Dépressions sévères : comorbidités somatiques S275
Difcultés diagnostiques liées à la « banalisation »
des symptômes
Au-delà de la difculté diagnostique due à une communauté
de symptômes, un autre danger est celui de la banalisation
des symptômes : « c’est normal d’être triste avec une telle
maladie ». Cette banalisation est dangereuse pour plusieurs
raisons.
Tout d’abord, penser qu’être triste au cours d’une maladie
somatique est un phénomène normal, c’est oublier le risque
suicidaire. En effet, les idées suicidaires ne sont pas seulement
liées à dépression, mais bien plus liées à la présence d’un sen-
timent de désespoir. À ce propos, les affections somatiques
semblent bien être un facteur de risque de suicide, et l’on
retrouve selon les études que 16 à 70 % des suicidés avaient
une maladie somatique au moment de leur geste, avec un ris-
que nettement plus élevé chez les plus de 65 ans. Une surmor-
talité suicidaire est retrouvée chez les sujets atteints
d’affections somatiques graves, douloureuses, chroniques,
invalidantes et terminales, sans qu’il y ait systématiquement
un trouble psychiatrique associé. D’une façon globale, les dif-
férentes étapes d’une maladie grave nécessitent la mise en
place de mécanismes d’adaptation. Lorsqu’ils sont dépassés,
le risque suicidaire augmente. Les soignants sont parfaitement
capables de repérer ces moments de désespoir et l’idéation
suicidaire qui lui est liée. Et même si l’idéation suicidaire peut
être vécue comme une tentative de solution, l’évoquer au
cours de la consultation ou du soin (même sans y avoir été
invité) est un acte fondamental de prévention qui loin de favo-
riser le geste s’avérera au contraire très protecteur [9].
Ensuite, croire qu’il est normal d’être triste au cours
d’une maladie somatique, c’est prendre le risque de laisser
cette tristesse (voire ce trouble de l’adaptation) évoluer
vers une authentique dépression endogène, qui augmen-
tera le risque suicidaire dans un premier temps et aggra-
vera le pronostic de l’ensemble des troubles.
Enn, trouver normal qu’un patient soit triste au cours
d’une maladie somatique, c’est plus simplement risquer de
méconnaître une véritable dépression.
Conséquences sur le pronostic
La co-occurrence d’une dépression et d’un trouble somati-
que augmente le retentissement des handicaps psychoso-
ciaux liés à chacune des pathologies [12]. En d’autres
termes, il existe non seulement une interaction entre les
deux troubles, mais encore une tendance au renforcement
de l’une par l’autre [15].
La prise en charge d’une pathologie réduit le dépistage
de la pathologie comorbide, par méconnaissance à la fois
du trouble dépressif dans les maladies organiques, et des
troubles somatiques chez les patients atteints de dépres-
sion ; mais sur le plan psychosocial, les répercussions phy-
siques de la maladie somatique peuvent conduire, comme
dans la dépression, à une diminution du support relationnel
par diminution des capacités de déplacement [12]. Ainsi,
en raison de leur chronicité, les affections douloureuses
épuisent les malades et peuvent aisément transformer un
trouble de l’adaptation en une véritable dépression.
1. Centrage du praticien sur les plaintes somatiques.
2. Symptômes affectifs de la dépression placés au
second plan.
3. Recouvrement des symptômes somatiques de la
dépression avec ceux de la pathologie somatique ou de son
traitement.
4. Réticence du praticien à rechercher le trouble men-
tal par crainte de perte de temps ou par crainte défensive
d’être débordé par la détresse émotionnelle du patient.
5. Banalisation des symptômes dépressifs explicables
par la maladie physique.
6. Réticence à l’utilisation de traitements antidépres-
seurs (crainte des effets secondaires, crainte des interac-
tions médicamenteuses avec les traitements de la
pathologie somatique).
7. Difculté d’accès à un psychiatre.
Mais on peut y ajouter d’autres éléments comme la pré-
sence de troubles cognitifs liés à la pathologie somatique
(devant un trouble neurologique par exemple) [12], ou la
stigmatisation du trouble psychiatrique dans son ensemble
qui conduit les patients eux-mêmes à être réticents dans
l’expression de leur souffrance [12]. Mais la forme clinique
de la dépression peut aussi être trompeuse. On sait par
exemple que les patients souffrant de dépression saison-
nière ont une présentation plus asthénique que triste, se
plaignent plus d’hypersomnie que d’insomnie et présentent
plus souvent un appétit augmenté (en particulier aux hydra-
tes de carbone) que diminué, prenant du poids en consé-
quence.
Par ailleurs, il faut évoquer les formes cliniques liées au
type de population. En effet, selon la culture, l’âge (enfant
ou vieillard), le sexe, les circonstances environnementa-
les… les symptômes somatiques fonctionnels peuvent domi-
ner (ou non) le tableau clinique.
Enn la psychosomatique nous a appris à reconnaître
parmi les syndromes médicalement inexpliqués, l’expres-
sion somatique d’un trouble dépressif, qui est parfois consi-
dérée comme un trouble somatoforme alors qu’il peut
s’agir d’une authentique dépression. De telles situations
demandent de l’expérience et parfois un travail en binôme
[8]. Ces présentations psychosomatiques ne sont pas sans
nous rappeler la clinique de la dépression masquée.
Aujourd’hui abandonnée, cette forme clinique ne persiste
guère dans le DSM IV-TR que sous la forme du trouble soma-
toforme, qui nous apparaît tout à fait insufsant pour
englober l’ensemble des formes cliniques et sub-syndromi-
ques.
Quoi qu’il en soit, toute plainte somatique exprimée,
d’apparence fonctionnelle ou non, au cours d’un épisode
de « tristesse » concomitant à une pathologie somatique
doit être explorée, autant d’un point de vue somatique que
psychiatrique. Une plainte en apparence fonctionnelle peut
toujours avoir une cause organique. L’enjeu est – au-delà
de la mise en jeu du risque vital – l’aggravation de la
dépression par le trouble somatique.