Pierre Manent, s’il reconnaît un rôle essentiel à l’éducation, n’entend pas oublier les appartenances
qui marquent chacun. La personne n’est pas qu’un individu qui n’aurait d’autre attache, en tout cas
à encourager, que celle de la nation. La personne a des liens légitimes avec une culture, une
histoire, une religion.
Certes l’Ecole doit permettre d’acquérir le sens d’un universel qui dépasse la seule
préservation des liens et intérêts individuels. Pour cette raison, elle éveille au sens critique, lequel
s’exerce d’abord par rapport à soi-même et aux idées reçues du milieu familial et social ; elle donne
de devenir citoyen d’un ensemble plus vaste, la nation, que ceux de la famille, du milieu, de la
religion. Elle doit pour cela être fondée sur la raison. « La croyance en Dieu ou dans le socialisme
ne peuvent être enseignées, si ce n’est à titre de phénomènes sociologiques. Elles ne peuvent être
démontrées, à la différence des lois de la gravitation. Elles n’ont donc rien à voir avec l’Ecole. Cette
neutralité axiologique est la condition expresse de l’universalité de celle-ci », o.c., p. 67. Mais la
société doit faire place aux groupes et communautés qui, si tant est qu’ils respectent les lois de
l’Etat et la liberté de chacun, ont à être perçus et reconnus comme naturels et légitimes.
Le principal reproche qu’adresse Jacques Julliard au système scolaire qui se développe
aujourd’hui, et plus généralement à la gauche de laquelle il se revendique, est de s’être
abandonnées au système marchand. « A la République enseignante a succédé la Démocratie
parentale et à l’université des Lumières l’individualisme du consommateur. Une telle Ecole mérite à
peu près autant de respect qu’un supermarché, et pour avoir cessé de se respecter elle-même, elle
a cessé d’être respectable », o.c., p. 16.
« Le professeur n’est pas un détaillant. Les parents d’élèves ne sont pas des clients. Les élèves ne
sont pas des usagers. Si l’Ecole ne fait que reproduire le consumérisme de la société marchande,
je le dis en pesant mes mots, il faut supprimer l’Ecole publique », o.c., p. 110-111.
Julliard plaide pour l’autorité, avant tout celle du savoir et celle de l’enseignant, contre ce
qu’il perçoit comme une peur des jeunes que l’Ecole d’aujourd’hui cherche à amadouer, à séduire,
ainsi que Najat Vallaud-Belkacem le révèle en faisant du combat contre l’ennui en classe un de ses
chevaux de bataille, au risque de transformer la classe en lieu d’amusement et la société en un
vaste parc d’attractions où seul le divertissement est roi. Pourtant, « est-il si mauvais de
s’ennuyer ? Pour ma part, je m’ennuie plus à la lecture des Frères Karamazov, l’un de mes livres
favoris et l’un des chefs-d’œuvre de la littérature universelle, qu’à celle de Gaston Lagaffe, l’une de
mes BD préférées. Il n’y a pas de culture authentique sans un effort sur soi-même. Cela est vrai
pour nos enfants autant que pour nous-mêmes », o.c., p.92-93.
Les références de Jacques Julliard sont à Blaise Pascal, et surtout à ces deux femmes
exceptionnelles du XXe siècle : Simone Weil et Hannah Arendt. Comme lui, j’estime qu’il faut sans
cesse y revenir, même si j’aime y ajouter un troisième nom : celui d’Edith Stein. On pourra
prétendre qu’elles comme Julliard encouragent la nostalgie d’une société qui n’est plus et d’une
Ecole qui ne permettait qu’à une petite minorité socialement privilégiée d’accéder au bac. Mais,
« parlons clair. Je n’aime pas beaucoup cette République au rabais où la démission intellectuelle se
déguise en misérabilisme social. Sous le prétexte de lutter contre l’élitisme, on impose
subrepticement à tous la même médiocrité, l’abandon de tout effort de dépassement de soi.
Qui commande dans une ploutocratie ? Les plus riches. Qui commande dans une démocratie ? Les
plus capables et les plus méritants. Sous prétexte de nier les inégalités d’intelligence et de
caractère, on abandonne la place aux plus fortunés. Ce n’est pas par hasard que les classes
dominantes et le patronat “éclairé” ont approuvé si hautement la réforme Vallaud-Belkacem : un
égalitarisme de façade qui cache l’acceptation pure et simple du statu quo social », o.c., p.79.
Et c’est avec Péguy que je conclus : « Les crises de l’enseignement ne sont pas des crises
de l’enseignement ; elles sont des crises de la vie […]. Quand une société ne peut pas enseigner,
c’est qu’elle ne peut pas s’enseigner, c’est qu’elle a honte, c’est qu’elle a peur de s’enseigner elle-
même […]. Une société qui ne s’enseigne pas est une société qui ne s’aime pas ; et c’est
précisément le cas de la société moderne », Péguy, « Pour la rentrée », Cahiers de la Quinzaine,
11 octobre 1904, in Œuvres en prose complètes, t. 1, Pléiade, p. 1390 (cité o.c., p.95).
+ Pascal Wintzer
Archevêque de Poitiers
OFC