1, Marcel Mauss attirait l`attention sur 1`existence de faits sociaux

PRESENTATION
Dans son « Essai sur le don
»1,
Marcel Mauss attirait l'attention
sur 1'existence de faits sociaux totaux, ä la fois juridiques, economiques,
religieux, esthetiques et morphologiques, des faits depassant de fawn
si
manifeste
les approches cloisonnantes des
diverses
disciplines qu'ils
appelaient une reflexion sur leurs points de convergence. Le potlatch,
cc singulier systeme de dons et de contre-dons qui rythmait la vie de
societes archaiques et notamment oceaniennes, etait pour lui un exemple
privilegie du fait social total.
Ne
permettait
-il
pas au demeurant d'eclairer
aussi la prehistoire des rapports economiques et juridiques dans les
societes europeennes ? S'il est une forme d'echange qui
fasse
intervenir
de multiples determinations dans les societes concernees, c'est bien celle
qui preside aux transferts culturels
entre
deux espaces nationaux. Bien
qu'il faille resister ä la tentation de mener trop loin le parallelisme
entre
les contacts qu'entretiennent des societes primitives et ceux qui
s'operent
entre
des societes europeennes
modernes,
l'idee selon laquelle
les equilibres fondamentaux des deux systemes culturels sont mis en
question dans 1'echange semble devoir titre admise dans les deux cas.
De meme que le don est une maniere de soumettre ä son pouvoir
celui au profit duquel
il
s'effectue et provoque necessairement des
reactions de defense, de meme le couple don/emprunt en matiere
culturelle aboutit
-il
ä des strategies de defense ou de dissimulation.
Cousin, dans son cours, se garde de citer directement Hegel qui l'inspire,
et la France republicaine apres 1870 n'est guere
preie
ä admettre qu'elle
aligne son universite sur un
modele
d'outre-Rhin, lors meme qu'elle
envoie ses meilleurs etudiants en Allemagne.
Le transfert culturel est constitutif ä la fois de la culture qui recoit
et de celle qui donne. Aussi chacune
ne
peut-elle en reconnaitre
1. Marcel Mnuss, « Essai sur le don. Forme et raison de l'echange dans les societbs
archatques »‚
Annee sociologique,
seconde serie, t. I, 1923-1924, p. 30-186.
Revue de
Synthese:
IV S.
N° 2, avril-juin 1988.
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SYNTHESE : IV
° S. N° 2, AVRIL-JUIN
1988
1'existence sans risquer de s'aliener. La position des acteurs d'un echange
n'est doncjamais clairement exprimee,
eile
doit se decrypter. Les interets
de la culture receptrice exigent qu'elle confere au don un sens adapte
ä la situation du moment. De meme qu'il est vain de chercher le sens
d'un echange d'objets
entre
deux societes oceaniennes en dehors de
la pratique meme de 1'echange, de son rituel et de l'usage fait de l'objet,
de meme on peut difficilement determiner le sens d'un bien culturel
transfere en dehors des besoins specifiques du pays d'accueil. De
ce
fait, les transferts
ne
peuvent pas s'operer ä un niveau culturel
homogene.
Teile
doctrine philosophique devient une forme de pensee politique,
teile science se mue en pratique culturelle : ce sont souvent des niveaux
heterogenes
de l'organisation sociale qu'il convient de mettre en relation
pour comprendre un transfert. Mais si deux cultures
ne
peuvent se
confronter terme ä terme, si l'on
ne
peut guere analyser l'incidence
d'une litterature ou d'une science sur la litterature ou la science
correspondantes dans le pays voisin sans se heurter aux apories de
l'incommunicabilite ou des contresens productifs, le caractere de fait
social total du transfert culturel n'en est que mieux mis en evidence.
Les processus d'acculturation faisant intervenir les equilibres
complexes des societes mises en presence
ne
peuvent
eire
l'objet que
d'une apprehension synthetique. L'ethnologie et l'anthropologie sont
traditionnellement les disciplines les mieux susceptibles de realiser ces
approches globales. Mais
la dimension historique fondamentale des
societes europeennes leur echappe
peu
ou prou, elles
ne
disposent pas
de modeles convaincants pour le traitement des traditions ecrites. Or
etudier les transferts culturels
entre
la France et l'Allemagne au xviite et
au xl siècle, c'est avant tout critiquer des textes. L'un des problemes
theoriques poses par la description des transferts culturels est donc celui
de 1'articulation de 1'anthropologie sur 1'histoire. Le chemin n'est pas
au demeurant moins long ä parcourir pour l'une que pour 1'autre des
deux disciplines. L'extreme extension du terrain d'observation leur est
contraire ä toutes deux. Aussi sera-t
-il
necessaire de la compenser par
une faible extension des cas modeles ä partir desquels pourra titre etudie
le transfert. Ce
retour
au particulier, voire A 1'anecdotique et au
contingent,
illus
tr
e
ä la fois la difficulte pour les sciences historiques
A se debarrasser completement de 1'evenement et un goüt de 1'anthropo-
logie pour le temoignage individuel, lorsque celui-ci
ne
se substitue pas
aux modeles theoriques.
Situee dans un
va
-et-vient
en
tr
e
les cas particuliers et les recherches
de modelisation, 1'etude des transferts culturels se divise tres vite en
sous-champs dont 1'enumeration peut difficilement We exhaustive. Pour
les relations
entre
la France et l'Allemagne au xIxe siècle,
il
est Clair
M. ESPAGNE, M.
WERNER
: PRESENTATION
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que l'historiographie, la philosophie, l'histoire des sciences, la philologie,
meritent d'etre particulierement etudiees, car c'est A
travers
elles que
se constitue l'identite
nationale
des societes en presence au sens
moderne
— et peut-titre transitoire — du terme de nation. Les &changes dans
le domaine des conceptions scientifiques ont, quant
a
eux, l'interet de
mettre en evidence les enracinements institutionnels et culturels des
systemes de connaissance et de reintegrer les sciences exactes dans le
giron des cultures, dont les tentations systemiques n'ont jamais
Pu
completement les tirer. Le terme meme de culture, denominateur
commun des sciences de l'homme, represente un objet d'investigation
des transferts culturels pour les multiples definitions croisees dont
il
a fait l'objet.
Il faut
noter ä ce propos que les termes qui servent ä
parler d'un transfert (culture, science, histoire, philologie) ont une
acception profondement dif 6rente selon le contexte national dans lequel
ils sont utilises. C'est ä la fois une fatalite et aussi une richesse des
recherches sur les transferts culturels que de relativiser en permanence
leurs instruments conceptuels, de faire apparaitre le phenomene dont
il
s'agit de traiter au cceur des notions qui pourraient l'apprehender.
Cette rupture dans les mots eux-memes tend A susciter un interet
particulier de la part de chercheurs et ä se thematiser. On voit paraitre
des ouvrages
comme
le recent
Ethnologies en miroir
d'Isac Chiva et
Utz Jeggle
2
,
qui tentent de confronter en une relation binaire l'etat
des lieux d'une discipline en France et en Allemagne.
Mais
dans
quelle
mesure l'ethnologie structuraliste et la
«Volkskunde
» sont-elles vrai-
ment une
Beule
et meme discipline? Et
ne
risque-t-on pas de comparer
des donnees incommensurables ? Du moins la notion de miroir a-t-elle
le grand interet de mettre l'accent sur le rapport A soi-meme, le
questionnement de son identite qu'implique immediatement la mise en
relation d'un champ disciplinaire en France et en Allemagne. La
philologie et l'historiographie ont aussi ete des miroirs
entre
la France
et l'Allemagne. Cette specificite exclut l'utilisation d'une methode
directement comparative, calque& sur le
modele
de la grammaire indo-
europeenne et cherchant A reduire les differences A un substrat commun.
L'etude des transferts culturels met en evidence des processus de
diflerenciation distincts en France et en Allemagne. Ce terme clef de
la sociologic des systemes designe chez Niklas Luhmann la dualite du
monde environnant et du systeme
3
. Or les systemes evoluent en
reproduisant ä l'interieur d'eux-memes cette opposition du systeme et
2.
Ethnologies en miroir. La France et les pays de langue allemande.
Essais r6unis
par Isac
CHIVA
et Utz
JEGGLE,
Paris, Maison des sciences de I'homme, 1987.
3. Niklas
LUHMANN,
Soziale Systeme. Grundriß einer allgemeinen Theorie,
Franefort,
Suhrkamp,
1984.
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REVUE DE
SYNTHESE
: IV' S. N° 2, AVRIL-JUIN
1988
du monde. Cette autosegmentation, devenue objet de communication
sociale, modifie en permanence les donnees « semantiques » de la
communication. Les systemes aptes A assurer leur reproduction et dont
chaque moment fonctionnel est oriente sur l'unite de 1'ensemble sont
autorefbrentiels. Si les disciplines qui se partagent le champ du savoir
sont de tels systemes, on
ne
peut donc comprendre leur valeur propre
et leur incidence sur une culture d'accueil que si l'on se donne les
moyens de suivre le processus de dif 6renciation dont elles sont issues.
Independamment de la terminologie tres particuliere de Luhmann,
il
importe d'observer en France et en Allemagne les formes de division
institutionnalisees du savoir (sections de l'Institut, programme des lycees,
chaires de la
Sorbonne
ou du College de France, tableaux generaux
des sciences, etc.), pour voir quel a pu titre ä un moment donne le
point d'impact d'un emprunt ä l'Allemagne. Les relations, en effet,
s'etablissent moins
entre
des champs
homonymes
qu'entre des domaines
qui occupent des situations equivalentes dans la geographic interne de
chaque culture. Seule la prise en compte de cc decalage « geographique »
peut permettre aux recherches sur les transferts de s'arracher ä la pure
confrontation de paradigmes petrifies.
Se detournant de la logique interne de
teile
ou
teile
discipline, de
l'autoreference des systemes, les transferts culturels franco-allemands
appellent des analyses qui ressortissent aussi ä la sociologic du savoir,
ä une mise en perspective des connaissances. Celle-ci implique elle-meme
que l'on se situe dans la dimension historique de la culture, celle que
parcourt Norbert Elias dans son
Processus
de la civilisation".
Parallele
-ment,
il
convient d'insister sur le travail de reinterpretation qu'effectue
chaque culture en s'assimilant des emprunts exterieurs. En traversant
la frontiere, 1'« objet » culturel change non seulement de place, mais
egalement de sens. Ainsi par exemple, la reception francaise de l'oeuvre
de Max Weber s'opere-t
-alle
selon des options et sur des bases
specifiques, beaucoup plus revelatrices de la vie intellectuelle francaise
que de l'oeuvre
olle
-memo
5
. De meme, on peut voir dans la nouvelle
Alltagsgeschichte
(histoire du quotidien) allemande, qui tente de depasser
le structuralisme «
pur
et dur » des annees soixante, un effet paradoxal
de l'introduction de 1'ecole historique franraise en Allemagne
6
. C'est
4.
Norbert
ELIAS,
Ober den
Prozeß
der
Zivilisation,
nouv. ed., Francfort,
Suhrkamp,
1981.
5.
Cf. Michel
POLLACK,
Max Weber en France. L'itineraire d'une azuvre, Cahiers de
l'IHTP,
3, juillet 1986.
6. Cf. Harmut
KAELBLE,
« L'histoire sociale en France et en Allemagne Fbd6rale :
de 1'ignorance cordiale aux promesses d'un nouveau dialogue »,
Bulletin d'information
de la Mission historique franfaise en Allemagne, 12,
juin 1986, p. 9-28.
M. ESPAGNE, M.
WERNER
: PRESENTATION
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dans la reinterpretation et dans les « changements de paradigmes » qui
en resultent que se jouent le sort des emprunts culturels et leur effet
sur la vie intellectuelle du pays d'accueil.
Pour le xixe siècle, 1'etude des transferts culturels franco-allemands
renvoie toujours ä une figure exemplaire qui plus qu'aucune autre a
determine en reference ä l'Allemagne l'organisation du savoir institution-
nalise en France : Victor Cousin. On sait que le fondateur de 1'eclectisme,
apres avoir entretenu avec les protagonistes de la vie intellectuelle
allemande de son époque des relations dont temoigne son abondante
correspondance, a exerce sur 1'Universite francaise un pouvoir hegemo-
nique tel qu'aucune nomination de professeur n'etait envisageable sans
son assentiment. L'interet pour la philosophie de l'histoire, pour la
philologie, sont contemporains de son passage aux affaires. Or on a
longtemps defini le cousinisme de fawn parfaitement negative
comme
un contresens total sur la pensee allemande de son époque, une
interpretation naive des controverses allemandes. Ce jugement tend ä
se nuancer si l'on tient compte de ce qui etait en fait son souci majeur :
la conjoncture politique et sociale de la France de son temps. Si Cousin
a utilise la philosophie hegelienne dans son cours de 1828 pour
legitimer
la Charte, c'etait moins par ignorance des subtilites d'une doctrine qui
en elle-meme
ne
l'interessait guere que pour operer une transmutation
du philosophique en politique. Les kantiens de la III° Republique, peres
fondateurs de la latcite et chantres d'un esprit republicain, s'inscriront
dans le prolongement de cette transmutation cousinienne.
Mais
ils
resteront plus specialement attaches ä la valeur subversive qu'elle avait
pour le jeune Cousin. De fawn generale, la reference ä la culture
allemande dans le developpement des disciplines en France a frequem-
ment conserve cette valeur subversive, ouvrant aisement la voie
a
une
contre-reference allemande lorsque la premiere tendait ä conforter
simplement une autorite etablie. Contre un Cousin ä l'apogee de sa
puissance et se reclamant de Hegel, Leroux se sert de Schelling. Au
moment oii, sous 1'action conjuguee de Durkheim et de Lanson, la
Sorbonne
doit se soumettre ä des methodes importees d'Allemagne et
adopter un esprit philologique, le nietzscheisme francais vient ä point
nomme jeter un discredit sur 1'historicisme germanique et renforcer la
place de la rhetorique. Et
peu
importe que
ce
nietzscheisme
ne
soit,
pour une part importante, que le
retour vers la France d'une reception
allemande, ä peine anterieure, de la litterature « decadente ».
Les cultures closes
ne
sont que des abstractions generees par le
nationalisme ou par une volonte d'en simplifier la description. A plus
forte raison les sciences sont-elles dans une large mesure le produit
de transferts. De lä vient la difliculte A faire appel, dans un mouvement
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