12 Caractéristiques propres à certains marchés L’étude des marchés aux trois chapitres précédents est restée très générale, en ce sens que, mise à part la distinction entre produits et facteurs, elle ne repose en rien sur ce que sont, matériellement, les biens économiques échangés. Or la nature de ces biens joue un rôle, elle aussi, dans la manière dont leurs marchés respectifs fonctionnent et évoluent au cours du temps. Le but de ce chapitre est d’examiner, du point de vue de ce que l’on échange, quelques grandes catégories de marchés, afin de repérer leurs caractéristiques propres, et de mieux les comprendre à la lumière des principes généraux qui ont précédé. Nous passons ainsi de l’analyse économique « pure » à l’analyse « appliquée ». • La section 12.1 distingue quatre types différents de marchés de produits, sur la base de caractéristiques qui entraînent des différences importantes dans leurs fonctionnements respectifs. • La section 12.2 considère divers aspects des nombreuses formes que prennent les marchés du travail, parmi lesquels le processus des négociations collectives, l’institution de la sécurité sociale, et surtout le phénomène du chômage, qui reçoit ici une définition microéconomique rigoureuse. • La section 12.3 est consacrée aux marchés du capital financier, appelés aussi marchés des capitaux. On y montre comment, à la bourse des valeurs, les instruments de financement des entreprises que sont les actions et les obligations sont émis (marché primaire) et échangés (marché secondaire), ainsi que ce qui en découle pour comprendre les déterminants fondamentaux des cours boursiers. • La section 12.4 traite des marchés des ressources naturelles et des « rentes » qui s’y forment en raison des particularités de l’offre de ces biens. • Enfin, la section 12.5 développe les thèmes plus généraux du niveau des profits et de leur « rabotage » par le processus compétitif. 234 PARTIE I ANALYSE MICROÉCONOMIQUE Section 12.1 Les marchés des produits §1 Biens stockables et biens non stockables a Les biens stockables et la distribution 12.1 Les biens stockables sont ceux pour lesquels l’activité de production et celle de consommation peuvent être séparées dans le temps. Ils font alors l’objet de stockage, qui peut être considéré lui-même comme une activité de production : en effet, il requiert des inputs (hangars, surveillance, énergie pour maintenir une température donnée, etc.) ; et ses outputs sont alors les biens stockés remis en bon état en fin de période. En fonction du caractère du bien, par exemple périssable, les coûts de stockage varient considérablement. Une caractéristique des biens stockables est que leurs marchés sont fractionnés en un nombre de lieux géographiques distincts. Une forme typique de ce fractionnement est donnée par la distinction bien connue entre marchés de gros et de détail. Sur la figure 12.1 le premier graphique représente le marché de gros, où l’offre Op est celle des producteurs et la demande Dd est celle des détaillants ; le second graphique est le marché de détail, où l’offre Od provient des mêmes détaillants et la demande Dc, des consommateurs. L’offre des détaillants se construit à partir de l’offre des producteurs, égale à la somme « horizontale » de leurs coûts marginaux (cf. chapitre 5), augmentée des coûts propres des détaillants (transport et stockage). De la même manière, la demande des détaillants sur les marchés de gros se construit à Figure 12.1 La distribution partir de celle des consommateurs sur les marchés de détail. MARCHÉ DE GROS M A R C H É D E D É TA I L Il résulte de cette distinction que pour un E E U U même produit, la formation de son prix sur R R O O S S les marchés de détail ne se fait pas nécessaireOd ment de la même manière que sur les marchés Op Op de gros : chaque stade intermédiaire (et il peut pd y en avoir plus de deux) est susceptible de présenter des structures propres (concurrenpg Dc Dc tielles, oligopolistiques ou monopolistiques), des rationnements propres, voire des barrières Dd à l’entrée différentes. q q qe qe 0 0 L’ensemble des marchés successifs d’un même bien constitue ce que l’on appelle CHAPITRE 12 CARACTÉRISTIQUES PROPRES À CERTAINS MARCHÉS 235 habituellement le secteur de la « distribution » de ce bien. Au sein de celle-ci, une partie importante des activités de stockage s’explique par la connaissance incertaine qu’ont les distributeurs du niveau de la demande finale. Selon que leurs prévisions se réalisent ou pas, il y aura stockage ou déstockage (avec à la limite la « rupture de stock », situation de rationnement des acheteurs clients de la firme). On voit ainsi que les stocks permettent d’atténuer ou réduire les rationnements ; en fait, ils contribuent à une meilleure adéquation de l’offre à la demande. Par ailleurs d’autres activités de stockage sont motivées par des objectifs de spéculation : celle-ci consiste à acheter ou vendre un bien dans l’intention exclusive de faire l’opération inverse après quelque temps, en vue de bénéficier de la variation du prix susceptible de survenir pendant cette période. Bien des économistes défendent la thèse que la spéculation atténue, quant à elle, les fluctuations de prix ; mais cette thèse est controversée : quoique fondée sur une application stricte de la loi de l’offre et de la demande, son degré de vérification varie très fort d’un marché à l’autre. b Les biens non stockables ou « services » Les biens non stockables, aussi appelés services, ont pour caractéristique que la capacité de production (c’est-à-dire le producteur lui-même, et ses inputs) doit être disponible au moment même où la demande se manifeste. Si cette condition n’est pas remplie, il y a automatiquement rationnement des demandeurs. Graphiquement, cela signifie que la demande des consommateurs rencontre directement la courbe d’offre des producteurs (elle-même égale à leur coût marginal) sans l’intermédiaire de distributeurs ou détaillants. Lorsqu’il y a rationnement des demandeurs par indisponibilité d’une capacité suffisante, le rationnement prend diverses formes, selon le type d’industrie en cause : le cas extrême est celui de la coupure du service (électricité), mais des cas intermédiaires sont par exemple l’encombrement (réseau téléphonique) et les files d’attente (service au guichet dans une banque). Le rationnement se traduit ici par une dégradation de la qualité du service. D’autre part, il y a rationnement des offreurs si, pour le niveau auquel la demande s’exprime, la capacité est excédentaire. Ainsi par exemple, dans le cas d’un salon de coiffure installé avec dix fauteuils et un personnel en nombre suffisant pour servir dix clients à la fois, s’il n’y a jamais que six clients en même temps dans le salon. « Surcapacité » et rationnement de l’offreur sont ici synonymes. En cas de rationnement d’un côté ou de l’autre du marché, les variations de prix (du type de celles étudiées plus haut) sont fréquemment employées comme moyens de le réduire : tarifs de jour plus élevés que ceux de nuit en électricité et au téléphone ; loyers plus élevés « en saison » que « hors saison » pour les locations de villas de vacances, pour les transports ou pour les spectacles, etc. Ces cas illustrent particulièrement bien en quoi les variations du prix d’un bien ou service (qui par ailleurs reste le même) peuvent avoir pour rôle de remédier aux rationnements. 12.2 236 PARTIE I ANALYSE MICROÉCONOMIQUE §2 Biens durables et non durables a Les biens non durables 12.3 Les biens non durables sont caractérisés par le fait que l’activité de leur consommation entraîne immédiatement leur disparition, ou leur transformation en biens distincts. Pour les biens de ce type qui sont nécessaires à l’existence, cette caractéristique implique que les achats se répètent dans le temps ; ils sont donc fréquents. De ce fait, l’information des consommateurs sur la nature et la qualité des produits est acquise par eux quasi automatiquement, grâce aux essais successifs (par exemple : biens alimentaires). La condition d’information parfaite de la concurrence tend donc à se réaliser, non pas dans l’instantané mais par un processus d’apprentissage au fil du temps. b Les biens durables 12.4 Les biens durables sont caractérisés par le fait que leur consommation, qui est surtout une « utilisation », n’entraîne pas immédiatement leur disparition. Le plus souvent, ils se détériorent néanmoins, soit sous l’effet de l’usure (perte de leurs propriétés physiques d’origine) ou de l’obsolescence (désuétude technique due au fait que le progrès amène sur le marché de nouveaux produits remplissant le même rôle — c’est-à-dire satisfaisant le même besoin — mais de manière plus efficace). Du fait de leur durabilité, ces biens font l’objet d’achats qui sont moins répétitifs et fréquents que les biens non durables ; de ce fait, les consommateurs sont moins bien informés — par leurs achats — sur les mérites et qualités des diverses marques concurrentes : ils ont donc besoin d’autres sources d’information que celle de leur propre utilisation, et cela explique en partie l’importance de la publicité pour certains biens de ce type (appareils électroménagers, voitures…), ainsi d’ailleurs que l’activité des associations de consommateurs. D’autre part, la durabilité de ces biens entraîne aussi le développement des marchés d’occasion. Les relations qui existent entre marché du neuf et marchés de l’occasion peuvent être analysées formellement en distinguant plusieurs graphiques d’offre et de demande, parmi lesquels le premier représente le marché du neuf, et les autres représentent les occasions en fonction de leur âge ; et en considérant que, du côté des demandes, le degré de vétusté joue un rôle semblable à celui de la différenciation des produits. Du côté des offres, si celle du marché du neuf est déterminée par les coûts de production, celles des marchés d’occasion sont déterminées par les quantités produites antérieurement, et le désir des propriétaires de se défaire de leur bien. CHAPITRE 12 CARACTÉRISTIQUES PROPRES À CERTAINS MARCHÉS 237 Section 12.2 Les marchés du travail §1 Formes et implications de l’hétérogénéité du travail a Autant de marchés que de professions Davantage que le capital physique ou financier, le travail est par nature un bien très hétérogène, dans la mesure où l’on doit tenir compte de la multitude des activités, et de la variété des aptitudes et des compétences individuelles. Pour chaque type de travail, il faut donc considérer un marché distinct : celui des maçons, celui des comptables, des informaticiens, des infirmières, des avocats, etc. b La mesure du travail À cette hétérogénéité entre les types de travail s’ajoute celle des méthodes par lesquelles on mesure les quantités de travail. Souvent on mesure celles-ci en nombre d’heures (ou de jours, ou de mois) prestées ; c’est ce que nous avons fait au chapitre 7. Mais souvent aussi on les mesure en unités d’output obtenus (nombre de pièces par unité de temps). Cette différence a une implication quant à la forme de la rémunération : salaire horaire (journalier, mensuel,…) dans le premier cas, salaire à la pièce, au pourcentage ou « forfaitaire » (devis) dans le deuxième cas. Notons que la forme de rémunération choisie implique le report de l’incertitude, quant à l’effort nécessaire et au résultat du travail, sur le travailleur lui-même dans le deuxième cas, et sur l’entreprise ou l’employeur dans le premier cas. c Travail indépendant et travail dépendant Enfin, on retrouve une considérable hétérogénéité au niveau du statut des travailleurs. On distingue généralement (1) le travailleur indépendant qui, travaillant pour lui-même, doit être vu comme étant simultanément offreur et demandeur de travail ; sa rémunération est en fait assurée par le prix auquel il vend son output ; et (2) le travailleur dépendant, ou salarié, qui, lié par un contrat à un demandeur de travail, voit sa rémunération fixée à l’avance, sur base de la valeur de son output (sa productivité marginale en valeur) telle qu’elle est présumée par l’employeur. §2 La formation des salaires du travailleur dépendant a Selon la loi de l’offre et de la demande, en concurrence Dans chaque profession, le salaire sur le marché résulte de la rencontre entre l’offre totale de travail, composée de la somme des offres individuelles des travailleurs (chapitre 7), et la demande totale de travail, semblablement composée des demandes individuelles provenant des employeurs (chapitre 5). 238 PARTIE I Si elle est « parfaite », la concurrence entre travailleurs d’une part et employeurs d’autre part tendra à déterminer un équilibre classique O tel que E sur la figure 12.2, auquel correspondent une quantité qe de travail employé et un salaire se , uniforme pour tous les travailleurs de cette profession. Un excédent de maind’œuvre demandée ferait hausser tout salaire inférieur à se et inversement, si le salaire était supérieur à se , un excédent de main-d’œuvre offerte le ferait baisser. D Il est essentiel de noter que l’équilibre de marché ainsi décrit est défini pour une q qe profession donnée. Le facteur travail n’étant pas homogène, il faut considérer que les divers types de travail sont offerts et demandés sur des marchés distincts, correspondant aux diverses professions. Il en résulte que les salaires d’équilibre sur ces divers marchés, donc dans les diverses professions, peuvent parfaitement être différents les uns des autres. C’est ainsi que l’on explique, dans le cadre concurrentiel, les différences de salaires interprofessionnelles. Dans les métiers ardus ou ennuyeux, la courbe d’offre collective est située plus à gauche, et est probablement plus inélastique au salaire, que dans les métiers agréables et sans risques. Les salaires d’équilibre qui en résultent dépendent cependant aussi de la position de la courbe de demande. S’ils sont distincts, les divers marchés du travail ne sont cependant pas sans relations entre eux, notamment du côté de l’offre. Un ouvrier manœuvre par exemple peut, moyennant un certain délai de formation professionnelle, devenir un maçon qualifié : il passe ainsi d’un marché à un autre. En fait, l’inégalité des salaires entre professions a pour effet d’amener les individus à chercher à travailler là où ils sont le plus recherchés. Dès lors, l’élasticité de l’offre de travail d’un type donné est influencée par la rapidité et la facilité de cette mobilité interprofessionnelle ; et cette élasticité — ou inélasticité — a des effets sur le niveau du salaire d’équilibre. Ainsi, par exemple, si la rareté actuelle des ingénieurs électroniciens fait qu’ils jouissent d’une rémunération supérieure aux abondants ingénieurs chimistes, c’est notamment parce qu’il faut un long délai avant que de nouveaux électroniciens soient formés — qu’il s’agisse d’étudiants ou d’ingénieurs ayant acquis une autre spécialité mais cherchant à se reconvertir. Durant la période intermédiaire, l’offre restera inélastique et ne pourra se déplacer ; dans la mesure où la demande, elle, s’accroît (i.e. se déplace vers la droite), ces heureux « facteurs rares » jouiront de gains particulièrement élevés, notamment supérieurs à ce qu’ils pourraient gagner dans n’importe quel emploi alternatif (cette dernière différence est de la nature d’une « rente économique », concept défini à la section suivante). Cette situation privilégiée peut durer aussi longtemps qu’il s’agit d’un travail supposant des qualités « qui ne sont pas données à tout le monde ». Il en va ainsi de Zidane ou de Julia Roberts ! Comme tous les marchés, les marchés du travail nécessitent une grande flexibilité de leurs différentes composantes pour permettre le fonctionnement du mécanisme de la concurrence. Sur les marchés de pointe (par exemple celui du personnel Figure 12.2 Équilibre dans une profession s se 0 ANALYSE MICROÉCONOMIQUE T CHAPITRE 12 CARACTÉRISTIQUES PROPRES À CERTAINS MARCHÉS 239 informatique), le déplacement rapide vers la droite de la demande de travail au cours des vingt dernières années, a suscité des rationnements des demandeurs de travail (c’est-à-dire des entreprises désirant embaucher), qui se sont le plus souvent résolus par des hausses de salaires. Cet exemple n’est cependant pas généralisable. En effet, les marchés du travail présentent la particularité notable d’une asymétrie dans la flexibilité du salaire : on a constaté depuis longtemps une rigidité des salaires à la baisse de sorte que, en cas de rationnement des offreurs de travail (c’est-à-dire des travailleurs), il est rare que les salaires baissent. Les raisons qui expliquent la non flexibilité à la baisse des salaires sont bien compréhensibles : les salaires constituant le plus souvent le seul élément de revenu des travailleurs, ceux-ci cherchent naturellement à empêcher que le fait de n’être pas employés, pour quelques-uns, n’entraîne une baisse de revenu pour tous. C’est pour obtenir cela, notamment, que les travailleurs cherchent à se regrouper en syndicats. On peut donc voir ceux-ci comme une cartellisation, ou monopolisation, de l’offre de travail. b Selon les négociations collectives, en monopole bilatéral Étant donné le fait syndical, des mécanismes particuliers de détermination des salaires se sont institués sur les marchés du travail, qui sont différents de celui de la concurrence parfaite. L’élément fondamental de cette organisation est constitué par le regroupement des offreurs de travail en syndicats ; à ces groupements ont répondu des regroupements des demandeurs de travail (les entreprises), sous des dénominations du type « fédérations », dans les divers secteurs de l’industrie. À la monopolisation de l’offre répond ainsi une « monopsonisation » de la demande, et, dans beaucoup de secteurs professionnels, on trouve donc que le marché du travail a la structure d’un « monopole » (voir supra, chapitre 9 : les structures de marché). Les délégués des syndicats et des fédérations patronales se rencontrent alors régulièrement, et officiellement, en « commissions paritaires » pour y négocier le niveau des salaires. Dans ces commissions, un fonctionnaire de l’État est présent, mais essentiellement à titre d’arbitre. Les accords réalisés sont appelés « conventions collectives ». Pour saisir le processus de formation des salaires dans ce contexte, envisageons le cas d’une industrie particulière, et demandons-nous comment le syndicat pourrait provoquer une hausse des salaires à partir d’une situation donnée d’équilibre. Soit le salaire d’équilibre se et un niveau d’emploi qe dans l’industrie (figure 12.3). (1) Le syndicat peut tout d’abord, au moyen de son « pouvoir de négociation », imposer aux employeurs un salaire s1 supérieur au niveau d’équilibre : il en résulte évidemment un sous-emploi de AB car, pour ce salaire, une quantité q1′ de travailleurs est offerte, alors que la quantité demandée n’est que q1. Pour que cette politique soit acceptée par les membres du syndicat, il faut cependant que celui-ci s’assure de ce que des allocations de chômage au moins égales à se soient payées par l’État : sans quoi les travailleurs préféreront déserter le syndicat et se faire employer au salaire d’équilibre. (2) Le syndicat peut s’efforcer ensuite d’obtenir une hausse du salaire d’équilibre sans provoquer le sous-emploi décrit ci-dessus : il suffit qu’il parvienne à provoquer un déplacement vers la gauche de l’offre globale de travail, c’est-à-dire une 240 PARTIE I ANALYSE MICROÉCONOMIQUE Figures 12.3, 12.4 et 12.5 Actions visant à la hausse des salaires s s1 OT A OT2 OT1 s OT B s’e E se s se E’ s’e E se E’ E DT2 DT 0 q1 qe q’1 qT DT 0 q’e qe qT DT1 0 qe q’e qT réduction de celle-ci (figure 12.4). Au nouvel équilibre E′, le salaire est plus élevé (se′), la quantité employée étant moindre (qe′). S’il n’y a plus sous-emploi au nouvel équilibre, c’est parce qu’un certain nombre de travailleurs potentiels ont retiré une partie ou la totalité de leur offre. Les syndicats obtiendront ce résultat en agissant pour modifier certains points de la législation sociale : réduction du nombre légal des heures ouvrées (la journée des huit heures jadis, demain peut-être la semaine de trente heures), abaissement de l’âge de la pension, allongement de la période de scolarité obligatoire ou d’apprentissage, imposition de conditions difficiles pour l’accès à la profession, encouragements à l’émigration et limitations à l’immigration, etc. (3) Enfin, l’action syndicale peut induire un accroissement de la demande de travail et donc déplacer la courbe vers la droite (figure 12.5). Cette demande est en effet fonction de la demande pour le produit : si, par des mesures protectionnistes ou de promotion, on accroît la demande pour le produit, la quantité de travailleurs employés croîtra également. En outre, la demande pour le facteur dépend aussi de sa productivité marginale physique. Une amélioration de cette productivité, par exemple grâce à des cours du soir ou encore favorisant l’adoption par les entreprises de nouvelles techniques de production, tendra à provoquer une augmentation de l’emploi et du salaire. Pour conclure, indiquons que les salaires peuvent aussi faire l’objet d’interventions des autorités publiques. Qu’il s’agisse d’une situation caractérisant l’après-guerre (cas de la France après 1945) ou de l’expression d’une politique des salaires en vue d’assurer le plein emploi, les gouvernements ont souvent limité les possibilités de négociation entre employeurs et travailleurs1. 1 En Belgique, les salaires sont fixés, on l’a dit, par des « conventions collectives » conclues entre représentants des employeurs et des travailleurs, dans le cadre de « commissions paritaires » instituées pour chaque branche de l’industrie. Les parties s’engagent à faire respecter les dispositions de ces conventions dans l’établissement des contrats de travail individuels. Une disposition fréquente est le rattachement des salaires aux fluctuations d’un indice des prix (pour une définition de cette expression, cf. chapitre 19, section 19.2, §5), ce qui assure une liaison du salaire à l’évolution du coût de la vie. Récemment, l’État est intervenu sur ce point, imposant par voie légale une suspension de l’application de cette disposition ; le gouvernement était en effet persuadé de ce que le niveau déjà élevé des salaires dans le pays pesait d’un poids tel dans les coûts des industries d’exportation qu’ils mettaient en danger la compétitivité de celles-ci sur les marchés internationaux. CHAPITRE 12 CARACTÉRISTIQUES PROPRES À CERTAINS MARCHÉS 241 §3 Fondements microéconomiques de la sécurité sociale obligatoire Non seulement le niveau du salaire, mais aussi sa forme se sont modifiées à la suite des interventions des groupements d’employeurs, de travailleurs, et des pouvoirs publics. Il faut en effet distinguer le salaire direct, qui est le revenu du travail directement versé au travailleur, et les divers types de salaire indirect (ou « différé ») formé des cotisations que les employeurs versent à des organismes de compensation : ceux-ci transfèrent à leur tour des indemnités aux salariés, lorsque surviennent les circonstances prévues pour leur versement. L’ensemble des cotisations versées par les employeurs est généralement centralisé auprès d’un organisme unique. S’y ajoutent les retenues sur les salaires qui viennent compléter la cotisation à l’organisme. Parmi les indemnités qui sont ensuite distribuées, on distingue, selon les pays, jusqu’à cinq catégories : (1) les allocations familiales, (2) les allocations de chômage, (3) les remboursements de frais médicaux et pharmaceutiques, (4) les pensions de vieillesse (retraites), et (5) les pécules de vacances. L’explication économique de l’existence de ce système nous paraît devoir comporter au moins les deux arguments suivants. D’une part, le système de sécurité sociale, source des salaires indirects, a dû être le plus souvent imposé légalement afin d’éviter que les employeurs qui n’y participaient pas jouissent d’avantages sur le plan de leurs coûts et donc sur le plan de la concurrence. Cela signifie que le législateur, sous la pression syndicale, a pris conscience de ce que le « libre jeu de la concurrence » entre producteurs était incapable de garantir une protection sociale satisfaisante. D’autre part, dans un système de sécurité sociale obligatoire, une partie importante du revenu salarial est soustraite aux libres décisions d’allocation de celui-ci par le consommateur aux usages qu’il pourrait souhaiter, et est autoritairement affectée. Ceci peut être interprété comme une croyance du législateur dans l’incapacité des individus à prélever eux-mêmes sur leurs revenus, les provisions nécessaires pour faire face aux aléas de l’existence. §4 La notion de plein emploi (aspect microéconomique) C’est sans doute dans le cas des marchés du travail que le concept d’équilibre avec rationnement trouve toute son importance. D’ailleurs, lorsque le rationnement affecte les offreurs de travail, c’est-à-dire les travailleurs, il porte même un nom particulier, à savoir le chômage. Le chômage est un des « maux » économiques les plus graves des économies de marché. Phénomène récurrent depuis la révolution industrielle, il semblait avoir été maîtrisé durant la longue période de croissance économique qui a suivi la deuxième guerre mondiale, et surtout depuis 1960. Mais la grande crise de l’emploi qui affecte depuis 1975 beaucoup de pays occidentaux — mais plus spécialement l’Europe occidentale — a fait ressurgir le problème, avec une ampleur totalement 242 PARTIE I ANALYSE MICROÉCONOMIQUE imprévue. La durée de cette crise de l’emploi prouve combien ce phénomène peut constituer une composante « structurelle » des économies de marché, c’est-à-dire être une situation que les forces du marché ne résorbent pas spontanément. Les piètres résultats des politiques publiques en la matière prouvent, quant à eux, que le phénomène est peu ou mal maîtrisé. Dans ce paragraphe, nous essaierons de le cerner, en nous servant des instruments d’analyse microéconomique dont nous disposons à ce stade. Au chapitre 22, cette question importante sera reprise au plan macroéconomique. Si le chômage peut se définir comme une situation des marchés du travail dans laquelle il y a équilibre avec rationnement des offreurs, il faut aussi mettre cette définition en rapport avec la notion de « plein emploi », qui, dans le langage courant, est censée décrire les situations d’absence de chômage. Le « plein emploi » n’est cependant pas une notion facile à définir, et elle est souvent mal comprise. La difficulté provient du fait que pour un travailleur, être employé comporte à la fois un aspect subjectif : le désir de travailler (ou, dans les termes de la section 7.1, celui d’obtenir un revenu en consacrant son temps à une activité qui en procure, plutôt qu’à une activité qui n’en procure pas, c’est-à-dire le « loisir »), et un aspect objectif : la possibilité de trouver du travail, c’est-à-dire un employeur (ou demandeur de travail, prêt à payer un salaire pour le temps de travail presté). Si l’on a compris ces deux aspects, le « plein » emploi dans une profession se définit comme : 12.5 la situation du marché du travail de cette profession dans laquelle tous ceux qui désirent, au salaire en vigueur, travailler un certain nombre d’heures, trouvent effectivement un demandeur pour les heures qu’ils veulent prester. L’élément le plus important dans cette définition est constitué par les mots « au salaire en vigueur » : en effet, cette précision permet de tenir compte (via les équilibres individuels des travailleurs étudiés au chapitre 7) de l’élément subjectif dont question ci-dessus, à savoir : combien d’heures par jour2 les travailleurs choisissent-ils (subjectivement) de travailler, vu le salaire qu’on leur offre ? Il ne faut surtout pas confondre le concept de plein emploi, ainsi défini rigoureusement, avec une vague idée qui suggérerait que « tout le monde est au travail » (sous entendu, à n’importe quelles conditions) : car cela reviendrait à supprimer l’élément subjectif dont nous voulons explicitement tenir compte dans les décisions du travailleur. De la définition ci-dessus découle la proposition suivante : 12.1 (a) si le marché du travail, dans une certaine profession, est en équilibre classique, il y a plein emploi dans cette profession (figure 12.6A) ; (b) s’il y a équilibre avec rationnement des demandeurs de travail, il y a aussi plein emploi dans cette profession (figure 12.6B) ; (c) si l’équilibre qui prévaut sur le marché du travail, dans une profession, est un équilibre avec rationnement des offreurs de travail, alors il y a sous-emploi (ou chômage) dans cette profession (figure 12.6C). 2 Ou de jours par mois, ou par an, selon les périodes sur lesquelles on raisonne. CHAPITRE 12 CARACTÉRISTIQUES PROPRES À CERTAINS MARCHÉS 243 Figures 12.6 Plein emploi versus chômage dans une profession s s OT s OT OT se se DT 0 qT (se ) qT se 0 DT qT (se ) qT chômage 0 qT (se ) Le chômage est ainsi mis explicitement en rapport avec une conception du plein emploi qui repose sur l’application au marché du travail des types d’équilibre d’un marché identifiés au chapitre 9. Il faut insister sur le fait que l’élément subjectif du désir de travailler étant pris en compte dans la position et la forme de la courbe d’offre du travail, le chômage qui prévaut dans le cas (c) doit être considéré comme involontaire : au salaire se, une quantité totale OA de travail est offerte volontairement sur la base des équilibres individuels que ce salaire induit ; mais c’est la position (trop à gauche) de la courbe de demande des employeurs qui empêche que la réponse à cette offre soit complète. Notons encore la distinction utile entre chômage « frictionnel » et « structurel » ; le premier type de chômage est celui que l’on observe lorsque se réalisent des phénomènes de reconversion professionnelle d’un métier à l’autre, comme on en a évoqué plus haut. Mais des reconversions se produisent pratiquement en permanence dans l’économie ; ce type de chômage peut donc exister même lorsque tous les marchés du travail sont en « plein emploi » au sens de notre définition ci-dessus. Le chômage structurel est, en revanche, celui qui est dû au fonctionnement même des marchés du travail, c’est-à-dire donc à la présence sur ceux-ci d’équilibres avec rationnement des offreurs (figure 12.6C). Section 12.3 Les marchés des capitaux §1 Marché des capitaux et marché des titres L’argumentation du chapitre 8 a permis de construire la courbe d’offre d’épargne individuelle d’un ménage, d’une part, et la courbe de demande de capital financier d’une entreprise, d’autre part. Sur le marché des capitaux, la somme « horizontale » des unes et des autres donne les courbes respectives d’offre et de demande collectives DT qT 244 PARTIE I Figures 12.7 et 12.8 Marchés financiers MARCHÉ DES CAPITAUX % Offre d’épargne MARCHÉ DES TITRES COURS cours d’équilibre ie Offre de titres E Demande de titres Demande de capitaux 0 Kfe Kf 0 titres échangés NOMBRE DE TITRES ANALYSE MICROÉCONOMIQUE de capitaux, épargnés par les uns, et demandés par les autres pour être investis. Le taux d’intérêt joue sur ce marché le rôle d’un prix (figure 12.7). Cette image représente bien les mouvements financiers par lesquels se rencontrent l’épargne et l’investissement ; mais elle ne donne qu’une vue partielle des transactions qui ont lieu sur les marchés des capitaux. On se rappelle en effet que ces derniers sont représentés par des titres (obligations, actions). Or ces derniers se vendent et s’achètent sur un marché appelé la bourse des valeurs, et à un prix qu’on nomme le cours de l’obligation ou de l’action. Celui-ci résulte de la rencontre entre l’offre et la demande de titres (figure 12.8). §2 La bourse des valeurs et sa signification économique Il n’y a pas qu’un seul marché des titres : comme plusieurs sortes de titres sont en circulation, possédant chacune des caractéristiques propres, des transactions distinctes s’opèrent pour chacune d’elles, tout comme sur le marché des fruits il y a des transactions distinctes pour les poires et les pommes. Il y a ainsi à la bourse, non seulement des marchés distincts pour les obligations et les actions, mais en fait autant de marchés distincts qu’il y a de firmes représentées par des titres boursiers : chaque industrie a en effet des caractéristiques propres quant à ses perspectives d’avenir et ses chances de développement, et chaque firme est différente quant aux caractéristiques de sa gestion et de ses chances de profit. Les cotations boursières quotidiennes de chaque titre en circulation reflètent dès lors les conditions d’offre et de demande de celui-ci, conditions qui sont susceptibles de varier d’un jour à l’autre. Quelle relation y a-t-il entre les deux aspects qu’on vient de décrire du marché des capitaux ? Notons tout d’abord que toutes les transactions boursières sur les titres ne constituent pas des apports nouveaux de capital aux entreprises. Il y a lieu en effet de distinguer très nettement les transactions portant sur des titres nouvellement émis par les demandeurs de capitaux — transactions appelées souscriptions —, de celles qui portent sur des titres déjà en circulation. Les premières constituent le « marché primaire », tandis que pour les secondes, on parle de « marché secondaire ». Seules les transactions du marché primaire apportent du capital nouveau aux entreprises, car les demandeurs de fonds sont ici les entreprises émettrices de titres, et les sommes récoltées leur parviennent directement. Dans le cas du marché secondaire au contraire, les fonds apportés par les acheteurs de titres passent simplement aux mains des vendeurs de ces mêmes titres, l’entreprise dont les titres changent ainsi de mains n’en étant pas directement affectée (et le plus souvent pas même informée). Au moment où ils ont été émis, l’entreprise a reçu les sommes CHAPITRE 12 CARACTÉRISTIQUES PROPRES À CERTAINS MARCHÉS 245 que ces titres représentent, et les transactions subséquentes sur ces titres ne sont que de simples transferts, entre détenteurs de fonds d’une part qui cherchent à les placer, et détenteurs de titres d’autre part qui cherchent à les transformer en liquidités monétaires. Si elle se limitait à ce type d’opérations, la bourse ne serait qu’un marché de titres, et non un marché du capital. En revanche, les souscriptions nouvelles qui s’y traitent au marché primaire constituent à proprement parler le volet financier de la formation de capital dans l’économie — avec, bien sûr, l’autofinancement 3. Les niveaux successifs des cours des titres, résultant du jeu quotidien de la loi de l’offre et de la demande (les marchés boursiers sont l’exemple-type des marchés « organisés », au sens de notre distinction du chapitre 10) reflètent à la fois les dispositions des agents économiques à placer leur épargne sous forme financière (plutôt qu’immobilière ou autre) — et ceci détermine l’ampleur globale de leur offre (c’est-à-dire de leur demande de titres) —, mais aussi leurs anticipations quant au comportement et aux succès futurs des firmes émettrices — et ceci détermine le fait que la demande de titres s’oriente vers ceux de telle ou telle entreprise. Ainsi, le cours d’une obligation est influencé par les opinions qui circulent sur la capacité de l’entreprise de rembourser à l’échéance le capital emprunté (le cours s’effondre en cas de crainte à cet égard, car tous les détenteurs offrent le titre, et bien peu d’acheteurs se présentent pour les reprendre). Dans le cas d’une action, son cours est déterminé par les opinions quant aux dividendes qu’elles permettront d’obtenir dans l’avenir, c’est-à-dire quant aux profits comptables futurs de l’entreprise qui l’a émise. Comme on le sait, ces opinions sont souvent fluctuantes. Il en résulte une grande volatilité du cours dans le temps, et une quasi impossibilité de prévoir le cours boursier des actions d’une firme individuelle, certains auteurs allant même jusqu’à l’assimiler à un phénomène aléatoire. La prévision n’est toutefois pas toujours impossible, notamment à court terme, et en particulier lorsqu’on dispose d’informations privilégiées sur des initiatives ou résultats importants de l’entreprise. Section 12.4 Les marchés des ressources naturelles et la notion de rente §1 Prix d’équilibre et rente économique En confrontant dans un même graphique l’offre d’une ressource naturelle, telle que nous l’avons construite à la section 6.2, avec la demande collective pour 3 Les souscriptions qui s’effectuent en bourse ne sont pas le seul moyen pour l’entreprise de faire appel au marché des capitaux. Rappelons-nous le rôle des entreprises financières (appelées parfois aussi prêteurs institutionnels) évoquées au § 5 de la section 8.2 : l’entreprise peut parfaitement préférer s’adresser directement à l’une de celles-ci et négocier un emprunt obligataire ou une prise de participation sous forme de remise d’un paquet d’actions. Les transactions de ce type ne sont pas « publiques », au contraire des souscriptions en bourse, mais font néanmoins partie du marché des capitaux. 246 PARTIE I ANALYSE MICROÉCONOMIQUE celle-ci, l’intersection des deux « courbes » détermine le prix d’équilibre classique de cette ressource (figure 12.9). Ce prix porte le nom de « rente » (on dit O parfois « rente économique », pour éviter la confusion avec d’autres sens donnés à ce terme dans le langage courant). Nous expliquerons plus bas cette dénomination, après avoir examiné deux aspects des déplacements de cet équilibre. Les déplacements de l’équilibre peuvent être dus à deux types de forces : soit des modifiD cations de la demande, soit des modifications de l’offre. Considérons d’abord le point de vue q qo de la demande. Dans la mesure où la ressource naturelle constitue un facteur de production, sa demande est déterminée par la productivité marginale en valeur de ce dernier. S’il y a modification de cette productivité marginale, la courbe de demande se déplace. Il en est de même dans l’hypothèse d’un changement de prix du produit que la ressource naturelle permet de réaliser : une hausse du prix du pain induit une hausse du prix des terres à blé. Ce caractère « dérivé » de la demande du facteur est particulièrement important dans le cas des ressources naturelles. Si l’offre de la ressource naturelle est complètement inélastique et si son usage est unique (totalement spécialisé), le prix de cette ressource naturelle variera avec le prix du bien qu’elle permet de réaliser. Si le prix de la terre à blé est élevé, c’est parce que le prix du blé est lui-même élevé ; mais il n’est pas vrai de dire que le prix du blé est élevé parce que celui des terres à blé est élevé4. Venons-en au point de vue de l’offre. Dans l’optique du pur « don de la nature », l’offre totale de la ressource naturelle est d’un montant donné et inaltérable. Un déplacement de l’équilibre ne peut donc être dû à des changements de l’offre que dans les cas d’une modification des conditions naturelles (éruption volcanique, engloutissement de l’Atlantide, disparition des plages du Zoute,…). Au contraire du cas des biens « produits » étudié au chapitre 5, les déplacements de l’offre dont nous traitons ici ne sont donc nullement déterminés par des coûts de production et, en conséquence, le prix de la ressource ne dépend pas non plus de tels coûts. Ce sont ces deux particularités de la demande et de l’offre qui expliquent la dénomination de rente appliquée au prix des ressources naturelles : Figure 12.9 La rente économique p pe 0 • d’une part, c’est la valeur des produits qu’elles permettent de réaliser (et donc l’intensité de la demande pour ces produits) qui détermine le niveau de la rente ; • d’autre part, ces prix ne reflètent pas de coûts de production (du moins s’il s’agit de rentes « pures »). 4 Il reste néanmoins que dans l’optique individuelle du marchand de blé, le prix de son blé dépendra du prix des terres à blé ! CHAPITRE 12 CARACTÉRISTIQUES PROPRES À CERTAINS MARCHÉS Ce concept s’applique parfaitement à la terre ; alors que les coûts de production d’un terrain en bord de mer et ceux d’une rocaille désertique dans la montagne sont identiquement nuls, leur valeur est différente ; la raison en est que celle-ci est entièrement déterminée par l’intensité de la demande pour chacun de ces biens. Dans l’exemple des figures 12.10A et B, la demande de rocailles est si faible par rapport aux quantités disponibles que le prix (et donc la valeur de ce type de terre) est zéro ; pour les terrains du littoral, au contraire, l’intensité de la demande par rapport aux disponibilités est telle qu’elle donne naissance à un prix d’équilibre positif, c’est-à-dire à une rente5. 247 Figures 12.10 Demande et niveau de la rente ROCAILLES TERRAINS AU LITTORAL p p D D O O E pe E 0 qa qo q qo 0 (a) §2 Généralisation de la notion de rente Le fait de la rente n’est pas essentiellement lié au caractère « naturel » du facteur en cause ; il tient plutôt au caractère non reproductible de celui-ci, et à la manière dont la demande détermine exclusivement son niveau. Aussi, la notion peut-elle s’appliquer à d’autres facteurs de production, comme par exemple au facteur travail. On a évoqué déjà précédemment cette extension : la rémunération des « Rolling Stones », par exemple, est en bonne partie l’expression d’une rente. En effet, l’offre de leur talent inimitable (du moins aux yeux de leurs fans) est parfaitement inélastique. Le « prix » de leurs services dépendra donc essentiellement de la demande pour ceux-ci. Et lorsque leur mode sera passée, leurs cachets diminueront inexorablement… La limite de cette baisse possible de leurs émoluments est cependant donnée par le salaire qu’ils pourraient gagner dans un emploi alternatif, c’est-à-dire par le coût d’opportunité de leur temps. Tout ce qu’ils gagnent en surplus pour l’instant est une pure rente économique. D’une façon générale, les différences d’éducation ou d’aptitudes accentuent l’inélasticité de l’offre de certains types de travail ; elles expliquent dès lors en terme de rente pourquoi les différences de rémunération peuvent parfois dépasser le seul coût de cette éducation. Un autre cas d’application est celui du prix d’un kilo de lune. Du point de vue des coûts de « production », il a fallu engloutir 24 milliards de dollars dans le programme Apollo, entre 1960 et 1969, jusqu’à l’expérience Apollo 11 pour ramener 5 La perspective change partiellement si nous considérons que les terrains du littoral ont été « aménagés », cas d’intervention humaine sur l’offre de la ressource dont nous avons évoqué d’autres exemples au chapitre 6. Le prix du terrain n’est alors plus une pure rente : il incorpore le coût de l’aménagement, la rente pure venant s’ajouter à celui-ci. (b) q 248 PARTIE I ANALYSE MICROÉCONOMIQUE environ 24 kg de lune (et des poussières), soit donc un milliard par kilo6. Mais un kilo de lune vaut-il un milliard de dollars (environ un million d’euros le gramme) ? Supposons que le gouvernement américain les mette sur le marché : si la demande est très forte pour ces pierres extraordinaires, il se peut qu’elles se vendent à un prix plus élevé que ce coût ; l’excédent payé sur le milliard de dollars (par kilo) aurait la nature d’une rente pour le gouvernement. Au cas où celui-ci ne pourrait les liquider qu’en dessous du coût, la rente serait toujours présente, mais en valeur négative ; car ce serait encore la demande qui aurait déterminé le prix, indépendamment du coût. La notion de rente est donc extrêmement générale, et s’applique à de multiples situations. Section 12.5 Le processus concurrentiel et le niveau des profits §1 L’origine des profits et leur « rabotage » par la concurrence L’hypothèse de la maximisation des profits a dominé toutes nos analyses des comportements productifs. La raison n’en est pas idéologique mais bien méthodologique, et ce à un double titre. D’une part en effet, cette hypothèse permet d’identifier le comportement des producteurs quelle que soit la structure des marchés, ce qui permet ensuite d’expliquer les prix et les quantités pratiqués sur ces derniers. D’autre part, après avoir observé à la fin du chapitre 5 que les profits constituent un revenu pour les propriétaires des entreprises, cette hypothèse assure une cohérence évidente entre les décisions de ces derniers comme producteurs et comme consommateurs : comme la maximisation de leur satisfaction passe nécessairement par la maximisation de leur revenu, cette dernière implique pour eux la maximisation des profits auxquels leur donnent droit leurs titres de propriété. Postuler la maximisation du profit n’implique cependant rien, en soi, quant au niveau de celui-ci. À l’exception des développements du chapitre 5 sur la nécessaire rentabilité des entreprises à l’équilibre, nous n’avons rien pu dire jusqu’ici sur la question de savoir si, sur un marché quelconque, les profits maxima sont élevés ou faibles. C’est sur ce point que nous clôturerons ce chapitre. Une composante essentielle de toute réponse à la question posée est le degré de concurrence sur les marchés où opèrent les entreprises — marchés des facteurs tout 6 Si nous supposons, bien entendu, que le seul objet de l’opération était de ramener ces pierres… CHAPITRE 12 CARACTÉRISTIQUES PROPRES À CERTAINS MARCHÉS 249 autant que marchés des produits. Dans cette perspective, une thèse importante, et à certains égards paradoxale, est défendue par certains auteurs : le mécanisme de la concurrence a pour effet de réduire systématiquement, en longue période, les profits que les entreprises cherchent à maximiser ; et dans le cas limite de la concurrence parfaite, ces profits tendent vers zéro. Que la maximisation des profits conduise finalement ceux-ci à se réduire est pour le moins déconcertant. Le développement qui va suivre fera voir, nous l’espérons, que le paradoxe n’est qu’apparent, et qu’il résulte en fait d’une propriété intrinsèque du processus compétitif. Reportons-nous d’abord à la proposition du chapitre 10 selon laquelle « l’équilibre du marché détermine le nombre de firmes dans une industrie », et aux figures 10.12 à 10.16 qui l’accompagnent. L’analyse du mécanisme de la libre entrée nous a conduits alors à démontrer que l’équilibre de l’industrie est atteint lorsque la firme marginale est en situation de profit nul. Notre nouvelle proposition concerne dès lors les firmes intra-marginales, dont le profit est positif. Dans la mesure où l’industrie produit un bien homogène, les différences de coûts sont dues essentiellement à des différences entre facteurs de production d’une firme à l’autre ; et plus précisément à des différences de productivité marginale parce que certains facteurs se trouvent être plus efficaces dans certaines firmes que dans d’autres. Par exemple, telle firme se trouve située sur un terrain particulièrement favorable, alors que telle autre, utilisant une même surface mais moins bien située, doit compenser ce désavantage relatif par des dépenses de publicité et d’aménagement de ses voies d’accès ; ou encore, les deux firmes emploient une équipe de contremaîtres, mais dans l’une les décisions sont meilleures, plus habiles, et plus efficaces que celles prises par les responsables correspondants dans l’autre : d’où certaines pertes et certains gaspillages évités ici et non là-bas. Or, si le travail des contremaîtres dans ce type d’industrie est considéré comme un bien homogène, et fait donc l’objet d’un seul marché, le salaire des contremaîtres est identique pour tous, alors qu’en fait la productivité des uns est plus élevée que celle des autres. Ce sont de telles différences qui expliquent que les courbes de coût moyen et total soient plus basses dans certaines firmes que dans d’autres. Cependant, si la concurrence règne dans l’industrie considérée, la situation ainsi créée ne saurait durer indéfiniment. En effet, les détenteurs des facteurs privilégiés finiront bien par se rendre compte de l’efficacité plus grande par laquelle ils se différencient des autres. Dès ce moment, il leur sera possible d’exiger une rémunération plus grande que celle qui leur est allouée sur la base de leur assimilation avec ceux qui sont moins efficaces. Leur spécificité les rend irremplaçables et, dès lors, leur offre peut être considérée comme inélastique au prix : ils peuvent prétendre à une rente, due à leur rareté spécifique, et faire relever ainsi la base de leur rémunération. Les entreprises qui les emploient se voient dans l’impossibilité de refuser cette hausse, car elles risqueraient, ce faisant, de perdre les facteurs en question, qui iraient s’offrir ailleurs — en l’occurrence chez des concurrents. Dès lors, une fois la hausse accordée, le coût moyen de l’entreprise s’élève. L’effet d’une telle hausse apparaît dans les courbes en grisé de la figure 12.11 : il se traduit par une diminution du profit, à l’avantage des facteurs dont on vient de 12.2 250 PARTIE I ANALYSE MICROÉCONOMIQUE Figure 12.11 E U R O S E U R O S Cm CM p E U R O S Cm CM p qe 0 q Cm CM p qe 0 q E U R O S Cm CM p qe 0 q qe 0 q parler. En d’autres termes, le profit positif des firmes intra-marginales est transféré aux facteurs spécifiques sous forme de rentes. Plus la concurrence est vive dans le secteur, moins il y a de raison pour que ce phénomène s’arrête, aussi longtemps qu’un profit est perçu par les firmes intra-marginales. À la limite — en cas de concurrence parfaite — le résultat est celui de la figure 12.12 : toutes les firmes voient leurs coûts relevés jusqu’au point où tout leur profit est passé en rentes spécifiques. Complétant les deux propositions qui terminaient le chapitre 10, nous sommes amenés à conclure ici que : l’équilibre final de l’industrie est celui pour lequel toutes les firmes voient leur coût moyen et leur coût marginal s’égaliser au prix de vente du produit sur le marché, leur production étant celle qui correspond au point minimum de leur courbe de coût moyen. 12.3 Il est important de rappeler la réserve mentionnée au départ : le processus de transfert des profits en rentes est un processus de longue période, qui ne se réalise que graduellement et de manières très diverses selon les secteurs, les circonstances, Figure 12.12 E U R O S E U R O S Cm CM p 0 E U R O S Cm CM p qe q 0 Cm CM p qe q 0 E U R O S Cm CM p qe q 0 qe q CHAPITRE 12 CARACTÉRISTIQUES PROPRES À CERTAINS MARCHÉS 251 et les possibilités de négociation dans chaque firme. Il serait même illusoire de croire que l’annulation des profits se réalise effectivement car entretemps l’environnement lui-même a toutes chances d’être modifié : par exemple le prix de vente du produit peut changer, les relations techniques sur lesquelles sont fondées les courbes de coût peuvent se modifier à la suite de découvertes ou d’inventions, etc. Il faut plutôt considérer l’équilibre final ici décrit comme un « terminus ad quem » vers lequel le processus concurrentiel entre facteurs fait tendre l’ensemble du système, sans que celui-ci ait jamais le temps d’y parvenir en raison des modifications de l’environnement. §2 Les autres sources du profit Outre l’existence de facteurs dont la détention confère une rente, d’autres phénomènes peuvent à leur tour être la source de profits au sens strict. Mais ici aussi nous allons voir que le jeu de la concurrence tendra à les réduire en longue période. Un premier élément est constitué par les décalages dans le temps qui provoquent des déséquilibres temporaires entre offres et demandes. Lorsque l’entreprise est confrontée à un accroissement de la demande ou bénéficie d’une réduction de ses coûts, un profit supplémentaire apparaît durant la période d’adaptation. Dans la mesure où semblables adaptations relèvent bien de la courte période, ils disparaissent cependant une fois les ajustements réalisés. Un second élément est la présence du risque et de l’incertitude. Ceux-ci mettent évidemment en cause l’hypothèse d’information parfaite, qui équivaut à la certitude. Pour prendre en compte cette réalité, la théorie considère que pour encourager les entrepreneurs à s’exposer à une perte éventuelle, un gain supplémentaire suffisant pour contrebalancer la perte doit être également possible en cas de réussite. Le profit s’interprète ici comme une rémunération de la prise de risque. Une troisième source possible de profit est l’innovation, qui provoque un changement soit dans la fonction de production, soit dans le type de produit. Durant un certain temps l’entreprise innovatrice peut exploiter sa position et jouir de profits plus élevés que ses concurrents. Mais lorsque ceux-ci auront imité l’innovation, un état d’équilibre sans profits tendra à nouveau à être atteint. En conclusion, les fluctuations de l’activité économique, la présence du risque, et l’irruption sporadique d’innovations expliquent la présence persistante de profits dans le système ; mais cette explication reconnaît explicitement que ceux-ci sont aléatoires et temporaires, et destinés à être éliminés eux aussi en longue période par le processus compétitif. Dans ce contexte, on comprend mieux que les entreprises exposées à la concurrence s’efforcent par leurs stratégies de s’assurer une position dominante sur les marchés, qui leur permette de maintenir des taux élevés de profit même en longue période. Pour elles, le profit n’est évidemment pas l’effet d’un hasard ou d’un déséquilibre passager ; il résulte d’actions délibérées. Cellesci sont par exemple les dépenses de recherche et de développement, l’accroissement de la productivité par une meilleure organisation, ou encore les opérations de prospection et d’analyses des marchés. 252 PARTIE I ANALYSE MICROÉCONOMIQUE