiques à
des fins de consommation, de production, ou d'échanges. ”, Sen A (2000), p.48
24 Walras comme Sen sont de grands lecteurs de Smith. Dans son ouvrage de 1999 (édition française 2000), Sen cite
Smith plus de quatre vingt fois.
25 Walras L. (1996), p.200
26 Walras L. (1988),.p.335. Sur l’adoption par l’Etat français de mesures de protection du travail cf. Luciani J., ( ),
sur la Suisse (le canton de Vaud), cf. Walras L. (1987 b) Dans la même veine, Amartya Sen défendait cet été dans
Le
Monde
une mondialisation raisonnée, Sen A., “Dix vérités sur la mondialisation”,
Le
Monde
, 18/07/2001
27 Walras L. (1987 b), p.219.
28 La productivité marginale indique l'évolution du rapport entre la production en volume ou en valeur et l'augmentation
d'une unité d'un facteur de production (une unité de travail par exemple). La productivité marginale des facteurs est
décroissante chez Walras, c'est-à-dire que l'ajout d'une unité de capital permet d'obtenir une production en volume
inférieure à celle de l'unité précédente.
29 Walras L. (2001 c), p.177.
30 Walras L. (2001 c), p.176.
31 cf. Nozick R. (1988), p.212.
32 Walras L. (1990 f). Il se dit toutefois favorable à l'impôt progressif, afin de rétablir un certain équilibre entre les
riches et les pauvres, mais uniquement en attendant la nationalisation des sols par l'Etat.
33 Walras L. (2001 c), p.166.
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