L’Encéphale (2009) Supplément 7, S272–S278 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com journal homepage: www.elsevier.com/locate/encep Dépressions sévères : comorbidités somatiques Severe depression : concomitant somatic disease O. Cottencin PU-PH, Faculté de Médecine de Lille, Service d’Addictologie, CHRU de Lille Mots clés Dépression ; Maladie somatique ; Pronostic ; Sévérité ; Suicide ; Chronicisation KEYWORDS Depression ; Somatic disease ; Prognosis ; Severity ; Suicide ; Chronic progression Résumé L’association d’une pathologie somatique et d’un trouble dépressif n’est pas rare. Elle concerne 25 % de la population hospitalisée en Hôpital Général. Bien que peu intégrée dans les prises en charge, elle est à l’origine d’une aggravation mutuelle des deux pathologies. Plusieurs questions se posent lors d’une telle association. Tout d’abord, il faut connaître la nature primaire ou secondaire de l’affection dépressive, parce qu’elle implique des attitudes diagnostiques et thérapeutiques parfois différentes (voire contradictoires). Ensuite, il est nécessaire de connaître la nature adaptative ou non du trouble : même si un trouble de l’adaptation n’a pas le même impact que la dépression sur le devenir somatique, il peut évoluer vers un trouble dépressif endogène. Enfin, il est indispensable de repérer l’importance du risque suicidaire qui n’est pas uniquement lié à l’existence d’une dépression, mais plutôt au sentiment de désespoir (fréquent chez les patients atteints de maladie somatique grave). Nous nous intéresserons ensuite à la sévérité de ces dépressions intriquées en raison des difficultés diagnostiques (de la confusion des symptômes à la banalisation). Ensuite nous exposerons l’ensemble des conséquences de la maladie somatique sur le pronostic de la dépression et inversement. Puis nous aborderons la question de la sévérité du point de vue des pathologies associées les plus étudiées. Si l’existence d’une maladie somatique invalidante est un facteur de risque d’apparition de dépression chez ces sujets vulnérables, la dépression associée à différentes maladies somatiques majeures constitue un facteur de mauvais pronostic. Encore sous-évaluée, la comorbidité somatique est un facteur de chronicisation, d’aggravation et d’augmentation du risque suicidaire. Abstract The association of somatic disease with a depressive disorder is not uncommon and affects 25 % of general hospital inpatient populations. Although not well incorporated into management it is a source of mutual worsening of the two diseases. Several questions arise with this association. Firstly, it is essential to establish whether the depressive disorder is primary or secondary as these situations occasionally involve different (and even opposite) diagnostic and treatment approaches. It is then important to establish whether or not the disorder is adaptatory in nature : although an adaptatory problem does not have the same impact as depression on somatic outcome, it can progress to endogenous depression. Finally it is essential to identify the extent of suicidal risk, which is not only due to the depression but more to the feeling of despair (which is common in patients suffering from severe somatic illness). We will then examine the severity of these interlinked depressions in terms of the diagnostic difficulties (from confusion of symptoms to considering them to be unimportant). We shall then describe all of the * Auteur correspondant. E-mail : [email protected] L’auteur a signalé des conflits d’intérêts avec les laboratoires Lundbeck et BMS. © L’Encéphale, Paris, 2009. Tous droits réservés. Dépressions sévères : comorbidités somatiques S273 consequences of the somatic disease on the prognosis of the depression and vice versa. Finally we will examine the question of severity from the perspective of the most widely studied associated diseases. Whilst the presence of an incapacitating somatic disease is a risk factor for depression in these vulnerable people, depression associated with the different major somatic diseases is a poor prognostic indicator. Somatic co-morbidities are still underestimated and are a factor responsible for chronic progression, deterioration and increased risk of suicide. Introduction Un cardiaque déprimé meurt 3,5 fois plus qu’un cardiaque non déprimé. Ce constat de l’équipe de F. Lespérance [20] pourrait résumer combien un trouble psychiatrique peut influer sur le pronostic d’une maladie : la dépression n’est pas un état d’âme lié à la tristesse d’avoir une maladie, elle est une deuxième maladie qui évolue pour son propre compte et fait des dégâts. Ce constat, déjà suffisamment important pour que l’on s’y attarde, n’est malheureusement pas le seul impact de l’association dépression et troubles somatiques. En fait, de nombreux facteurs diagnostiques, pronostiques et thérapeutiques sont à l’origine d’une aggravation mutuelle des deux pathologies. Nous exposons ici les principaux facteurs de sévérité de la dépression lorsqu’elle apparaît en même temps qu’un trouble somatique, et dont nous trouverons une partie des explications tant dans l’épidémiologie ou la physiopathologie, que dans la reconnaissance de la clinique et l’impact thérapeutique. Tableau 1 Dépression chez les patients présentant un trouble somatique comorbide in [12] Trouble somatique comorbide Prévalence de la dépression (%) Maladie cardiaque Maladie cérébrovasculaire Alzheimer Parkinson 17-27 % 14-19 % 30-50 % 4-75 % Épilepsie Récurrente Contrôlée 20-55 % 3-9 % Diabète Auto-évaluation Hétéroévaluation Cancer HIV/SIDA Douleur Obésité 26 % 9 % 22-29 % 5-20 % 30-54 % 20-30 % Quelques chiffres Les patients ayant des troubles somatiques ont en moyenne 2 fois plus de troubles psychiatriques que la population générale ne présentant aucune pathologie [21]. L’association d’une pathologie somatique et d’un trouble dépressif n’est pas rare. Il est classiquement admis que 25 % de la population des patients hospitalisés en Hôpital Général [15] et que 40 % des patients suivis en médecine générale pour une pathologie chronique souffrent d’une dépression comorbide [7]. Lorsque l’on se place d’un point de vue psychiatrique, les résultats sont tout aussi marquants. L’historique enquête ECA (Epidemiologic Catchment Area) retrouvait que les patients déprimés ayant des antécédents de troubles dépressifs présentaient dans deux tiers des cas une maladie physique associée parmi les huit plus fréquentes en population générale [26]. Et Bigot et al., dans leur étude de 1999, retrouvaient que 55 % des sujets hospitalisés pour dépression présentaient au moins une pathologie somatique comorbide [1]. Mais l’épidémiologie de l’association dépression – trouble somatique est assez variable selon les études et diffère selon les pathologies. De telles différences tiennent, on le sait, aux critères choisis, à l’inclusion de patients présentant des troubles de l’adaptation ou des symptômes dépressifs et non de véritables dépressions, aux qualités métrologiques des échelles de dépression (parfois inadaptées en présence d’un trouble somatique), etc. Toutefois on se fera une idée de la fréquence de cette association grâce à la revue d’Evans et al. [12], résumée dans le tableau 1. Cadre nosologique : dépression primaire ou secondaire Les relations entre maladie somatique et dépression sont complexes. Il peut s’agir d’une association fortuite, mais il peut s’agir également d’une véritable intrication médicopsychiatrique, d’une dépression secondaire, ou encore d’un trouble de l’adaptation avec humeur dépressive, pouvant toujours évoluer vers une dépression. Le terme de dépression réactionnelle, aujourd’hui abandonné, a laissé place au concept de dépression primaire et dépression secondaire. Ce concept impose qu’il n’existe pas d’autre dépression qu’endogène. Toutefois ceci n’exclut pas l’existence de la tristesse réactionnelle ou du trouble de l’adaptation avec humeur dépressive. Mais il s’agit ici clairement de symptômes liés à une tristesse adaptée (ou adaptative) qui ne justifie pas de traitement antidépresseur (mais une anxiolyse, chimique ou non). La dépression est donc bien une maladie – et non une réaction – et sa principale spécificité réside dans le caractère pathologique de la tristesse. S274 O. Cottencin Tableau 2 Dépressions secondaires à un trouble somatique Appareil Pathologies Pathologies neurologiques tumeurs cérébrales (frontales ou temporales)/affections cérébrovasculaires (multi-infarctus ou artériosclérose)/maladie de Parkinson (1/3 des formes inaugurales)/sclérose en plaques (troubles bipolaires voire bouffées délirantes)/maladie de Wilson/traumatisme crânien (syndrome subjectif des traumatisés crâniens)/épilepsies (temporales)/hématome sous dural/hydrocéphalie à pression normale Pathologies endocriniennes hypothyroïdie/hyperthyroïdie/Addison/Cushing/diabète/périménopause Pathologies générales néoplasies (pancréas ++)/hémopathies/connectivites (LED, PR, Gougerot-Sjögren, sclérodermie systémique)/infections (tuberculose, brucellose, hépatite, mononucléose infectieuse, SIDA, infections parasitaires et virales) Iatrogénie réserpine/alphaméthyldopa/corticoïdes/interféron/antirétroviraux/clonidine/isoniazide/ amphétamines/bêtabloqueurs/cimétidine/antihypertenseurs… Ainsi la dépression primaire est un trouble de l’humeur autonome. Elle est par essence récurrente, et peut être uni ou bipolaire. Elle peut être associée à une maladie somatique dans le cadre d’une association fortuite, d’une coïncidence. Les dépressions secondaires, quant à elles, apparaissent dans un contexte qui peut être psychopathologique (trouble de personnalité, trouble psychiatrique, trouble névrotique…) ou somatique voire iatrogène. Les maladies somatiques classiquement retrouvées sont majoritairement neurologiques et endocriniennes. Elles sont détaillées dans le tableau 2. Il n’y a pas une relation de causalité linéaire dans ces situations qui soit clairement établie. On parle plus de relation circulaire intervenant dans un contexte de vulnérabilité personnelle ou environnementale. À ce titre, il est possible que la dépression soit un symptôme de la pathologie organique, réalisant une véritable intrication médico-psychiatrique : les symptômes s’intègrent à la clinique et peuvent avoir une explication neurobiologique. Il faut les évoquer en général en l’absence de facteurs psychosociaux déclenchant, en l’absence d’antécédent personnel de dépression, en présence de signes atypiques ou encore en présence d’une résistance au traitement (mais ce dernier signe est nécessairement tardif) [15]. Ainsi, en tant qu’expression psychiatrique du trouble somatique (ex. : les signes psychiatriques du lupus), la dépression peut parfois apparaître avant les symptômes physiques ou parfois être isolée (très rare). La décision thérapeutique est difficile car c’est le traitement étiologique qui devient le traitement de choix, même s’il présente un risque psychiatrique propre, comme les corticoïdes dans le lupus. Elle nécessite donc une collaboration psychiatre et somaticien de qualité, et les consultations conjointes prennent ici tout leur sens [8]. Mais ainsi que nous le voyons dans le tableau 2, la dépression peut être aussi la conséquence du traitement du trouble somatique. Ainsi, devant tout état dépressif, il convient de rechercher une cause iatrogène (un médicament dit « dépressogène »), sachant l’intrication possible avec l’évolution de la maladie en soi : en effet, après un infarctus, le bêtabloqueur (indispensable) est-il vraiment la « cause » de la dépression de ce cinquantenaire à la personnalité de « type A » ? La réponse n’est pas simple… Ces situations de dépressions secondaires ne doivent pas être confondues avec le retentissement émotionnel de la maladie somatique. Certes, le trouble de l’adaptation, s’il n’est pas une dépression à part entière (et ne nécessite pas de traitement antidépresseur), n’en reste pas moins dangereux. En effet, le patient en situation de détresse émotionnelle a un risque suicidaire potentiel immédiat, lié au désespoir, mais aussi à plus long terme, le trouble de l’adaptation pouvant toujours évoluer vers une dépression endogène typique. Un patient atteint de maladie chronique doit donc être surveillé sur le long terme. Sévérité liée aux difficultés diagnostiques La co-occurrence d’une pathologie somatique et d’un trouble dépressif confronte médecin et malade à de multiples difficultés à commencer par les difficultés diagnostiques. Difficultés diagnostiques par confusion des symptômes La dépression est globalement sous-diagnostiquée en médecine générale (jusqu’à 50 %), en particulier quand la symptomatologie d’appel est somatique [7, 15]. En effet, les symptômes psychiques de la dépression (tristesse pathologique de l’humeur, idéation suicidaire, vision pessimiste de soi et du monde, ralentissement psychique…) peuvent être « masqués » par le syndrome somatique qui associe troubles du sommeil, troubles de l’appétit, troubles de la sexualité, douleurs diffuses et symptômes fonctionnels. Sous-diagnostiquer la dépression lui confère un caractère de sévérité, non seulement en raison de l’augmentation du risque suicidaire, mais encore parce que cela risque de la laisser évoluer naturellement vers une forme plus sévère en intensité, et parce que cela peut favoriser la rechute, la récidive ou la chronicisation. Les facteurs de méconnaissance de la dépression chez les patients atteints de maladie somatique ont été résumés comme suit par Hazen et al. [15] : Dépressions sévères : comorbidités somatiques 1. Centrage du praticien sur les plaintes somatiques. 2. Symptômes affectifs de la dépression placés au second plan. 3. Recouvrement des symptômes somatiques de la dépression avec ceux de la pathologie somatique ou de son traitement. 4. Réticence du praticien à rechercher le trouble mental par crainte de perte de temps ou par crainte défensive d’être débordé par la détresse émotionnelle du patient. 5. Banalisation des symptômes dépressifs explicables par la maladie physique. 6. Réticence à l’utilisation de traitements antidépresseurs (crainte des effets secondaires, crainte des interactions médicamenteuses avec les traitements de la pathologie somatique). 7. Difficulté d’accès à un psychiatre. Mais on peut y ajouter d’autres éléments comme la présence de troubles cognitifs liés à la pathologie somatique (devant un trouble neurologique par exemple) [12], ou la stigmatisation du trouble psychiatrique dans son ensemble qui conduit les patients eux-mêmes à être réticents dans l’expression de leur souffrance [12]. Mais la forme clinique de la dépression peut aussi être trompeuse. On sait par exemple que les patients souffrant de dépression saisonnière ont une présentation plus asthénique que triste, se plaignent plus d’hypersomnie que d’insomnie et présentent plus souvent un appétit augmenté (en particulier aux hydrates de carbone) que diminué, prenant du poids en conséquence. Par ailleurs, il faut évoquer les formes cliniques liées au type de population. En effet, selon la culture, l’âge (enfant ou vieillard), le sexe, les circonstances environnementales… les symptômes somatiques fonctionnels peuvent dominer (ou non) le tableau clinique. Enfin la psychosomatique nous a appris à reconnaître parmi les syndromes médicalement inexpliqués, l’expression somatique d’un trouble dépressif, qui est parfois considérée comme un trouble somatoforme alors qu’il peut s’agir d’une authentique dépression. De telles situations demandent de l’expérience et parfois un travail en binôme [8]. Ces présentations psychosomatiques ne sont pas sans nous rappeler la clinique de la dépression masquée. Aujourd’hui abandonnée, cette forme clinique ne persiste guère dans le DSM IV-TR que sous la forme du trouble somatoforme, qui nous apparaît tout à fait insuffisant pour englober l’ensemble des formes cliniques et sub-syndromiques. Quoi qu’il en soit, toute plainte somatique exprimée, d’apparence fonctionnelle ou non, au cours d’un épisode de « tristesse » concomitant à une pathologie somatique doit être explorée, autant d’un point de vue somatique que psychiatrique. Une plainte en apparence fonctionnelle peut toujours avoir une cause organique. L’enjeu est – au-delà de la mise en jeu du risque vital – l’aggravation de la dépression par le trouble somatique. S275 Difficultés diagnostiques liées à la « banalisation » des symptômes Au-delà de la difficulté diagnostique due à une communauté de symptômes, un autre danger est celui de la banalisation des symptômes : « c’est normal d’être triste avec une telle maladie ». Cette banalisation est dangereuse pour plusieurs raisons. Tout d’abord, penser qu’être triste au cours d’une maladie somatique est un phénomène normal, c’est oublier le risque suicidaire. En effet, les idées suicidaires ne sont pas seulement liées à dépression, mais bien plus liées à la présence d’un sentiment de désespoir. À ce propos, les affections somatiques semblent bien être un facteur de risque de suicide, et l’on retrouve selon les études que 16 à 70 % des suicidés avaient une maladie somatique au moment de leur geste, avec un risque nettement plus élevé chez les plus de 65 ans. Une surmortalité suicidaire est retrouvée chez les sujets atteints d’affections somatiques graves, douloureuses, chroniques, invalidantes et terminales, sans qu’il y ait systématiquement un trouble psychiatrique associé. D’une façon globale, les différentes étapes d’une maladie grave nécessitent la mise en place de mécanismes d’adaptation. Lorsqu’ils sont dépassés, le risque suicidaire augmente. Les soignants sont parfaitement capables de repérer ces moments de désespoir et l’idéation suicidaire qui lui est liée. Et même si l’idéation suicidaire peut être vécue comme une tentative de solution, l’évoquer au cours de la consultation ou du soin (même sans y avoir été invité) est un acte fondamental de prévention qui loin de favoriser le geste s’avérera au contraire très protecteur [9]. Ensuite, croire qu’il est normal d’être triste au cours d’une maladie somatique, c’est prendre le risque de laisser cette tristesse (voire ce trouble de l’adaptation) évoluer vers une authentique dépression endogène, qui augmentera le risque suicidaire dans un premier temps et aggravera le pronostic de l’ensemble des troubles. Enfin, trouver normal qu’un patient soit triste au cours d’une maladie somatique, c’est plus simplement risquer de méconnaître une véritable dépression. Conséquences sur le pronostic La co-occurrence d’une dépression et d’un trouble somatique augmente le retentissement des handicaps psychosociaux liés à chacune des pathologies [12]. En d’autres termes, il existe non seulement une interaction entre les deux troubles, mais encore une tendance au renforcement de l’une par l’autre [15]. La prise en charge d’une pathologie réduit le dépistage de la pathologie comorbide, par méconnaissance à la fois du trouble dépressif dans les maladies organiques, et des troubles somatiques chez les patients atteints de dépression ; mais sur le plan psychosocial, les répercussions physiques de la maladie somatique peuvent conduire, comme dans la dépression, à une diminution du support relationnel par diminution des capacités de déplacement [12]. Ainsi, en raison de leur chronicité, les affections douloureuses épuisent les malades et peuvent aisément transformer un trouble de l’adaptation en une véritable dépression. S276 La dépression comme facteur de risque de maladie somatique La dépression est un facteur de risque significatif pour le développement de pathologies somatiques. Par exemple, l’enquête ECA [10] a démontré que les patients ayant présenté une dépression avaient deux fois plus de risque de développer un diabète non insulinodépendant que le reste de la population (après contrôle de l’ensemble des autres facteurs de risque). C’est dans le domaine cardiovasculaire que la dépression (ou l’humeur dépressive) s’est montrée le plus prédictive de l’apparition de troubles, comme l’angor, l’AVC, l’infarctus ou l’HTA. Il a même été démontré que la dépression pouvait précéder un syndrome douloureux chronique, soutenant l’hypothèse que les patients déprimés auraient une tolérance plus faible à la douleur [15]. En revanche, la dépression n’a été montrée prédictive de l’apparition d’une pathologie cancéreuse qu’en cas de dépression chronique : une étude menée chez des sujets sains âgés a montré qu’une dépression évoluant sur un mode chronique augmentait le risque de développer un cancer par 1,8 (les autres facteurs de risque étant contrôlés). Toutefois, ce sont plutôt des facteurs de personnalité qui sont aujourd’hui discutés dans le cadre de la théorie psychosomatique d’Eysenck. Mais cette hypothèse du trouble dépressif comme facteur de risque d’apparition d’une maladie somatique est difficile à soutenir, devant la puissance des intrications médico-psychiatriques qui font de la dépression un symptôme de la maladie, comme dans le neurolupus par exemple. En revanche et plus prosaïquement, l’existence d’une dépression peut conduire les sujets à ne pas prendre en charge leur trouble somatique comorbide, voire à abandonner le traitement ou le régime prescrit. Cette attitude peut être en lien avec une conduite para-suicidaire, ou plus simplement liée au ralentissement psychomoteur et aux troubles cognitifs de la dépression [21]. Conséquences pronostiques de la dépression sur la maladie somatique Lorsqu’une dépression est associée à une maladie somatique, différents facteurs peuvent contribuer à la surmortalité. En effet, la comorbidité dépressive augmente les durées de séjours hospitaliers, les consultations et la consommation de soins (plaintes somatiques et fonctionnelles) [3]. Par ailleurs les plaintes fonctionnelles sont connues pour augmenter l’absentéisme professionnel et réduire l’activité physique [18]. Mais sur le plan neurobiologique, la surmortalité pourrait être liée aussi aux modifications neurovégétatives, aux modifications de l’axe hypothalamo-hypophysaire (stress) ou encore à une altération immunitaire [13]. L’étude de l’évolution de sujets souffrant de maladie somatique a montré que les sujets présentant un état dépressif connaissaient une évolution plus sévère. Ganzini et al. ont démontré que chez des vétérans américains hospitalisés pour un problème médical ou chirurgical non fatal, l’existence d’un état dépressif était un facteur indépendant de surmortalité accrue [14]. Cette surmortalité ne O. Cottencin semble pas à imputer une plus grande fréquence d’interruption des traitements indispensables parmi les malades déprimés. Conséquences pronostiques de la maladie somatique sur la dépression Il semble exister une surmortalité, par rapport à la population générale de même âge et de même sexe, chez des patients déprimés, et il a été démontré que cette surmortalité n’était pas liée uniquement aux suicides, mais qu’elle pouvait être reliée aux maladies somatiques associées [15]. Les troubles somatiques peuvent être à l’origine d’une résistance aux traitements de la dépression. Par exemple, l’hypothyroïdie ou les syndromes d’apnée du sommeil contribuent à chroniciser les épisodes dépressifs en les rendant résistants aux traitements [17]. De même, on sait que certains traitements médicamenteux (corticoïdes, interféron) peuvent entraîner des perturbations de l’humeur. Enfin, certaines contre indications interdisent tout traitement antidépresseur et laissent peu de place aux solutions thérapeutiques. Certains travaux rappellent cependant qu’un trouble somatique, s’il peut compter parmi les facteurs de risque de survenue d’une dépression, n’est que rarement seul en cause. D’autres facteurs interviennent significativement, en particulier le type de population touchée. Ainsi, les sujets âgés ne bénéficiant que d’un soutien social réduit ou souffrant d’un handicap fonctionnel ont un risque d’aggravation de leur dépression [12]. Sévérité du point de vue de chaque pathologie Globalement les liens pronostiques entre dépression et maladies organiques sont bien démontrés. Ce lien a bien entendu été plus particulièrement étudié dans le cadre des pathologies cardiovasculaires. Nous reprenons ci-dessous les liens établis pour les pathologies les plus étudiées. Maladies cardiaques La dépression est un facteur de risque d’apparition d’une maladie coronarienne (risque multiplié par 1,64) [27] et un facteur prédictif de morbidité et de mortalité chez les patients ayant déjà une maladie coronarienne [6]. Il est en particulier clairement prouvé que le pronostic post infarctus des patients déprimés est plus mauvais que celui des patients non déprimés. Rappelons que la présence d’une dépression ou une symptomatologie dépressive initiale après l’infarctus multiplient par 3,5 le risque de décès par récidive d’infarctus cinq ans après [20]. Les mécanismes de cette comorbidité sont autant physiologiques que comportementaux. Le stress augmente le risque d’infarctus [24]. La dépression perturbe le système autonome, perturbe la variabilité du QT et la variabilité du rythme cardiaque [4]. Mais on a aussi démontré qu’il existait une augmentation des cytokines chez les patients déprimés (facteur de progression de l’athérosclérose) [19], avec activation des plaquettes, augmentation de l’hypercoagulabilité [19] ; il existe également une activation de Dépressions sévères : comorbidités somatiques l’axe hypothalamo-hypophysaire qui augmente le cortisol circulant [11]. Maladies cérébrovasculaires La dépression complique la guérison de l’accident vasculaire en entravant le retour aux activités quotidiennes et la récupération des fonctions cognitives. La mortalité post AVC est plus importante chez les patients présentant une dépression. De plus récentes études estimeraient que la dépression pourrait augmenter le risque d’AVC [12]. Maladies neurologiques (Alzheimer, Parkinson, épilepsie) La dépression a un impact considérable sur les patients atteints de maladie d’Alzheimer et de maladie de Parkinson, d’abord par l’altération de leur qualité de vie, ensuite en entravant leur possibilité d’activités quotidiennes, enfin parce qu’elle accélère leur placement en institution et perturbe leurs fonctions cognitives. Le retard diagnostic au cours des démences peut avoir des conséquences importantes en retardant le traitement, et on estime qu’un patient sur quatre pourrait avoir fait l’objet d’une erreur diagnostic, étant considéré à tort comme dépressif [15]. L’épilepsie, quant à elle, associée avec de forts taux de dépression (Tableau 1), voit son risque suicidaire multiplié par 10 [12]. Diabète La dépression a été considérée comme étant un facteur de risque indépendant pour le diabète non insulinodépendant. Il est associé avec une mauvaise compliance, un faible contrôle de la glycémie, une augmentation du coût des soins [5] et une apparition précoce des problèmes vasculaires (y compris leur issue fatale) [2]. La dépression est associée avec des anomalies biologiques (augmentation des glucocorticoïdes, de l’hormone de croissance, de l’insulinorésistance et des cytokines inflammatoires). Mais le diabète est aussi un facteur de risque de dépression avec des difficultés socio-économiques et des complications diabétiques [12]. S277 dépressifs et les difficultés psychosociales sont associés avec une faible compliance aux antirétroviraux, à une détérioration du fonctionnement psychosocial, et favorisent une évolution plus rapide vers le SIDA avec une augmentation des taux de mortalité. Il a également été montré que les situations de deuil accélèrent la progression de la maladie. En elles-mêmes, la dépression et la manie sont des facteurs de risque pour l’infection à VIH, en favorisant la prise de risque [12]. Douleur chronique La dépression est très habituelle chez les patients douloureux chroniques (voir tableau 1). La sévérité et la durée de la douleur chronique sont proportionnelles à la sévérité de la dépression. Les taux de comportement suicidaire sont élevés [12]. Obésité La dépression de l’enfance et de l’adolescence sont prédictifs de l’obésité à l’âge adulte [22] et les taux de dépression sont de 20 % pour les hommes et de 30 % pour les femmes obèses [25]. L’hypothèse de l’activation de l’axe hypothalamo hypophysaire augmentant le taux de cortisol a été évoqué comme un des facteurs d’une comorbidité aussi importante. Perspectives Il apparaît évident que nous manquons de données et qu’une vision causaliste est trop limitée. C’est plutôt dans une dimension d’interactivité circulaire qu’il faut comprendre l’aggravation mutuelle de deux pathologies comorbides. Pour cela, il nous apparaît indispensable aujourd’hui d’intégrer, dans les études épidémiologiques des maladies somatiques, une mesure systématique des troubles psychiatriques associés, de standardiser les outils de mesure trop souvent inadaptés à l’existence d’une comorbidité somatique (facteur de confusion diagnostique) et de travailler en tenant compte de la spécificité de chaque population. Cancer Pour conclure La dépression est associée avec un mauvais pronostic. Les facteurs en cause sont l’annonce du diagnostic, les traitements (lourds et mutilants), le vécu douloureux du déclin physique [16]. La dépression peut être également causée par les antimitotiques. Les patients atteints de cancer développent une attitude de « comportement de maladie » (sickness behavior), en relation avec les conséquences du traitement et de la tumeur (qui diminue l’appétit, augmente la fatigue, etc.). La détresse émotionnelle est importante et a été associée avec une diminution de la survie [23]. Les comorbidités somatiques sont parmi les éléments importants qui peuvent participer à la sévérité d’un épisode dépressif ; au-delà même de ce constat, il est aujourd’hui clairement admis que la présence de cette association est un facteur d’aggravation mutuelle. En effet, si l’existence d’une maladie somatique invalidante est un facteur de risque d’apparition de dépression chez ces sujets vulnérables, la dépression associée à différentes maladies somatiques majeures (comme les coronaropathies, les accidents cérébrovasculaires, les cancers et l’épilepsie) constitue un facteur de mauvais pronostic. Quoi qu’il en soit, cette association est encore sousévaluée, d’une part parmi les déprimés chez qui les plaintes somatiques peuvent être mal attribuées, d’autre part parmi les « malades somatiques » chez qui la tristesse peut HIV et SIDA La dépression aggrave l’état physique et émotionnel des patients atteints par le VIH ou par le SIDA par augmentation des facteurs de stress. La dépression, les symptômes S278 être banalisée. La comorbidité somatique est un facteur de chronicisation, d’augmentation du risque suicidaire. La dépression est un facteur de risque d’apparition et d’aggravation du pronostic des pathologies somatiques. Malheureusement, ce fait n’a pas conduit les équipes à améliorer les soins aux patients. Est-ce parce que le trouble psychiatrique fait peur autant au patient qu’au soignant et que l’un comme l’autre n’osent l’aborder ? Est-ce parce que le trouble psychiatrique est encore une contre-indication à certains protocoles de soins, ces patients réputés difficiles étant éliminés du programme de soins (ex. : les greffes d’organe) ? Est-ce parce que nous n’avons pas encore la preuve que soigner la dépression de ces malades améliore leur pronostic ? À cette dernière question, il nous sera difficile de répondre, les malades concernés étant les plus graves, il est donc difficile de trouver un différentiel suffisamment valide pour démontrer l’impact du soin psychique sur leur diagnostic. Pourtant, outre que cela permet de soulager les patients de leur souffrance dépressive, les soigner augmente incontestablement le maintien de l’observance des traitements à visée somatique et l’alliance thérapeutique, point crucial de la relation médecin malade. Références [1]Bigot T, Trouillet C, Hardy P et al. Depression and somatic diseases. 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