Troubles des conduites alimentaires - Éki-Lib Santé Côte-Nord

Troubles des conduites alimentaires -- AVRIL 2000 -- N° 122
La boulimie
Karine, 25 ans, connaît, depuis l'âge de 16 ans, des accès boulimiques qui
durent jusqu'à ce que la douleur survienne. Ce trouble des conduites
alimentaires touche 1 à 2 % des jeunes femmes. Dans sa forme la plus grave,
il constitue une « toxicomanie sans drogue »
Karine supporte mal les transformations de son corps survenues au moment
de l'adolescence. Elle a honte de son corps, dont le poids se situe pourtant
dans la norme (50 kilos pour 1 mètre 63). Karine a eu ses premières crises de
boulimie à l'âge de 16 ans, en colonie de vacances. De retour chez elle,
manger devient un rituel. Les accès boulimiques peuvent durer une heure,
jusqu'à ce que la douleur survienne. Les vomissements lui permettent de
contrôler sa prise de poids.
Ses parents sont séparés et Karine vit chez sa mère, souvent absente du
domicile pour des raisons professionnelles. Devant le constat des placards
systématiquement vidés, celle-ci ne tarde pas à emmener sa fille chez un
médecin. Mais Karine n'adhère pas au suivi psychiatrique proposé. Elle
s'accroche à son symptôme bou- limique comme à une bouée, luttant contre
des affects dépressifs et une violence interne qu'elle se refuse à
extérioriser. Après une tentative de suicide, elle décide d'aller habiter chez
une religieuse qui vit à 100 mètres du domicile maternel : elle entretient
manifestement une relation ambivalente avec sa mère. Karine décrit sa
boulimie comme une toxicomanie : « C'est plus fort que moi. »
Mais peut-on pour autant parler d'une toxicomanie sans drogue ? C'est ainsi
que Fenichel a décrit cette pathologie en 1945. Et de nombreux auteurs,
s'appuyant sur une comparaison phénoménologique, la considèrent aujourd'hui
comme une conduite addictive. Une des premières descriptions de ce trouble,
en tant qu'entité nosologique, a été proposée par le Britannique G.F. Russell
en 1979, qui en fait une variante de l'anorexie mentale, caractérisée par un
symptôme clef : le « binge eating », ou crise boulimique. En 1980, le DSM III
officialisait cette entité : le vomissement n'y est plus un critère
diagnostique nécessaire mais un moyen de contrôler son poids.
En revanche, la tristesse de l'humeur après les accès boulimiques devient un
critère diagnostique et l'anorexie mentale un diagnostic d'exclusion. Après
une explosion de travaux et de descriptions cliniques, le lien avec l'anorexie
sera rétabli avec le DSM IV, en 1995, qui élargit les critères diagnostiques
de la boulimie en distinguant l'anorexie mentale de type boulimique, la
boulimie nerveuse avec ou sans vomissements et/ou utilisation de laxatifs et
le binge eating disorder, ou boulimie sans techniques de contrôle de poids.
Parmi les boulimiques qui appellent à l'aide, les femmes sont vingt fois plus
nombreuses que les hommes. Ces patientes forment une population
hétérogène, partagée d'abord en fonction de la vérité du trouble. Il
existe en effet un continuum entre un comportement alimentaire normal et
des désordres alimentaires complexes. Dans leur forme grave, ceux-ci
envahissent toute la vie psychique du sujet et cette « toxicomanie »
particulière a un retentissement négatif sur la vie relationnelle et
l'adaptation sociale. Des comportements pathologiques associés viennent à
différents degrés aggraver le pronostic : le comportement boulimique
s'observe dans d'autres domaines que celui de l'alimentation (boulimie
d'achats, parfois boulimie sexuelle). Selon une enquête cente de l'Inserm
(1999) auprès de 313 patientes, 37 % des boulimiques consomment
régulièrement une ou plusieurs substances psychoactives ; la consommation
associée la plus fréquente n'est pas celle de l'alcool (14 %) mais des
tranquillisants (23 %), suivis des drogues illicites. Cette me étude vèle
aussi que la boulimie est associée à des comportements antisociaux dans 48
% des cas, (kleptomanie 30 %, autoagressions 19 %, conduites à risque 15 %,
fugues 15 %, violences à l'égard d'autrui 8 %). Des tentatives de suicide ont
lieu dans 26 % des cas. Suite aux recherches épidémiologiques, on peut donc
émettre l'hypothèse que le syndrome boulimique constitue un élément parmi
plusieurs types de conduites addictives, simultanées ou successives dans le
temps. L'expérience clinique montre que la personnalité se modifie très
souvent pour laisser place à un tableau assez stéréotypé prédominent les
traits obsessionnels, la composante anxio-dépressive et la pauvreté de la vie
fantasmatique.
C'est ce que confirme l'analyse affinée des résultats de cette enquête de
l'Inserm : les 115 boulimiques abusant d'autres substances psychoactives (y
compris des tranquillisants) ont une pathologie plus sévère que les 198
boulimiques « pures », selon la terminologie du DSM IV.
La sévérité ne concerne pas le symptôme boulimique mais la gravité de la
psychopathologie associée et le retentissement global sur la vie quotidienne
et l'adaption sociale. Ainsi, si cette étude souligne que l'association
boulimie-consommation d'autres substances psychoactives n'est pas très
fréquente, elle confirme que la polyaddiction est un facteur d'aggravation.
Les liens entre boulimie et addiction ont donné lieu à des analyses
psychanalytiques. Dans les années 30, la psychanalyse invente l'expression
« orgasme alimentaire » : l'accent est désormais mis sur l'unicité de
l'impulsion qui libère le besoin et non plus sur la multiplicité des drogues
utilisées. En 1945, Fénichel écrivait dans sa Théorie psychanalytique des
névroses que « les mécanismes et les symptômes des toxicomanies peuvent
se présenter également en dehors de l'emploi de toutes drogues [...]. Une
forme particulière de ces toxicomanies sans drogue est la boulimie ». Les
études récentes mettent souvent en rapport la psychopathologie de la
boulimie avec une problématique de la dépendance. Il a ainsi été remarqué
que l'addiction boulimique produit des effets comparables à la prise de
toxiques : le sentiment de libération éprouvé se transforme plus ou moins
vite en une impression d'esclavage, de dépendance, d'asservissement.
L'accent est souvent mis sur le fait que la boulimie représente une forme
d'automédication.
L'interprétation de la boulimie comme addiction ne fait cependant pas
l'unanimité. D'autres analyses ne soulignent en effet que le « binge eating »
est rarement perçu comme agréable. En effet, la boulimie n'a rien à voir avec
la gourmandise : c'est la quantité qui compte et non la qualité. La boulimique
repousse toujours les limites de ce qu'elle peut ingurgiter. Les boulimiques
seraient en fait dépendantes du manque de nourriture, avec des épisodes de
gavage vécus comme une violation de cet état de dépendance. La conception
répandue de l'anorexie comme une dépendance à la faim et au jeûne vient
confirmer cette hypothèse.
Qu'en est-il du côté de la réalité clinique ? Si l'on considère la définition de
Pedinielli, l'addiction désigne « le champ des conduites caractérisées par des
actes répétés dans lesquels prédominent la dépendance à une situation ou à
un objet matériel qui est recherché avec avidité ».
Cet auteur distingue deux formes d'addiction, celle tournée vers le plaisir
de fonction ou d'organe, c'est-à-dire vers un mode de fonctionnement
autoérotique centré sur la stimulation corporelle, celle orientée vers la
confrontation à la mort.
Dans le passage à l'acte boulimique, c'est la voracité, la recherche de
grandes quantités à absorber et le sentiment de perte de contrôle durant
l'accès qui semblent prédominer. Les patientes désignent d'ailleurs leur
conduite comme une « toxicomanie de la bouffe ». Cependant, si certaines
boulimiques rapportent un sentiment de plénitude transitoire après leurs
crises, elles éprouvent rarement la satisfaction classiquement décrite dans
les conduites de dépendance. C'est qu'intervient la place du vomissement
(retrouvé dans 73 % des cas), qui vient immédiatement annuler l'acte
alimentaire et restitue au sujet un semblant de maîtrise. Si le vomissement
n'est pas possible, d'autres techniques de contrôle de poids sont utilisées,
comme les laxatifs ou le jeûne. Parfois même, comme le précisent les
classifications, « les vomissements sont recherchés pour eux-mêmes ». On
peut alors se demander si les boulimiques vomisseuses ne sont pas plutôt
dépendantes de l'acte de se « purger », vécu comme plus satisfaisant que
celui de se « gaver » ; il procurerait une sorte de paix et d'anesthésie (une
augmentation des bêta-endorphines a été observée).
Les techniques de contrôle du poids sont au service des troubles de l'image
corporelle et d'un canon de beauté exigeant et tyrannique. Les boulimiques
n'acceptent pas leur corps comme source de plaisir et le remplissent, en
quête de ses limites, jusqu la douleur physique. L'intérieur de leur
organisme est perçu comme vide, et certaines patientes disent clairement
que, dans les manoeuvres de gavage et de purge, elles le font « vivre ». Plus
rarement, certaines vont jusqu'à pratiquer des actes automutilatoires
(8 à 16,5 %).
Par rapport à certains types d'addiction, les boulimiques jouent en moyenne
moins avec la mort. Ainsi, si l'on reprend l'hypothèse de Pedinielli
précédemment évoquée, la boulimie serait une forme d'addiction centrée sur
la stimulation corporelle. Du point de vue clinique, les différentes formes de
boulimie observées ne semblent pas pouvoir être toutes considérées comme
des addictions.
Deux hypothèses sont par conséquent envisageables : soit la boulimie serait
une forme mineure d'addiction dont la chronicisation entraînerait un risque
de glissement vers une addiction majeure, soit seules certaines formes
cliniques de boulimie peuvent être définies comme addictives (nous préférons
cette seconde hypothèse). Nous suggérons donc de parler de boulimie
addictive lorsque le sujet répond aux critères de « boulimie nerveuse » avec
des conduites de contrôle de poids très rigides ; la psychopathologie est
proche de l'anorexie nerveuse. Le sujet boulimique doit aussi associer ou
alterner d'autres comportements pathologiques ou conduites addictives.
La première hypothèse est probablement la plus juste d'un point de vue
psychopathologique (elle correspond à la pente naturelle souvent décrite par
les patientes). Mais la deuxième le serait du point de vue de la clinique
psychiatrique. Elle permet en effet de considérer les différentes formes
cliniques et de définir les projets thérapeutiques au cas par cas. Hormis les
quelques formes psychotiques, les boulimiques addictives présentent une
pathologie plus grave. Par Nathalie Bapt-Cazalets, pédopsychiatre,
praticienne hospitalière, centre hospitalier des Pyrénées et Brigitte Rémy,
psychiatre, MGEN, Paris
Pour en savoir plus : "Boulimie et autres addictions" de Nathalie Bapt et coll.,
in Boulimie, réalités et perspectives, de Flament, Jeammot et coll., Masson,
1999 (rapport d'étude de l'Inserm). Anorexie mentale et boulimie : le poids
de la culture, d'Anne Guillemot et Michel Laxenaire, Masson, 1997. La
boulimie, de B.Brusset et C.Couvreur, monographie de la Revue française de
pyschanalyse, PUF, 1991. Les nouvelles addictions de J-L.Venisse, Masson,
1991. par Nathalie Bapt-Cazalets et Brigitte Rémy
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