Chapitre 2 Les constituants théoriques de la théorie moderne des fluctuations « Avant le voyage, lire les cartes marines » Cette introduction « théorique » consiste à établir la correspondance du modèle Océan proposé plus loin avec les présentations les plus connues de la littérature des fluctuations et des crises et de classer celles qui s’y intégrent complètement et celles qui ne s’y retrouvent qu’en partie. La question posée est de savoir si le modèle Océan sera apte à tirer correctement parti des enseignements délivrés par les économistes du passé ou contemporains. L’idée ayant déjà été émise que les cycles s’expliquent par une variété de causes, ces enseignements théoriques sont donc plus complémentaires que rivaux et un modèle général réaliste des fluctuations se doit d’en accueillir la plupart ; rassemblées, elles en constituent l’essentiel sinon la totalité. Suivons donc la route tracée par les explorateurs célèbres sans négliger de rallier à « Océan » les bouquets de littérature et de faits suscités par la crise économique récente. Section 1 Les voies keynésiennes, toujours empruntées Suivons la voie keynésienne, encore souvent les premières marches que gravissent les étudiants. L’explication financière ou monétaire n’y est pas primordiale ; des facteurs objectifs ou des anticipations portant sur des valeurs réelles sont au premier rang des raisons fournies par l’amplificateur consommation-investissement. La ligne de départ est celle d’une propension à investir instable, l’hypothèse marquante du scénario décrit par John Maynard Keynes. Keynes … Keynes s’intéresse à un type particulier de mouvement cyclique : la dépression grave et prolongée, caractérisée par un brusque retournement de la conjoncture à la baisse, un long déclin et une reprise lente et graduelle. Ce schéma correspond bien aux réalités de l’entredeux guerres (Angleterre des années 20, Etats-Unis et bien d’autres pays dans les années 30). Le brusque retournement est dénommé « crise ». Il vient d’une chute de l’ « efficacité marginale du capital » causée par des facteurs psychologiques : les perspectives de rendement de l’investissement. En fin d’essor économique il arrive toujours un moment où, à la suite d’espoir exagérés et de mouvements spéculatifs sur le marché boursier, les entrepreneurs se mettent à douter : « Puisque les marchés financiers organisés sont soumis à l’influence d’acheteurs qui ignorent pour la plupart ce qu’ils achètent et de spéculateurs qui s’intéressent plus à la prévision du prochain changement de l’opinion boursière qu’à l’estimation rationnelle des rendements futurs des capitaux, il est normal, lorsqu’une déception frappe un marché surévalué et trop optimiste, que les cours baissent d’un mouvement soudain et même catastrophique ». Cette citation rencontre pleinement une possibilité exprimée au chapitre précédent, l’idée selon laquelle la séquence passée des prévisions, ici exagérément optimistes, se retourne pratiquement sans autre raison que d’avoir trop duré ou à la merci d’une simple déception. L’analyse de Keynes est donc d’emblée tournée vers la prise en compte des anticipations. Les anticipations portant sur la profitabilité de l’investissement sont hautement volatiles. Les observations du passé ne sont pas d’un grand secours pour prévoir la suite. Le monde de Keynes est un monde d’incertitude radicale. C’est la raison pour laquelle on cherche plutôt à prédire les mouvements du marché boursier, eux-mêmes soumis à des facteurs irrationnels. En conséquence, en cas de baisse des profits, la baisse des cours peut être beaucoup plus brutale. Dès lors, les investisseurs se détournent encore plus des nouveaux projets car s’ils réunissent des moyens, ils peuvent préférer acquérir les actifs existants dont la valeur boursière a baissé plutôt qu’investir. Le mouvement de récession peut être relayé et amplifié par la hausse de la préférence pour la liquidité causée par l’incertitude face à l’avenir, le découragement et la baisse du taux d’intérêt qui en résulte. Keynes insiste bien pourtant sur le fait que le phénomène premier est la baisse de l’efficacité marginale du capital car la préférence pour la liquidité ne commence à augmenter que lorsque l’efficacité marginale du capital s’est effondrée. C’est pourquoi, nous dit Keynes : « il est difficile d’enrayer la baisse » (John Maynard Keynes 1936, page 329). Certains commentateurs ont soutenu [voir Alan Coddington (1982)] que dans l’analyse de Keynes, ce n’est pas l’incertitude en elle-même qui est essentielle mais plutôt la manière dont les individus sont censés y faire face. De fait, imaginons que les décisions d’investissement étant entourées d’une grande incertitude, les producteurs réagissent en prenant autant que possible les mêmes décisions que par le passé et ceci parce que le résultat de leurs actions passées sont les seules choses connues d’eux. Il n’en résulterait pas des décisions hasardeuses ou désordonnées génératrices de fluctuations ; ce comportement conduirait probablement à une plus grande stabilité que celui qui s’appuie sur des calculs savants ou des prévisions soi-disant exactes. En elle-même, l’incertitude n’autorise donc pas l’observateur à supposer une évolution capricieuse et plus désordonnée des variables macroéconomiques. Ce point est néanmoins sans portée particulière si l’on admet que les décisions dépendent des anticipations de façon complexe et non linéaire (moyenne, dispersion, valeurs extrêmes) comme le fera le modèle général Océan. En bref, on ne peut à la fois dire que les anticipations sont influentes pour les décisions des agents et le fonctionnement de l’économie et dire ensuite qu’elles pourraient ne pas l’être s’il en était autrement. ... une illustration du processus « impulsion-propagation » : l’oscillateur de Samuelson Tous les bébés-économistes des générations d’après-guerre ont été bercés voire même un peu secoués par l’oscillateur de Samuelson (1939) avant de se précipiter gaiement sur le « cheval à bascule » de Knut Wicksell (1907). Celui-ci observait que des coups de bâton assénés de haut en bas à un cheval à bascule se transforment en mouvements oscillatoires de plus en plus amortis. Frapper l’économie de chocs semblables renouvelés peut néanmoins faire que le mouvement d’oscillations ne s’arrête pas et lui fasse connaître des fluctuations récurrentes d’intensité variable. Dans la version de Samuelson, les chocs sont des chocs de demande : dépenses gouvernementales, investissements ou autres dépenses « autonomes » tant positifs que négatifs, le lien avec la pensée de Keynes étant la variabilité de la demande d’investissement en point de départ du processus ; la demande globale est entraînée dans le même sens, ainsi que la production Y et le revenu national, par le déroulement du multiplicateur keynésien fondé sur la forte propension marginale à consommer le revenu courant. La variation des débouchés suscite à son tour l’obligation d’adapter le capital productif selon le mécanisme de l’accélérateur [Albert Aftalion (1913) et John Maurice Clark (1917)] avec une intensité qui dépend du « coefficient de capital marginal » v soit : dK = v.dY. L’enchaînement combinant les deux effets se poursuit en générant des fluctuations et aboutit à quatre cas typés selon l’ampleur des réactions de l’investissement et de la consommation : convergence vers un nouvel équilibre, oscillations amorties, oscillations aggravées et divergence explosive ; le tout évidemment multiplié par deux en tenant compte des chocs négatifs ou positifs. Parmi ces situations, certaines sont néanmoins plus probables que d’autres. On peut admettre par exemple que des tendances haussières de forte intensité se heurteraient vite à la nondisponibilité des facteurs de production et se trouvent donc limitées par elle. Dans le cas des chocs négatifs, le risque de crise se produit surtout lorsque les multiplicateurs et accélérateurs sont forts et peuvent précipiter l’économie dans les zones d’oscillation ou de divergence aggravée. Pour parer à ce danger, une action toute keynésienne s’impose : contrer ces chocs négatifs en alimentant la demande globale par des politiques de déficit budgétaire. Il ne s’agit pas de faire ici une longue analyse d’un modèle aussi célèbre qu’irréaliste ; à vrai dire, on s’étonnerait plutôt qu’une mécanique aussi simpliste ait pu fasciner à ce point les économistes d’une époque récente et continue d’être proposée sérieusement aux étudiants actuels. Comme IS-LM, il s’agit sûrement d’un rite commode ! Mais pour ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain, on doit néanmoins saluer au passage une forme d’enchaînement qui s’en rapproche et que le modèle général recherché peut formaliser. Cette attache dynamique se lit à partir de trois équations (Annexe I) extraites du modèle Océan : d’abord, la relation de détermination du produit ensuite les deux fonctions d’anticipation commandant respectivement la consommation et l’investissement, celle du produit futur et celle des profits futurs. On suggère dans le modèle général les mécanismes s’inspirant de la pensée keynésienne et reproduisant tant bien que mal la dynamique (ici baissière) de l’oscillateur de Samuelson : les débouchés futurs influencent les perspectives de rentabilité des investissements ; l’équation de détermination du produit fixe la production ; les perspectives de revenu futurs sont alors affectées ; la consommation est enfin touchée et le processus se poursuit en s’amplifiant. Une spirale négative de récession est enclenchée et conduit dans bien des cas à une position d’équilibre plus faible pour la production et l’emploi, du moins lorsque les anticipations ne « dérapent » pas et qu’on peut éviter la « transformation » du modèle en modèle de crise. Bien sûr cet enchaînement est réversible, pour peu que les anticipations soient d’emblée optimistes ou le redeviennent au moment des reprises. Bien sûr aussi les variables soulignées ne sont pas les seules à réagir et c’est l’ensemble du modèle qui joue. Néanmoins, les réactions privilégiées par l’analyse constituent les grandes rivières de la théorie keynésienne d’amplification des fluctuations et les autres mécanismes y font seulement figure de ruisseaux. Hors du « corridor » ? Pour que les évènements décrits conduisent à une crise profonde et durable, ils doivent prendre une ampleur suffisante, tant du côté de la consommation que de celui des investissements. Axel Leijonhufvud (1973), l’un des fondateurs de la » théorie du déséquilibre » a résumé cette condition sous la forme d’une image, celle du « corridor ». L’économie serait stable au voisinage de l’équilibre, les ajustements nécessaires prenant place pour éliminer les sources d’instabilité grâce à la flexibilité relative des prix et salaires ; en revanche, passées les limites du corridor, le retour à l’équilibre deviendrait plus problématique et les déséquilibres auraient tendance à se renforcer et à s’accumuler selon un processus que décrit en détail la théorie de l’équilibre général à prix fixes. La baisse durable du revenu disponible se traduirait par un appauvrissement et une consommation limitée par cet appauvrissement. Dans son analyse de la crise de 2008, Leijonhufvud (2009) y ajoute la modification durable des comportements d’investissement liée à la baisse marquée des perspectives de profit et donne en exemple la situation du Japon, pays dont le maintien en crise après 1990 tient à la stagnation des profits attendus des investissements, combinée aux difficultés de leur financement. Ceci s’apparente à une « transformation », transformation qui s’opère lorsque se produit la radicalisation des anticipations sur les valeurs extrêmes et qui vient ici d’une accentuation du pessimisme relatif aux débouchés et revenus présents et futurs. Pourtant, telle que la constate Leijonhufvud, la situation de 2008 est plutôt éloignée d’une mécanique keynésienne à l’ancienne (de type oscillateur) parce que, si les ménages ont réduit leur consommation, c’est moins en raison la baisse de leur revenu disponible qu’à cause de leur désir d’épargne de précaution face aux incertitudes de leurs revenus futurs. Ce dernier point met la réalité en accord plus évident avec une détermination du produit et sa genèse de synthèse néoclassique. Peut-être d’ailleurs n’en-a-t-il pas été toujours ainsi, notamment à une époque où les ménages étaient plus « keynésiens » que « classiques », leur consommation suivant plus les variations de leur revenu disponible courant. En outre, les considérations de crédit, négligées par l’analyse keynésienne traditionnelle, sont désormais prédominantes, dans le cas du Japon comme dans celui de la crise économique et financière de 2008. C’est donc de ce côté qu’il faudra désormais se tourner ! La nouvelle synthèse néokeynésienne On ne saurait laisser tranquille le modèle keynésien sans évoquer son dernier avatar. L’appellation de nouvelle synthèse néo-keynésienne (NSNK) convient au courant de pensée dominant depuis les années 90 du siècle dernier et jusqu’en 2009. Le modèle général naît d’une transformation progressive du modèle (NSNK) à trois équations dans lequel les idées keynésiennes survivaient et pour qui les anticipations et raisonnements rationnels des agents n’empêchaient nullement l’impact des chocs de demande sur la production décrit par sa relation IS. La seule différence de base avec les idées keynésiennes traditionnelles est donc ce que les Keynésiens ont fini par admettre : le marché peut correctement fonctionner tout en suscitant des ajustements quantitatifs dès qu’existent des coûts de transaction et autres complications des marchés. Les théories des contrats, des coûts de menu, des salaires d’efficience et quelques autres sont là pour étayer cette idée tout en préservant le message essentiel de Keynes, c’est-à-dire l’importance des chocs de demande globale. Océan fera une place à ce type de raisonnements pour la détermination du produit d’équilibre. Ce qui est clair cependant c’est que ces derniers ont de petits leviers, tout à fait incapables de soulever les vagues tumultueuses des grands épisodes de crise. Conçus dans et pour une période de grands calmes économiques, ils s’effacent avec eux du paysage intellectuel. En conclusion, les analyses keynésiennes traditionnelles ou récentes trouveront bien leur place dans le modèle général à condition d’y être transposées de façon adéquate. Mais il est douteux que les mécanismes ainsi intégrés y soient les plus convaincants pour expliquer la venue et le déclenchement des crises les plus graves. En effet ils ne peuvent probablement pas justifier la situation de panique que suppose l’apparition d’une crise. Il existe bien une amplification par les anticipations mais probablement pas vraiment de dérapage incontrôlé avec focalisation obsessionnelle sur les « queues de distribution », cause des catastrophes les plus spectaculaires. Les courants contraires des « rivières keynésiennes » ne sont pas ceux des torrents de montagne emportant tout sur leur passage ! En revanche, ils jouent un rôle évident pour empêcher les reprises. La faiblesse des perspectives de revenu et de profits peut, en se maintenant, expliquer un état de stagnation durable qui fut le cas du Japon depuis 1990 et probablement celui de la France contemporaine. L’insuffisance de l’investissement et la préférence pour l’épargne liquide sont des traits évidents de la réalité économique lorsque les reprises se font longtemps attendre. La première est due à divers facteurs, l’incapacité des gouvernements à se dégager d’une crise sans alourdissement fiscal et l’existence d’effets d’hystérèse dans la propension à investir entre autres. La deuxième est souvent liée à la répression de l’épargne et aux politiques monétaires de taux d’intérêt faibles. Ce sont sans conteste des facteurs aggravants et prolongateurs des crises. Section 2 L’école autrichienne La théorie autrichienne des cycles, liée à celle de Wicksell, conserve-t-elle un intérêt pour l’analyse contemporaine et peut-elle se couler dans le moule d’un modèle général faisant la part belle aux anticipations ? Comme dans le cas keynésien, peut-on trouver dans Océan quelques filières déroulant la logique hayékienne des crises, notamment des plus graves ? On peut répondre « oui » aux deux questions. Les « Autrichiens » prennent en référence une situation où le taux d’intérêt doit arbitrer entre la consommation et l’investissement. Ce qui n’est pas consommé, c’est-à-dire l’épargne, constitue autant de ressources disponibles pour l’investissement. La représentation de l’épargne est une expression financière de fonds offerts qui se confronte à un besoin de financement des investissements et aboutit à un taux d’intérêt naturel d’équilibre sur le marché des fonds prêtables. D’une façon ambiguë, on dit que l’épargne « finance » les investissements. A l’équilibre ainsi réalisé, les ressources consacrées à la consommation présente et celles consacrées à la consommation future par l’investissement correspondent exactement aux moyens de production disponibles dans l’économie. Dans ce scénario, les plans des entreprises et des consommateurs s’harmonisent naturellement. A contrario, la théorie autrichienne considère que les crises viennent d’une ingérence coupable dans les mécanismes de fonctionnement d’une économie de marché. Elle envisage d’abord une période où la crise se prépare, à la faveur d’une expansion artificielle provoquée par une politique monétaire laxiste. L’afflux de fonds, correspondant au crédit bancaire et à la création monétaire sur le marché des fonds prêtables provoque l’abaissement du prix clef que constitue le taux d’intérêt. Selon la terminologie mise en usage par Knut Wicksell, le taux « monétaire » (et effectif) passe en dessous du taux naturel. Ceci signifie que les consommateurs et les investisseurs peuvent augmenter conjointement leurs demandes et par conséquent leur pression sur les facteurs de production alors même que les ressources sont limitées. Des projets d’investissement à faible rendement anticipé ou plus risqués seront mis en œuvre. En clair, l’épargne devient inférieure à l’investissement et l’économie connaît une prospérité artificielle. Le fait que l’épargne diminue est aussi le signe que les consommateurs anticipent leur consommation et qu’ils prévoient de consommer moins à l’avenir. Ce point nous surprend peut-être car il est peu en rapport avec nos mentalités plus ou moins marquées de keynésianisme mais il correspond strictement à l’application de la théorie néoclassique de l’épargne ainsi qu’aux modèles théoriques des Nouveaux Classiques. Quoiqu’il en soit, c’est un élément crucial du retournement autrichien vers la dépression car il indique qu’au moment futur où l’appareil productif disposera du nouveau capital et sera en mesure de procurer plus de biens de consommation, les ménages ne voudront pas forcément les acheter. Ce point est souligné par Stefan Erik Oppers (2010). L’accumulation des tensions devant ultérieurement conduire à la crise est donc due à un facteur extérieur, la politique monétaire, qui s’ingère dans le processus spontané d’allocation des ressources. L’approche de la crise se veut donc « exogène », non en réponse à un choc aléatoire mais parce qu’on dit que l’action des banques centrales se situe en dehors du système. Enfin, la tension créée l’est dans le secteur productif, pas dans celui des actifs. Pour Hayek, les bulles d’actifs ne jouent pas de rôle signalé, du moins pas ouvertement. Au-delà d’une progression générale des investissements, la politique d’expansion monétaire a aussi pour effet d’introduire des distorsions dans leur structure. Certains projets, qui impliquent par exemple la mise en place de longs détours de production sont plus avantagés que les autres. De nos jours, les économistes de tendance autrichienne qui insistent sur ces « mauvais investissements » donnent pour exemple la poussée exagérée sur les projets de « nouvelle économie » à la fin des années quatre-vingt-dix ou sur les investissements immobiliers pour la crise de 2007 et le tout sur fond de stabilité du niveau général des prix. Pour la Grande Récession et ses origines politiques, Benn Steil (2010) montre du doigt la dérive monétaire de la Réserve Fédérale et les taux d’intérêt particulièrement bas facilitant ainsi l’endettement durant la période 2002-2005, la poussée des prix de l’immobilier et l’opération subprime ; mais il n’épargne pas non plus la politique budgétaire et fiscale US, coupable à ses yeux d’avoir encouragé cette distorsion des investissements en faveur de l’immobilier par des mesures de déductibilité d’impôt particulièrement avantageuses pour les ménages américains. De même, il s’appuie sur un travail du FMI (2009) pour proclamer que les régimes d’imposition des sociétés dans nombre de pays créent une incitation à des endettements et effets de levier exagérés à la fois pour les entreprises non financières et pour les acteurs financiers. S’agissant de ces derniers, Steil affirme que le système fiscal US avait dangereusement accentué la tendance à la titrisation, l’une des causes de la crise des subprimes et de sa diffusion internationale. L’ingérence des politiques économiques publiques dans le jeu du marché est donc selon lui et les « Autrichiens » une cause fondamentale de la montée vers la crise. Dans le cas des grands pays asiatiques (Japon et Chine) dans la deuxième moitié du vingtième siècle, l’origine de l’excès d’investissement dans les périodes d’expansion extrême a été recherchée du côté d’une rentabilité des exportations artificiellement maintenue par des politiques monétaires de manipulation du taux de change. Ce sur investissement du secteur exportateur est un autre exemple des déséquilibres préparatoires mis en évidence par la théorie autrichienne. A une époque plus reculée, Hayek lui-même avait pointé du doigt les ressources obtenues par les secteurs publics des pays occidentaux grâce à des politiques monétaires laxistes (années soixante et soixante-dix). L’origine de ces distorsions est la mise à disposition préférentielle des moyens de financement bancaires vers les secteurs incriminés. Le rôle allocatif des flux de crédit est une réalité désormais bien reconnue. Mais on ne peut soutenir cela sans admettre aussi que les valeurs d’actifs sont au cœur du jeu, valeurs mobilières de nouvelle économie, valeurs du secteur de l’énergie, valeurs des actifs immobiliers et même valeurs du secteur financier luimême…etc. Par ce biais, on rejoint indiscutablement les analyses centrées sur les bulles d’actifs qui mettent ensuite en avant les « déceptions » procurées par des rendements moins favorables qu’attendu et les renversements qui en résultent. Une autre idée pertinente de Hayek, c’est que les investissements dans la période d’expansion ressemblent souvent à des constructions de mécano dont la réalisation en phases successives prend parfois beaucoup de temps. La rentabilité ne s’assure qu’en fin de réalisation avec les dernières tranches réalisées. Comme au tennis, le match n’est gagné que si la dernière balle est bonne. Les anticipations reviennent en force si l’on évoque le moment de la crise et la récession qui suit. Le déclenchement est lié à un durcissement monétaire qui renverse les politiques de taux d’intérêt bas, durcissement qui s’impose plus ou moins selon le contexte institutionnel. Au départ, Wicksell faisait état de la nécessité pour les banques de maintenir la convertibilité en métal dans le système d’étalon or mais on peut aussi réfléchir à l’attitude des banques centrales vis-à-vis de l’inflation. Dans le modèle autrichien, l’expansion artificielle invoquée ne produit pas automatiquement une hausse accélérée des prix mais les autorités monétaires peuvent le croire et prendre les mesures préventives qu’elles jugent nécessaires. On a déjà évoqué cette cause pour la Grande Récession, les politiques monétaires de ciblage d’inflation s’étant durcies vers 2005 aux Etats-Unis et en Europe pour faire écho aux craintes de débordement des prix à moyen terme. L’un des apports les plus fondamentaux de la pensée autrichienne à l’analyse moderne et au modèle général Océan prend sa place ici, au moment inconnu du basculement vers la récession ou la crise. Pour les Autrichiens, ce moment ne peut être prévu rationnellement et rien, pas même l’accumulation d’études historiques ou économétriques, ne pourra le déterminer. Ludwig Von Mises (1966) écrit ainsi : « L’économiste sait qu’un tel emballement doit entraîner une dépression. Mais il ne sait pas et ne peut pas savoir à quel moment la crise se manifestera… Il n’existe pas de règle selon laquelle on pourrait supputer la durée de la hausse et celle de la dépression qui suivra » et plus loin : « S’il était possible de calculer les états futurs du marché, l’avenir ne serait plus incertain. Il n’y aurait plus ni profit ni perte d’entrepreneur. Ce que les gens attendent des économistes est hors du pouvoir d’un homme mortel » ajoutant encore : «… la raison d’être essentielle de l’agir humain est de parer aux évènements d’un avenir incertain ». On doit considérer comme profondément valides et « modernes » à la fois, l’incertitude naturelle des anticipations et l’opposition radicale à toute « prétention à la connaissance du moment » postulées par les Autrichiens. Une fois le « moment » passé, les faits s’enchaînent généralement comme suit : Certains projets d’investissement s’avèrent non rentables ou figurent comme tels dans les prévisions des entreprises. Les débouchés de consommation ne sont pas au rendez-vous ; les rendements de certains investissements qui étaient supposés faibles dès le départ s’avèrent l’être un peu plus et les projets qui devraient les compléter pour les rendre pleinement opérationnels sont soupçonnés d’en avoir de négatifs ; ils sont abandonnés et le match est perdu. Ceci se passe à un moment où les coûts financiers et de construction ont augmenté en fin de phase de prospérité suite à une tension sur les prix des facteurs. Il se produit donc des abandons de projets et des faillites. Les dettes accumulées en période d’euphorie doivent être remboursées face à des actifs dévalorisés et illiquides. Les projets s’arrêtent, des installations industrielles sont délaissées, la Bourse baisse, notamment pour les secteurs artificiellement dopés dans la période d’expansion et lorsqu’elles sont impliquées, les valeurs immobilières sont touchées. Ce dernier point correspond d’ailleurs moins à l’analyse autrichienne ancienne qu’à sa transposition récente à la crise des « subprime » et à ses suites européennes (Irlande, Espagne…). Normalement et ce peut être un moyen de tester empiriquement la véracité de la théorie, les déclassements et faillites touchent plus lourdement les secteurs industriels et immobiliers qui ont été les plus artificiellement stimulés dans la période d’expansion du crédit. On doit donc y trouver une plus forte proportion d’équipements les plus modernes. Les athlètes les plus dopés ne devraient-ils pas avoir les carrières les plus courtes ? Si l’on fait retour sur le modèle Océan, on s’aperçoit bien vite que les relations de politique monétaire et du marché des crédits seront au départ et au cœur du scénario. Ceci doit d’ailleurs être un motif de fierté pour l’analyse autrichienne qui fournit ainsi, « clefs en main », l’outil financier qui faisait encore défaut à l’analyse de la « Nouvelle Synthèse » il y a dix ans de cela. La baisse du taux d’intérêt bouscule directement l’équation de détermination du produit à laquelle elle transmet ses impulsions. Les anticipations n’y ont pas vraiment de rôle, du moins ouvertement même si l’on admet sans peine que l’appétit pour consommer et accumuler du capital suppose implicitement que les perspectives de revenu futur et de profit soient suffisamment dégagées. Mais c’est au moment de la crise que les perspectives du profit immédiat et futur retrouvent de leur importance. Tout tourne autour des investissements dont l’excès et la mauvaise structure lors de la phase montante du cycle se transforment en épée de Damoclès pour l’expansion et finissent par apporter la crise. Hayek s’était fait une réputation méritée en prédisant bien à l’avance l’éclatement de la Grande Crise de 1929 et en affirmant alors que rien ne pourrait plus l’empêcher. Dans le modèle général Océan ce sont les anticipations de profit qui, à un certain moment, décrochent brutalement et produisent la récession. On a vu plus haut que ceci se traduit également par une baisse anticipée puis constatée des valeurs d’actifs. Mais pour respecter le modèle autrichien, on évite de les mettre au premier plan. Sa lecture confirme l’idée exprimée naguère par Fritz Machlup (1976) selon laquelle pour les « Autrichiens » l’origine des crises est monétaire et financière tandis que l’essentiel de son déroulement s’effectue par le canal du couple « profits-investissements ». Section 3 Irving Fisher et les Monétaristes Dans un article consacré à la Grande Récession, Deepak Lal (2010) affirme que deux théories, celle des Autrichiens et celle de Fisher, contribuent de façon complémentaire à expliquer la crise de 2008. A l’explication de l’apport autrichien, l’essor artificiel de certains investissements répondant aux poussées de crédit monétaire, il combine celle de l’endettement excessif des agents, idée d’Irving Fisher. Reprenant ses conclusions et au cœur de la Grande Dépression, Irving Fisher (1933) expose sa « Théorie des grandes dépressions par la dette et la déflation ». On note en préalable qu’il est ici question des grandes fluctuations et non des plus modestes. Pour ces dernières, Irving Fisher avait naguère formulé une théorie de type « monétariste » selon laquelle la variation du niveau général des prix, dépendant elle-même de celle de la monnaie par la théorie quantitative, explique les mouvements modérés de l’emploi et de la production. Cet élément monétariste est d’ailleurs confirmé comme une partie du scénario qu’il propose pour les mouvements de plus grande ampleur. Revenant aux crises proprement dites et à l’actualité dramatique de 1933, Irving Fisher adhère pleinement au rôle du crédit dans la montée du cycle et plus particulièrement celui du caractère artificiel d’une politique monétaire laxiste, offre plus généreuse de fonds à des taux plus bas qu’il qualifie d’« argent facile ». Il souligne parallèlement les effets d’une demande plus grande de prêts, consécutive à de nouvelles opportunités de profit. Pour lui, ces dernières correspondent souvent à la catégorie des nouvelles innovations techniques « façon Schumpeter », et il annonce ainsi l’extension financière des modèles de « cycles réels ». Il en tire alors une conclusion à la fois banale et décisive : les crédits étant aussi des dettes, la phase montante du cycle « à la mode autrichienne » est celle d’un surendettement des agents les plus actifs et les plus dépensiers, et d’abord des entrepreneurs-investisseurs. On est frappé par la conjonction des anticipations de profit industriel classique et des spéculations d’actifs sur laquelle Fisher s’appuie pour justifier la tendance à un surendettement. On reste également impressionné par la façon dont il note l’obsession de certains acteurs pour les valeurs extrêmes de ces grandeurs, les queues de distribution trop optimistes du modèle général. La suite du scénario imaginé par Fisher est également remarquable. A un certain moment, les anticipations qui alimentaient l’expansion se renversent sous l’effet d’un commencement de pessimisme, d’une déception relative. Dès lors, les agents se trouvent eux-mêmes trop endettés et le système financier en prend conscience. Du côté des entreprises, ce sentiment pousse à se désendetter notamment par des ventes à bas prix, dites par l’auteur « ventes en catastrophe ». La dette excessive se mue donc en facteur de déflation. De même, la création de monnaie par demande de crédit se réduit, relayant ainsi la baisse préalable de la vitesse de circulation. Ces éléments produisent donc une déflation, diminution des prix qui marqua souvent les plus fortes crises du passé. Ainsi, la « Grande Crise » des années trente s’est accompagnée aux Etats-Unis d’une baisse des prix de détail de l’ordre de 40 %. Ce que dit alors l’optimiste « effet Pigou » c’est qu’une baisse des prix valorise les encaisses réelles des consommateurs et les porte à relancer leur demande. Pour Fisher au contraire, la déflation est cumulative et l’« effet Pigou » est submergé par le fait que la valeur réelle de la dette des agents augmente avec la baisse des prix. Si une personne doit 100 dollars et que le « pouvoir d’achat » du dollar s’accroisse en suivant la baisse des prix, cette personne voit s’alourdir la valeur de sa dette et elle se doit de réagir en tentant de la limiter. A cette fin, un consommateur cherche à épargner et une entreprise cherche à obtenir des recettes par de nouvelles ventes à bas prix ; ce comportement accélère la déflation. Ni symétries ni compensations complètes ne doivent être envisagées entre les débiteurs et les créanciers. Certes, ces derniers bénéficient bien d’un transfert apparent de richesse en relation avec la valeur réelle accrue de leurs créances mais par définition ils ne sont ni très dépensiers ni très entreprenants. Ajoutons que leurs perspectives quant à la valeur de leurs créances ne sont pas exactement symétriques de celles des débiteurs. En effet, ils tiennent compte du risque d’insolvabilité totale et partielle qui augmente avec le marasme des affaires ; ils provisionnent des sommes pour éponger les défauts futurs. Les créances qu’ils pensent « vraiment » recouvrer s’érodent avec la détresse de leurs débiteurs. Ainsi, les enchaînements déflationnistes connus sous le nom d’« effet Fisher » l’emportent sur l’« effet Pigou » et le désir de désendettement alimente la récession. A ceci s’ajoute un autre mécanisme récessionniste de la déflation, celui que produit l’attentisme des consommateurs et des acheteurs d’actifs mobiliers et immobiliers face aux anticipations de baisses futures des prix. Cet aspect n’est pas signalé tel quel par Fisher mais réapparait dans son scénario selon les termes de son époque, ceux d’une baisse de la « vitesse de circulation » de la monnaie. Il sera ultérieurement développé par Hyman Minsky. Aux temps de la Grande Récession de 2008, la lecture fishérienne s’est avérée très utile, en particulier en ce qui concerne le rôle de l’endettement des acteurs. Dans un article intitulé « Réduire la Dette » un auteur du FMI, Stijn Claessens (2012) reprend à son compte les arguments de Fisher et présente le cercle vicieux causé par l’obligation pour les agents de se désendetter tous en même temps afin de restaurer leurs bilans. En essayant de liquider des actifs, ils accroissent les risques de baisse du prix de ces actifs et se retrouvent ainsi en situation encore plus délicate. Au cours de cette crise récente, c’est l’endettement des ménages (crédits à la consommation et immobiliers) et celui des institutions financières qui ont joué le rôle le plus néfaste. Par rapport à la période d’avant boom, les rapports dettes sur revenu ou sur fonds propres s’étaient sensiblement accrus en cours d’expansion dans la plupart des pays. En revanche, les dettes des entreprises avaient généralement moins progressé. Après la crise, les blocages les plus graves se retrouvent évidemment là où les excès de crédit s’étaient manifestés au départ et par suite là où les bilans se sont le plus dégradés. En 2012, c’est-à-dire trois ans après le creux de cycle, le FMI y voyait encore les obstacles les plus grands à une reprise vigoureuse. Un autre élément important du déroulement de la récession est la hausse du taux d’intérêt réel. Ce fait avait été largement ignoré des responsables monétaires durant la Grande Dépression, trompés par l’apparence des taux nominaux déjà très bas. Plus tard, Milton Friedman et les Monétaristes signaleront ce point avec force et stigmatiseront cette erreur politique de la Réserve Fédérale. La baisse des prix fait qu’à taux d’intérêt nominal donné le taux réel, c’est-à-dire la charge véritable pour les emprunteurs, s’alourdit et rend encore plus difficiles la sortie du surendettement et la mise en œuvre de nouveaux projets. Irving Fisher, comme Milton Friedman après lui, préconise donc une politique monétaire plus laxiste, leur théorie quantitative rénovée commune leur insufflant un optimisme suffisant quant aux capacités des banques centrales à renverser le mouvement des prix, des affaires et de l’emploi. Du point de vue de Fisher et confirmée par les évènements récents, l’attitude des banques centrales reflète l’ambiguïté de leur rôle dans le mouvement cyclique : néfaste par son laxisme durant la phase montante et potentiellement bénéfique en évitant la déflation pendant la phase de récession. Ce dernier point ne fut pas toujours vérifié par le passé et on peut sans conteste affirmer que les banques centrales se sont converties en tirantles leçons de leurs erreurs, notamment celles commises au cours de la Grande Dépression. _______________________________________________________________________ Politique monétaire et crise de 1929 Ancienne Présidente des conseillers économiques du Président Obama, Christina Romer (2009) souligne à quel point la politique monétaire a joué le rôle majeur pendant la Crise de 1929 aux États-Unis. Une pratique à contresens, initiée par une Réserve Fédérale dépassée, a d’abord conduit à la baisse de la masse monétaire et à la déflation au cours des années 1929-1933. En France, un attachement opiniâtre à l'étalon or a bloqué la croissance de la masse monétaire et des crédits, provoquant ainsi un ralentissement durable dans l'accumulation du capital. A l'inverse, la Grande Bretagne a su tirer son épingle du jeu en renonçant à la convertibilité de sa monnaie dès 1931, ne subissant ainsi qu'une baisse très brève et peu marquée de sa production. Un peu plus tard, sur l'autre versant remontant de la Grande Crise, on peut noter une efficacité semblable. Après 1933 et pendant trois ans, la Réserve Fédérale des États-Unis a engagé une forte croissance de la masse monétaire (+17% par an) qui a permis d'écarter les tendances déflationnistes des années précédentes (les prix avaient baissé de 25% entre 1929 et 1933) et provoqué une forte expansion de la demande et de la production. Les premiers effets ont été sensibles pour l'activité dans les biens d'équipements, par exemple l'automobile, qui a profité de la baisse des taux réels anticipés. A contrario, la politique monétaire en se durcissant après 1936 face à des craintes d'inflation injustifiées a provoqué la rechute des années 1937 et 1938. De son côté, la politique britannique de monnaie "bon marché" relance le secteur de l'immobilier dès 1931. Enfin, la reprise ne survient en France qu'après 1936, lorsque les déficits publics furent monétisés et que les prix se remirent à monter. La politique monétaire est impliquée en premier lieu dans l'arrivée de la Grande Crise, en deuxième lieu par la responsabilité manifeste qu’elle porte dans sa gravité et en troisième lieu par sa capacité reconnue à en atténuer les effets et à en sortir vraiment. Les responsables actuels, instruits de surcroît par l’expérience japonaise, ont très vite compris le danger de déflation au cours de l’année 2009 et par leur politique de taux d’intervention très bas et de fourniture directe de fonds, ont réussi à l’éviter. Les étapes du modèle de Fisher seront prises en compte dans le modèle Océan. Les anticipations de profit, des actifs nets (actifs moins dettes), les craintes du système financier, la politique monétaire et son rapport avec le marché du crédit, tous ces éléments trouvent leur place dans les deux systèmes. L’apport typique de Fisher concerne le rôle de l’endettement et de la déflation. Si on ajoute que c’est la théorie néoclassique de la consommation due à Irving Fisher et reprise par la Nouvelle Synthèse qui sert à déterminer le produit du modèle on voit que nul héritage n’y est plus présent ; plus largement que les autres, keynésien et autrichien, celui de Fisher inspire la vision adoptée par Océan. Dans leur analyse dite « Théorie du taux naturel de chômage » ou encore « Thèse accélérationniste », Milton Friedman (1968) et Edmund Phelps (1968) prévoyaient des effets réels temporaires lorsque le taux d’inflation n’est pas correctement perçu par les offreurs de travail et de biens. Leur position revient à dire qu’une politique inflationniste de la demande n’a aucun effet réel à long terme mais peut en avoir à court terme si elle trompe les anticipations d’inflation de certains agents. Ceux-ci modifient alors leurs offres en s’appuyant sur des perspectives mal calculées de profit à court terme. Ainsi, Friedman pensait que les agents, face à des courants de variations des prix, ont une idée plus claire des prix des biens qu’ils vendent que des prix des autres biens, y compris ceux qui constituent ou constitueront leurs coûts. Ils sous-évaluent toujours une inflation qui monte et surévaluent toujours une inflation qui descend. La hausse de l’inflation se traduira donc par une vision faussée mais plus optimiste des perspectives de revenu et de profit, causant l’expansion des offres et demandes globales et du produit ; inversement pour la désinflation, qui crée une récession pour des raisons symétriques. A noter un aspect de la pensée monétariste trop souvent ignoré : ce sont plus les réactions de l’offre que celles de la demande qui transmettent ces déséquilibres et erreurs d’anticipations. Contrairement aux voies keynésiennes, qui empruntent essentiellement le bord de la demande, les voies monétaristes utilisent les deux côtés du chemin. Le modèle Océan prend d’autant plus facilement ces idées en charge que certaines de ses équations ont été consciemment aménagées à cette fin, en plaçant l’ « erreur sur l’inflation » dans certains de ses mécanismes. L’erreur sur l’inflation impacte les attentes de profit et les attentes de revenu pour le court terme. Mais on peut douter que ce chemin de réaction soit très large. Les idées monétaristes sur les fluctuations, appuyées sur la Théorie du Taux Naturel, ainsi que leur résurgence récente [Gregory Mankiw et Ricardo Reis (2001)] n’en constituent sûrement pas l’explication principale et ont peu de chances de fournir une cause plausible pour les crises plus graves. Petites houles sans doute mais pas tempêtes… Section 4 Les nouveaux classiques et l’école des cycles réels Quoi de plus naturel que la transition entre les idées monétaristes et celles des nouveaux classiques et partisans des cycles réels ? Elles se sont historiquement succédées, les secondes détruisant progressivement les premières avant d’aborder les fluctuations d’une façon totalement nouvelle et parfaitement irréaliste. L’affaire se passe dans les années soixantedix… Sargent et Wallace Pour Thomas Sargent et Neil Wallace (1975), les prévisions d’inflation sont élaborées rationnellement sur les bases d’une théorie quantitative de la monnaie assez simpliste, les agents les fixant en relation avec les taux de croissance des agrégats monétaires. En ces temps-là, ces derniers étaient censés représenter la politique des banques centrales menée pour tenir compte de la situation économique du moment (taux de chômage plus ou moins élevé que la normale à l’époque ou écarts de Taylor plus récemment). Les anticipations rationnelles du taux d’inflation E(pt) prises en compte dans les modèles, sont conformées à cette situation économique elle-même. Une valeur forte du taux de chômage, une valeur algébrique faible de l’écart de production, une valeur faible de l’écart de taux d’inflation, nourrissent conjointement les décisions des banques centrales en faveur d’une politique monétaire expansionniste mais aussi la hausse des prévisions d’inflation des agents. Cette hausse peut alors neutraliser complètement l’impact de la politique monétaire expansionniste sur les grandeurs réelles. Néanmoins, le résultat précédent, connu sous le nom d’ « impuissance de la politique monétaire », dépend beaucoup de certains présupposés : une fonction de variation du produit reliée seulement aux erreurs de perception de type « Friedman-Phelps », une hypothèse forte d’anticipations rationnelles, plutôt irréaliste et enfin une confiance aveugle accordée au lien entre la monnaie et les prix y compris à court et moyen terme. Les chocs monétaires ou budgétaires (par une extension due au principe d’équivalence de Robert Barro) ne parviennent donc à toucher les grandeurs réelles que s’ils sont inattendus, ce qui réduit fortement le rôle des mouvements de demande dans l’explication des fluctuations. De plus, le mode de formation des anticipations de l’inflation, de type « rationnel lourd » semble plutôt militer en faveur d’une économie assez stable en « temps normal ». Le modèle de Thomas Sargent et Neil Wallace, l’un des plus significatifs de l’école des Nouveaux Classiques, a donc bien du mal à se faire passer pour un modèle de fluctuations. C’est cependant sans compter avec au moins une de ses caractéristiques ouvrant à leur époque un nouveau champ de recherches : parmi les chocs aléatoires non prévisibles qui font « bouger » le produit et l’emploi dans l’un ou l’autre sens figurent non seulement des chocs ou surprises monétaires et d’autres chocs de demande mais encore des chocs d’offre. Si des chocs pétroliers, sociaux ou de compétitivité surviennent sans s’être fait annoncer, ils ont un impact sur les grandeurs réelles et leurs mouvements. Tout modèle de détermination du produit doit intégrer ces chocs et prévoir leurs processus de diffusion. Kydland et Prescott Les partisans de la théorie dite des « Cycles Réels » sont devenus légion au cours des années quatre-vingt. Ils ne gardent rien des « Monétaristes », bien au contraire. Ainsi, Finn Kydland et Edward Prescott (1982) poursuivent l’analyse de Sargent et Wallace et celle de Schumpeter en fixant leur attention sur les chocs de nature technologique. Croyant aux vertus des ajustements de marché, ils considèrent que des chocs technologiques de productivité xt entraînent l’économie par le jeu d’une propagation qu’opèrent les comportements rationnels de maximisation de profit et d’utilité des agents. Ainsi, une hausse inhabituelle du rythme progrès technique pousse à demander plus de facteurs de production complémentaires, dope la hausse des salaires et suscite une offre de travail particulièrement réactive, tous phénomènes conduisant à une augmentation de la production. L’impact initial est relayé par d’autres attitudes qui assurent la persistance des effets d’un choc donné. On retrouve sans s’étonner l’idée schumpetérienne des innovations technologiques comme sources de l’expansion. La diffusion et l’imitation des innovations s’effectuent de façon cumulative et se constituant en grappes expliquent le caractère saccadé de la croissance. En revanche, on imagine plus difficilement ce que peut signifier un choc « négatif » de productivité et le flux des idées n’ayant pas l’habitude de se renverser, c’est un handicap évident pour analyser les crises et les dépressions. Certes, le courant des Cycles Réels ne se limite pas à cette initiative de Kydland et Prescott et d’autres chocs réels ont pris leur place dans ses scénarios : catastrophes naturelles, conflits, prix des produits énergétiques (surtout et de façon totalement pertinente). De fait, ce courant apporte beaucoup à la théorie des cycles quand on délaisse le cadre des économies développées pour celui des pays en retard, souvent traumatisés par des catastrophes naturelles et humaines ainsi que par les chocs dus à la faiblesse de l’Etat. Pour tous les pays, développés ou non développés, il fait entrer en jeu les distorsions introduites par la politique budgétaire et fiscale. Ainsi, les partisans des cycles réels se sont courageusement attaqués à l’explication de la Grande Dépression des années 30 aux EtatsUnis, non pour prétendre qu’elle s’est déclenchée à partir d’un choc réel négatif (lequel ?) mais en montrant que les décisions étatiques du « New Deal » ont perturbé l’organisation industrielle et la structure des motivations avec pour conséquence la rechute de 1937. Cette école est profondément néoclassique, c’est-à-dire qu’elle analyse le fonctionnement de l’économie et les fluctuations à partir d’enchaînements régis par la recherche de l’intérêt particulier. Celui-ci s’exprime par des comportements rationnels dans un cadre général et institutionnel plus ou moins « cabossé » par des chocs externes ou des politiques publiques distorsives. C’est là un apport plus substantiel et plus novateur à la théorie des cycles. On devine une affinité entre l’école des cycles réels et ce qui fut appelé « économie de l’offre » ou « supply side » sous la présidence Ronald Reagan [Georges Gilder (1980)]. Les variations de la fiscalité et les réformes structurelles font partie des chocs réels qui perturbent en bien ou en mal le côté offre des marchés, influent sur la productivité et produisent des fluctuations non négligeables. Si la contribution majeure de ce courant « supply side » a été de donner les chances d’atteindre un potentiel plus élevé de croissance, il a aussi des lumières à apporter aux fluctuations par le lien qu’il établit à court ou moyen terme entre les mouvements des divers prélèvements fiscaux et sociaux, les coûts de production et finalement les motivations et l’intensité de l’offre immédiate. Dans Océan, l’équation privilégiant ces aspects est l’équation de détermination du produit avec son terme aléatoire, bien utile pour introduire les chocs d’offre, mais également celles des anticipations susceptibles d’influencer les grands choix de l’offre : travail ou loisir, consommation ou épargne, investissement productif ou bulles d’actifs. La faiblesse apparente de la théorie des cycles réels est son ignorance des aspects monétaires et financiers, du moins comme éléments moteurs du lancement des crises. Cela ne l’empêche pas d’utiliser des séquences de propagation incluant ces aspects, par exemple celle qui, partant d’un choc de productivité, touche les perspectives de profit et la demande de crédits pour investir qui conduit parallèlement à la création monétaire. Océan fait donc bien naviguer le bateau des « cycles réels ». Section 5 Victor Zarnowitz : Profit, Investissement, Crédit Victor Zarnowitz (1999), s’appuie sur les observations de sa chronologie type en suggérant un scénario « endogène » des fluctuations qui constitue pour nous un premier récit théorique. S’éloignant des modèles d’impulsion-propagation, il n’attribue aux causes extérieures exogènes qu’un faible rôle dans les fluctuations modérées d’après-guerre. Il constate d’abord que les cycles, s’ils ne sont pas absolument identiques, comportent une trame commune : « Au cœur des cycles, on trouve des mouvements en interaction dans les profits des entreprises, l’investissement et le crédit. Leurs expansions sont cumulatives et mutuellement renforcées et c’est la même chose pour leurs déclins. De plus, les trois facteurs jouent des rôles majeurs en expliquant ce qui se passe aux points de retournement à la baisse ou à la hausse de l’activité globale des affaires dans des économies de marché ». Le profit Les marges de profit sont déterminées bien plus par les variations de l’activité que par l’activité elle-même. Ainsi un ralentissement du taux de croissance est suffisant pour l’affecter, ce qui en fait un des premiers indicateurs avancés du cycle. On parle à cet égard d’ «accélérateur du profit». Cette baisse du taux de profit influe sur les décisions d’investissement dans la mesure où, dans une économie en mouvement, les profits servent à la fois d’incitation à l’entreprise et de moyen d’action. Plus largement, le taux de profit est relié à toute une série de variables : Positivement du taux de croissance de la production ; du progrès technique ; du rapport des prix de vente aux coûts de production. Négativement du taux d’intérêt à long terme ; du taux d’inflation ; du risque. Les influences estimées sont conformes aux attentes théoriques. Elles permettent d’expliquer le taux de profit qui, à son tour, influence l’investissement. Ainsi, après un certain temps d’expansion, la hausse des coûts C par rapport au prix de vente entame la profitabilité. Certains y voient la façon la plus « classique » de mettre fin aux expansions, lorsque la poussée des salaires menace soit de dégénérer en hausse des prix, soit plus directement d’amputer les profits des entreprises. Mais d’autres facteurs peuvent aussi intervenir pour freiner l’expansion qu’il s’agisse de la baisse de la demande (g plus faible), d’une montée du risque s ou d’un ralentissement de la productivité (valeur plus faible de h). A cet égard et particulièrement cruciaux, les investissements risqués, mal engagés ou excessifs durant la période d’euphorie et qu’on ne peut stopper sans pertes, déterminent souvent une baisse de la confiance sur les marchés financiers ou pour les consommateurs. Le modèle se focalise plutôt sur des épisodes aux mouvements économiques modérés correspondant aux observations américaines d’après-guerre. L’investissement facteur de croissance et d’instabilité L’investissement est fortement relié au profit et ce pour trois raisons majeures : (1) Les profits élevés d’opérations passées ou présentes sont à la base d’anticipations de profits également élevés pour le futur. (2) Les profits non distribués sont la source de financement la moins chère et la plus commode pour les nouveaux projets. (3) Les performances de profit des entreprises sont un signe de qualité de leur gestion passée et servent leur réputation pour l’accès au crédit ou aux financements externes. A court terme, Victor Zarnowitz pense que la relation va surtout des profits vers l’investissement ; à long terme ce serait plutôt l’inverse : plus d’investissement génère plus de croissance ce qui accroît les profits qui à leur tour entraînent plus d’investissement…etc. Le processus est alimenté du côté financier par l’expansion du crédit et de la base monétaire et du côté de la demande par l’accroissement des revenus et la confiance des consommateurs, des investisseurs et du monde des affaires en général. Les investissements couronnés de succès permettent donc aux objectifs de profit d’être atteints, aux revenus et à l’épargne de s’accroître et au capital de s’accumuler. Déroulement du cycle Dans les premiers stades d’une expansion, sa continuation peut être jugée incertaine. On engage alors des projets d’investissement sages. Les taux d’intérêt, bien que variant de façon pro-cyclique ont tendance à rester à la traîne (ce qui s’est encore vérifié en France entre 1998 et 1999 puis après 2009 au moment des reprises). Philippe Cagan prétend même que plus le retard d’évolution des taux d’intérêt après un creux conjoncturel est marqué et plus l’on peut s’attendre à un renforcement de la reprise en durée et en intensité. Les profits, qui avaient déjà tendance à s’améliorer dans la phase précédente, sont encore portés à la hausse par la baisse des coûts unitaires et l’accroissement de la demande (selon l’équation présentée plus haut). Les institutions financières, elles-mêmes optimistes, apportent leur concours aux nouveaux projets en développant leurs prêts. En pratique, on observe que les taux de profit présentent des mouvements procycliques plus avancés et plus importants que les taux d’intérêt. Il en est de même des flux de crédit qui s’écoulent à des taux inférieurs au taux « naturel » (selon la terminologie mise en honneur par Knut Wicksell). Une Bourse qui « monte » est l’un des aspects de cette expansion et c’est encore un facteur favorable. Elle permet un financement moins onéreux des projets et elle produit des « effets richesse » profitables à la consommation. Cependant il existe un réel danger d’excès de confiance et de prises de risques trop grands dans ce type de situations des marchés s’exprimant parfois en « bulle financière ». Retournement Le retournement de la conjoncture peut venir de la présence en nombre de plus en plus grand de projets d’investissements mal engagés ou d’un surinvestissement créant des surcapacités ici ou là avec parfois des pertes. Ces « ratés » sont inévitables parce que les calculs a priori de la rentabilité des projets d’investissement sont toujours entourés d’une grande incertitude. Quand de telles erreurs sont découvertes, elles altèrent le climat de confiance. Elles ne sont d’ailleurs pas découvertes tout de suite ou dans les phases initiales de l’expansion car à ces moments, la masse des projets sains et profitables entraîne la demande et permet d’effacer les quelques problèmes rencontrés. Mais la situation peut changer si les taux de profit ou la demande se ralentissent. Les excès de capacité se révèlent alors et les mauvaises dettes ne peuvent plus être rattrapées. Victor Zarnowitz imagine cinq scénarios pour expliquer le basculement vers la récession : Une baisse de la croissance, quelquefois provoquée par des goulots d’étranglement, réduit les profits et les investissements. La réduction du taux de profit se combine à la hausse des taux d’intérêt pour rendre les investissements moins attrayants. Le taux effectif a tendance à passer au-dessus du taux « naturel ». Les défaillances d’entreprises ou d’établissements financiers se produisent, les dettes devant être apurées. Les organismes de crédit deviennent plus prudents et peuvent passer à des restrictions brutales de crédit. Celles-ci interviennent le plus souvent en récession. Les bénéfices des entreprises ne sont pas à la hauteur des espérances des marchés et le prix des actions baisse. Ce phénomène est accentué en cas de « bulle financière » préalable, la baisse étant d’autant plus forte que les cours sont montés haut auparavant. Comme pour Keynes, la baisse des investissements est le premier phénomène marquant la récession, avec pour corollaire une insuffisance de demande globale. Les choses sont aggravées par les mouvements des salaires : si les entreprises ont généralement tiré parti des retards de salaires en période de reprise, elles souffrent à l’inverse d’un retard d’ajustement à la baisse en cas de récession. De plus, les anticipations de baisse des prix peuvent conduire à différer les dépenses de consommation, ce qui aggrave la baisse de la demande. Il arrive cependant un moment où les perspectives de profit se redressent face à des taux d’intérêt et de salaires qui se remettent à baisser ou stagnent. On retrouve alors le début de l’histoire… Conclusion La thèse de Zarnowitz, articulée sur les relations entre les profits, les investissements et le crédit présente des cycles comme des phénomènes auto-entretenus. L’auteur rejette ainsi l’idée selon laquelle les fluctuations ne s’expliqueraient que par des chocs aléatoires suivis d’une propagation. Ceci ne signifie pas qu’il refuse l’existence de tels chocs ni celle de leur impact sur l’économie mais simplement qu’ils ne constituent que des causes secondaires, transitoires et épisodiques des mouvements de l’activité. Pour lui, les cycles ont un caractère principalement endogène, même si certains chocs importants (guerres, politiques monétaires et budgétaires) peuvent aussi jouer un rôle. Les leçons tirées de ce modèle sont fondamentales. Comme souligné et repris plus loin dans le modèle Océan, les grandeurs qui lancent et entretiennent les fluctuations sont les anticipations de profit, l’investissement et les crédits. S’agissant de l’investissement, l’auteur lui a donné le rôle central, rôle que nous promouvons aussi, tant pour les fluctuations économiques que pour le rythme de croissance et qui inspire complètement cet ouvrage. Le schéma traditionnel d’impulsion-propagation est intégré mais débordé, une large place étant faite aux cas où les crises surviennent après l’accumulation des tensions de la période d’expansion. Le modèle de Zarnowitz, écrit trop tôt et en référence principale aux fluctuations modérées d’après-guerre, eut été sans doute différent s’il avait pu tirer les leçons de la Grande Récession de 2008. En insistant à la fois sur les anticipations et plus sur la profondeur des dérèglements financiers, Océan prolongera ce modèle à la lumière de ces évènements. Section 5 De Juglar à Minsky, jusqu’à Borio : L’école financière Un autre courant attire spécialement notre attention, celui qui fait de la versatilité et de la fragilité du système bancaire et financier l’une des causes majeures des crises. Quand on prend soin de séparer les fluctuations modérées des crises profondes, on voit que ces dernières comportent souvent un épisode financier ou bancaire qui rend leurs conséquences beaucoup plus graves en termes de perte de croissance, de chômage et d’endettement public. Certes, au cours du chemin déjà parcouru dans l’histoire de la pensée, les conditions de crédit ont déjà été invoquées et nombreux sont les auteurs du passé à avoir excellemment montré combien la période d’euphorie de l’expansion précédait et expliquait tout à la fois la crise et ses conséquences. Pourtant, dans ce groupe, les promoteurs de l’idée de crise financière se distinguent en se plaçant le plus souvent du point de vue des offreurs de crédits, les banques et autres organismes financiers dont les emballements d’avant crise et les vicissitudes immédiatement avant ou au cœur de celle-ci sont considérés comme la cause principale de la tempête. Juglar, l’inventeur français Clément Juglar (1862) fait du crédit à la fois le vecteur du progrès et la source unique des graves instabilités cycliques. Muriel Dal-Pont Legrand et Harald Hagemann (2009) considèrent que pour Juglar : « Le crédit, parce qu’il permet à l’enthousiasme de s’exprimer, accentue les problèmes d’anticipation des marchés et attise les comportements spéculatifs ». Juglar évoque ainsi l’ « abus de crédit », qui se produit lorsque le crédit ne finance plus les activités productives. Les crédits « fictifs, douteux, artificiels » relevant d’un comportement spéculatif des banques sont les signes de cet « abus de crédit » qui provoque d’abord la fragilité puis la crise financière. En conséquence, l’évolution des comptes des banques représente une sorte de baromètre annonciateur de la tempête. On trouve là ce qui sera l’originalité de cette école de pensée, c’est-à-dire voir l’excès et le dévoiement du crédit vers les marchés d’actifs qui sont les fautes du système financier et se concluent par de graves déséquilibres. Juglar lui-même ne considérait d’ailleurs pas que ces fautes fussent habituellement évitables. On voit alors qu’une façon intelligente de lire ce baromètre c’est non seulement de regarder les dépassements de crédits mais aussi la structure des actifs au bilan des institutions financières. Cette remarque prend tout son sel à une époque (2016) où l’on déplore l’insuffisance de fonds pour financer les investissements productifs et où les banques détiennent de plus en plus d’obligations rendues exagérément attractives par la baisse délibérée des taux d’intérêt. A noter cependant que dans l’observation du rapport de crédit (Crédits/Y) et de son dépassement, cette idée s’exprime déjà en partie puisque l’on peut légitimement supposer que les investissements productifs suivent en gros une tendance commune avec le PIB ; les dépassements du rapport constatés avant les crises ont alors toutes les chances d’être spéculatifs ou en lien direct avec une forme de spéculation (titres, devises, immobilier). Minsky, la référence anglo-saxonne Cette façon de voir a été reprise et popularisée dans le monde anglo-saxon par l’œuvre d’Hyman Minsky (1986) qui range les formes de finance en trois cases : la finance prudente, où les emprunteurs utilisent normalement leurs profits pour rembourser leurs dette, la finance spéculative où seuls les intérêts sont versés et enfin la finance « Ponzi » lorsque la dette fait boule de neige des intérêts non payés. Dans son analyse de la montée des périls, Minsky évoque la fragilisation du secteur financier qui se développe sur le très long terme, lorsque les modes de financement des investissements et plus globalement les crédits passent progressivement d’une case à l’autre. Cette dérive vers une prise de plus grands risques se produit paradoxalement parce que les crises dramatiques du passé ont laissé des traces institutionnelles et politiques assurant une certaine stabilité financière pendant de longues périodes et donnant un sentiment de stabilité, de confiance et d’impunité sur les marchés de crédit. Il est vrai par exemple que la Grande Dépression a laissé des souvenirs cuisants et réduit la part et la progression de la finance, assurant ainsi des décennies de stabilité qui ont endormi la méfiance des acteurs financiers et conduit à leurs débordements ultérieurs. L’excès de confiance conduit à l’imprudence et à la recherche de profits par tous les moyens qui débouche sur la dégradation de la qualité des relations de prêt. En expansion, l’imprudence prend souvent la forme d’innovations financières qui foisonnent et la menace se précise par des effets de levier de plus en plus élevés et par l’accumulation de dettes de moins en moins sûres. La spéculation s’empare alors du système en entraînant la hausse mal contrôlée du prix des actifs. Pendant cette période d’euphorie, les risques sont donc sous-estimés. Lorsque survient le coup d’arrêt, les acteurs du marché du crédit tendent au contraire à les surestimer et sombrent dans le pessimisme. Plus grande aura été la confiance préalable et plus forte sera la panique quand les débiteurs ne pourront plus payer. Ceci rejoint les thèses d’Anat Bracha et Elke U Weber (2012) qui envisagent les paniques des agents comme l’expression d’un sentiment de perte de contrôle. Les écrits d’Hyman Minsky étendent l’analyse keynésienne au domaine financier en promouvant une « théorie financière de l’investissement ». Oublieux de son rôle dans l’offre et la croissance, il n’aime d’ailleurs pas beaucoup l’investissement, qu’il considère seulement sous l’angle de la demande et de son financement par l’emprunt. Il l’estime à juste titre instable et le rend globalement responsable de la « financialisation » de l’économie. En politique économique, Minsky défend les dépenses publiques auxquelles il décerne le mérite de soutenir la demande globale défaillante en récession et celui de fournir au système financier des actifs sûrs pour stabiliser ses bilans. En bon keynésien, il va même jusqu’à prétendre que les déficits publics accroissent les perspectives de profit des entreprises et contribuent ainsi à les rassurer durant la tempête. Les banques centrales sont aussi jugées très utiles dans leur rôle de « prêteurs en dernier ressort » permettant, par la fourniture de liquidités, d’éviter la vente hâtive des actifs des banques, l’effondrement de leur valeur et la cascade des faillites. Bernanke, Gertler… Ben Bernanke, Marc Gertler (1995) et quelques autres ont développé une notion qui fut souvent invoquée lors de la dernière crise de 2008, celle d’ « accélérateur financier ». La contribution ne va pas principalement à l’origine des chocs financiers mais à l’accentuation de leurs tendances positives ou surtout négatives. L’accélérateur financier se rattache au « canal du bilan » ou « canal large du crédit » de transmission monétaire et financière et trouve son origine dans les asymétries d’information sur les marchés de crédits, bancaires ou non bancaires. Il implique qu’une baisse de la valeur anticipée des actifs nets des emprunteurs et la détérioration de leur trésorerie affectent le risque financier de défaut ressenti par les prêteurs et entraîne de leur part un durcissement des conditions financières, creusant ainsi l’écart entre le coût du financement externe et celui de l’autofinancement. A son tour ce durcissement et les restrictions de crédit qui l’accompagnent abaissent les perspectives de production et de profits présents et futurs des sociétés et par une éventuelle déflation peuvent augmenter la valeur de leurs dettes. La boucle se ferme ainsi par une nouvelle baisse de la valeur anticipée des actifs servant de garantie aux emprunteurs. Cette boucle dépressive est l’une des causes de l’approfondissement de la crise financière et offre une des raisons de son impact sur la récession de l’activité réelle. Les processus d’amplification décrits dans l’accélérateur financier seront l’exemple même choisi pour illustrer la propagation des fluctuations au cœur du modèle Océan. Claudio Borio Un bénéfice (tout relatif) procuré par la « Grande Récession » est qu’elle a suscité pléthore de travaux théoriques et empiriques pour comprendre les crises en suivant la ligne tracée par les œuvres de Fisher, Juglar et Minsky. Ainsi Claudio Borio (2012) a développé le concept de « cycle financier ». Il ne se borne pas au cycle du crédit mesuré par les dépassements par rapport à sa progression normale mais il l’enrichit de celui des valeurs d’actifs (notamment immobiliers). Il indique que ce cycle financier peut être défini comme : « dénotant des interactions se renforçant mutuellement entre les perceptions de valeurs et de risque, des attitudes vis à vis du risque et des contraintes de financement, l'ensemble se traduisant par des booms suivis par des crises. Ces interactions peuvent amplifier les fluctuations économiques réelles et peuvent conduire à des détresses financières profondes et à des dislocations économiques ». Le déclenchement des crises financières est rendu inéluctable et se produit quand la montée des « imprudences » financières rapportées conjointement par les dépassements de crédit et les poussées de valeur d’actifs finit par se transformer en stress financier aigu. Il existe de nombreux indicateurs disponibles pour saisir cet instant crucial, notamment les indices de stress financier (celui calculé par la Réserve Fédérale de Saint Louis est l’un des plus connus), qui concrétisent la citation de Claudio Borio. Le cycle financier a une fréquence plus faible, en gros deux fois moindre, que celle du cycle réel traditionnel au sens du NBER, ce qui signifie qu'il existe depuis quatre décennies à peu près une moitié d’épisodes cycliques dont le "pic" ne coïncide pas avec celui des mouvements de crédit. Mais tout retournement du cycle financier entraîne aussi un retournement réel, un pic du cycle financier marquant toujours le début d'une crise financière. Le fait qu'une récession puisse être « simple » ou au contraire « associée » à une crise financière se traduit en termes de gravité des conséquences, d'ampleur et de durée ainsi que de niveau du chômage. Une récession réelle est "associée" à une crise financière lorsque cette récession démarre en même temps ou après le commencement d'une telle crise. Par exemple, dans le cas récent, la bulle des crédits "subprime" a éclaté à l'été 2007 tandis que le NBER date la récession américaine de décembre de cette même année. Une étude menée par le FMI (avril 2009) recense une quinzaine de crises "associées" de ce type depuis 1973. Les cas rassemblés permettent de définir les caractéristiques propres à ces récessions et ce qui les différencie des autres ralentissements conjoncturels. L'analyse fait apparaître que les crises "associées" combinent toutes à l'origine une vive expansion préalable du crédit, des prix immobiliers en hausse, une surchauffe des marchés des biens et du travail et une perte de compétitivité extérieure, tous éléments rencontrés dans les analyses Juglar-Minsky et que l'on a encore observé pour la crise américaine récente. Les difficultés sont plus grandes pour une reprise car les divers agents se trouvent acculés à la nécessité de restaurer leur bilan pour réparer la perte de valeur de leurs actifs. Les comportements de précaution se maintiennent à tous les échelons du système ce qui retarde en particulier la relance des investissements. Par sa construction même et l’accent mis sur les valeurs extrêmes du risque financier le modèle Océan reprendra l’essentiel de cette analyse commune à Juglar et Minsky modernisée par Borio, Ben Bernanke …etc. L’hyper-présence des questions financières, les spirales d’anticipations successivement trop ou pas assez optimistes du risque d’insolvabilité et des profits, les liens avec les marchés d’actifs et l’effet boule de neige de la déflation des prix des biens et d’actifs, sont des éléments adoptés par Océan. Mars 2017 Bibliographie Aftalion, Albert (1913) : « Les crises périodiques de surproduction » 2 volumes, Ed Rivière, Paris. Bernanke, Ben et Gertler, Marc (1995) : « Inside the Black Box : The Credit Channel of Monetary Policy Transmission », Journal of Economic Perspectives, 9(4), automne. Clark, John. Maurice (1917) : « Business Acceleration and the Law of Demand : A Technical Factor in Economic Cycles » in « Readings in Business Cycles Theory » : Blakiston, Philadelphia. 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