Les temps de l`espace public urbain : construction, transformation et

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Thierry Paquot
« Espace public » ; voilà une expression française à manier avec infiniment de précaution.
Son pluriel ne correspond aucunement à son singulier, du moins dans le langage
ordinaire, le sens commun. En effet, l’« espace public » relève de la philosophie politique
et les « espaces publics » de l’urbanisme ; il paraît bien opportun d’en relater la genèse,
détablir les liens historiques qui se nouent entre ces deux dénominations et de lever
quelques équivoques quant à leurs divers usages dans des champs théoriques et des
pratiques professionnelles totalement distincts.
L’espace public 1
C’est en 1961 que Jürgen Habermas (né en 1929) soutient sa thèse en sciences politiques
sur lopinion publique (Strukturwandel der Öffenlichkeit) à l’université de Marbourg ; elle
sera puble en 1962. Préalablement, en 1954, il avait présen sa thèse de philosophie
à l’université de Bonn sur Schelling (Das Absolute und die Geschichte) et poursuivit une
carrière, de plus en plus internationale, d’universitaire apparenté à l’École de Francfort
(Adorno, Horkheimer, Marcuse). Traduit en plusieurs langues et régulièrement édité
en Allemagne, cet ouvrage ne paraît en français quen 1978, sous le titre Lespace public.
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LeS temps de l’espace public urbain : Construction, transformation et utilisation
Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la sociébourgeoise1. Lauteur
explique que les expressions « la sphère publique », « le public » ou encore « l’opinion
publique », font l’objet d« une pluralité de significations concurrentes ». C’est pour cela
quil propose demblée de qualifier « de ’publiques’ certaines manifestations lorsque, au
contraire de cercles fermés, elles sont accessibles à tous ».
Son ouvrage raconte justement l’histoire de lémergence de cet « espace public »
dans les sociétés occidentales à lépoque moderne, qui nest autre que l’histoire de la
constitution et de l’affirmation de lopinion publique, dune opinion publique différenciée
de la sphère privée. Habermas focalise sur la bourgeoisie qui se forme progressivement à
partir des 16e et 17e siècles, au rythme des avanes d’un nouveau système économique, le
capitalisme, qui s’impose dans la ville, ne pouvant pas encore prétendre pénétrer la Cour.
En effet, l’individualisme produit et est produit par le capitalisme et aussi par l’exigence
démocratique qui saffirme chaque jour davantage, en Europe, en opposition au despotisme
plus ou moins éclairé du monarque. Chacun de ces processus avance à son pas et celui-ci
varie d’un État à l’autre, d’une société à l’autre, selon les traditions politiques des uns et le
pouvoir religieux des autres. Si le capitalisme profite de léthique du protestantisme, pour
reprendre les propos de Max Weber, la demande sociale de mocratie repose sur une
certaine laïcité, un certain détachement de la cléricature. Nous constatons que les mots
« privé », « public », « publicité », « opinion » sont à peu près contemporains et cela, dans les
principales langues européennes (Dictionnaire historique de la langue française2). Le 17e scle
semble être décisif dans la réalisation d’une opposition précise entre « sphère privée » et
« sphère publique ». Cest aussi l’époque où la presse se développe (Théophraste Renaudot
crée La gazette de France en 1631) et où l’échange épistolaire se multiplie (Guez de Balzac,
Madame de Sévig), avec son corollaire, la poste.
Quel est le sens de « privé » et de « public » ? « Privé » vient du latin privatus (« parti-
cu lier, propre, individuel ») et évoque le domaine de l’intimité, du familier. C’est vrai-
semblablement au cours du 17e siècle que ce mot s’applique à ce qui nest pas « officiel »
1. Habermas, Jürgen, [1978] 1993, L’Espace public, avec une préface inédite de l’auteur, traduit de l’allemand par
Marc B. de Launay, Paris, Payot, 327 p. D’autres ouvrages du même auteur traitent de la communication : Morale et
Communication. Conscience morale et activité communicationnelle, [1983] 1986, traduction et introduction
de Christian Bouchindhomme, Paris, Cerf, 212 p. ; De l’éthique de la discussion, [1991] 1992, traduit de l’allemand
par Mark Hunyadi, Paris, Cerf, 202 p. ; et Droit et démocratie. Entre faits et normes, [1992] 1997, traduit de
l’allemand par Rainer Rochlitz et Christian Bouchindhomme, Paris, Gallimard, 551 p., en particulier le chapitre VIII,
« Le rôle de la société civile et de l’espace public politique », p. 355-414. Lire aussi, 1987, « Habermas, l’activité
communicationnelle », Les Cahiers de Philosophie, no 3, hiver 1986-1987 et Jean-Marc Ferry, 1987, Habermas, une
éthique de la communication, Paris, Presses universitaires de France, 587 p.
2. Rey, Alain (dir.), 1992, Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert.
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ou « public ». « Public » a une origine étymologique intéressante ; en effet, publicus en
latin à la fois dérive de pubes (« pubis ») et englobe la population masculine en âge de
délibérer, et de poplicus, adjectif qui renvoie à populus, le « peuple ». Ainsi le « public »
caractériserait tout ce qui est commun à la collectivité, comme dans « place publique »,
expression française du début du 16e siècle. On trouve également dans « publique » (en
latin Res publica, litralement : « chose » et « publique ») cette idée de ce qui appartient au
domaine de l’État, ou encore à celui de la collectivité. Le terme de « publicité » s’apparente
à la même filiation et acquiert, justement, au 17e siècle le sens d’« action de porter à la
connaissance du public ». Quant au mot « opinion », en latin opinio, traduction du grec
doxa qui veut dire « rumeur », il correspond à l« ensemble des opinions communes aux
membres d’une société ».
Avec le libéralisme, la « sphère publique » veille à ne pas empiéter sur la « sphère
privée » et inversement. L’État libéral se veut le garant de la liberté de l’individu et de la
propriété privée. La propriéest alors la condition de la liberté, comme lexposera la
Déclaration des droits de l’Homme. Le citoyen est ainsi celui qui possède un bien et, le
possédant, peut envisager de participer à la gouvernance du bien commun. Léconomie
politique va se construire, avec et à partir dAdam Smith (Recherches sur la nature et les
causes de la richesse des nations, 1776), sur le calcul individuel de la meilleure rationalité.
L’homo œconomicus est fils du capitalisme marchand et du liralisme politique. Lopinion
publique correspond à la somme des positions individuelles de la même manière que la
richesse d’une nation résulte de l’addition des enrichissements personnels et égoïstes (lire
à ce propos la célèbre Fable des abeilles de Mandeville). Le débat d’idées, la contradiction,
la discussion font partie de l’idéal mocratique et de la contestation de la monarchie. La
presse, d’une part, et la publication de pamphlets ou de libelles, d’autre part, alimentent
« l’espace public », c’est-à-dire la polémique. Celle-ci ne peut se cacher ; elle doit, afin de
satisfaire son ambition, se ployer au grand jour, se faire connaître avec une certaine
publicité. Elle sort des salons, elle sémancipe du caractère privé des correspondances
des Confessions ou des Journaux intimes pour affronter les publics. La socié hrarchique
de l’époque rêve dégalitéSeul l’échange de paroles peut abolir, pour un temps, les
inégalités de statuts et les privilèges de la naissance. Ces paroles sont lexpression même
de la démocratie active. Les idées parlées se révèlent bien difficiles à embastiller. Elles
circulent partout et contaminent tous les esprits. La démocratie se nourrit de ces paroles.
Encore faut-il organiser les flux, à défaut de les endiguer. De nombreux règlements vont,
au cours des 17e et 18e siècles, tenter de les canaliser, de les surveiller, d’en désamorcer
la teneur. La place publique, entendue comme une portion de ville entre plusieurs rues
qui se croisent, n’aspire pas à devenir un espace public. Celui-ci nest pas le lieu de la
Préface
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LeS temps de l’espace public urbain : Construction, transformation et utilisation
foule ou des manifestations, mais d’abord et avant tout la publicité de l’opinion, quelle
quelle soit. Lexpression de cette opinion passe par une formulation du message (écrite,
orale, codée, dessinée, etc.) et par sa diffusion. C’est cette extériorisation qui lui confère
la qualité de « publique ».
Sortir du privé, se faire connaître au-delà de sa demeure, participer à la sphère
publique, voilà le propre de l’opinion. Nombreux sont les spécialistes en sciences
humaines et sociales, comme l’historien Marcel Roncayolo, qui regrettent la traduction
litrale de « sphère publique » en « espace public ». Celui-ci s’interroge : « Sur la notion
d’espace public, je ne sais pas finalement si Habermas nous a rendu service, car je crains
que le passage permanent d’un usage abstrait des mots par taphore, ts souvent
dailleurs d’espace géographique à labstraction d’un espace public, nous pose plus de
problème qu’il nen résout3 ».
L’espace public 2
Dans l’imaginaire occidental, la place publique et l’opinion publique se confondent ou se
superposent dans le terme grec dagora. Ce dernier mot vient du verbe ageirein, qui veut dire
« rassembler ». Ainsi l’agora désigne à la fois un rassemblement et lendroit où il se tient.
Mais cette agora, à Athènes par exemple, na pas d’autres limites physiques, matérielles,
que celles données par la foule rassemblée. Autant dire que cette forme est changeante
et pend du nombre des participants et de la configuration de leur groupement. Lagora
dAthènes est un marché et parfois, lorsque nécessaire, lemplacement où se regroupent
les citoyens afin de discuter des affaires de la Cité. Une petite borne, à peine visible,
marque le lieu et porte une simple inscription le désignant comme agora. Comme le précise
Pierre Vidal-Naquet, « le premier exemple que lon ait d’une agora civique [] est celle de
Megara Hybléa, en Sicile. [] dès le v iiie siècle, on avait réservé un espace, une sorte de
grand carré, que lon ne bâtit pas tout de suite, comme zone publique par opposition aux
terrains privés4 ». Ceux qui jouissaient du statut de citoyen délibéraient et prenaient un
certain nombre de décisions qui engageaient toute la population. Imagine-t-on dans des
démocraties largement plus peuplées de unir tous les citoyens sur une même place ? Les
élections permettent à chacun de se faire représenter par la personne qui est élue.
3. Marcel Roncayolo en réaction à l’exposé d’Isaac Joseph, 2002, dans Espaces publics et cultures urbaines. Actes du
minaire du CIFP de Paris 2000-2001-2002, sous la dir. de Michèle Jolé, Lyon, Certu, p. 43. Vincent Berdoulay,
Paulo da Costa Gomez et Jacques Lolive (2004) font la me réserve dans leur introduction à l’ouvrage qu’ils
coordonnent, L’espace public à l’épreuve. Régressions et émergences, Pessac (France), Maison des Sciences de
l’Homme d’Aquitaine, p. 10.
4. Vidal-Naquet, Pierre, 1998, « Linvité, entretien avec Thierry Paquot », Urbanisme, no 299.
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Cette démocratie parlementaire, par délégation et représentation, nest pas
incompatible avec certaines formes de démocratie directe, grâce aux technologies
informationnelles et télécommunicationnelles. Encore doit-on en préciser les règles
et en décrire les procédures. L« agir communicationnel » que conceptualise Jürgen
Habermas vise à construire une relation entre sujets qui repose sur un langage partagé.
C’est du reste sur le sens de ce « langage » que la démonstration du philosophe allemand
reste fragile. De quel « langage » s’agit-il ? Peut-il être traduit ? Exige-t-il le « face-à-face »
entre les locuteurs ? Accepte-t-il la médiation de certains procédés techniques ? Peut-il
s’accommoder du « avec » sans le « parmi » ou inversement ?
La mocratie participative que crit
le politologue canadien C.B. Macpherson5
ignore ces procédés interactifs, mais s’élabore
à partir d’un capitalisme conciliable avec
la reconnaissance de l’« intérêt général »
qui vise à réduire les inégalités sociales et
économiques afin de promouvoir un plus
grand engagement de chacun pour le devenir
de la Cité. La participation à la vie politique
résulte souvent d’un certain « bien-être »
général. La précarité sied peu à un activisme
politique, qui, éventuellement, entraîne
davantage un militantisme correctif…
La plupart des philosophes du politique (de Montesquieu à Etienne Balibar, de
Rousseau à Max Weber, de Marx à Julien Freund, de Bodin à Blandine Kriegel, de
Tocqueville à Rosanvallon, de Machiavel à Gauchet, pour ne citer que quelques noms
parmi bien dautres) arc-boutent leurs positions sur une construction bien particulière de
l’économique et du juridique. Les uns privilégient le contrat et le droit, les autres le conflit
et la responsabilité, mais tous s’accordent à ne pas isoler, artificiellement, le politique de
léconomique et du juridique. Penser la démocratie participative à l’heure des nouvelles
technologies induit l’analyse spécifique de léconomie de ce secteur « industriel » – secteur
peu matérialiet de plus en plus mondialisé… et de ses percussions sur le droit,
national et international. Lespace public dans ce cas de figure apparaît déterritorialisé
et devient « flottant », « suspendu », « hors-sol ». Cest un espace a-spatialisé, mais ancré
5. Macpherson, C.B., 1985, Principes et limites de la démocratie libérale, avant-propos de Thierry Paquot, traduit de
l’anglais par André D’Allemagne, Montréal, La Découverte Boréal, 155 p.
Place Georges Pompidou,
Paris, France.
France St-Jean, octobre 2007
Préface
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