Marchés de la Terre, la dénonciation de Karl Polanyi

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Les Cahiers nouveaux N° 85
Juin 2013
Billet d’humeur
Marchés de la Terre,
la dénonciation de Karl Polanyi
Karl Polanyi01 est un historien et économiste
du siècle passé qui, dans son livre La grande
transformation02, nous offre une réflexion
critique sur la tendance libérale à placer le
marché au centre de la nature humaine et
de la société. L’auteur défend que l’économie
libre de marchés autorégulateurs n’est pas une
prolongation de la nature humaine mais une
pure utopie qui englouti les sociétés adoptant
ce modèle dans sa logique dominatrice dont le
seul mobile est le profit, au mépris des conséquences imposées au Monde dans la poursuite
de cet objectif. La nature, à savoir « la terre »,
n’échappe pas au processus de marchandisation souligné par Polanyi et, aujourd’hui, nul
urbaniste n’ignore les différences de prix des
terrains et de l’immobilier en Belgique qui
répartissent les populations riches et pauvres
sur notre territoire.
À travers une série de faits historiques,
l’auteur nous emmène aux origines politiques
et économiques de notre temps et concentre
sa critique sur la société de marché non régulé
et ses conséquences, « qui privent l’Homme
de sa forme humaine03 » et transforment son
environnement en désert.
Pour Polanyi, l’économie de marché obéissant à ses lois propres est « désencastrée » des
cultures humaines : « au lieu que l’économie
soit encastrée dans les relations sociales, ce
sont les relations sociales qui sont encastrées
dans le système économique04 ». Ce constat
est source de perte de maîtrise des sociétés
sur leur réalité vécue, « ce marché rejette tout
contrôle et prétend à une sorte d’autorité
suprême05 », « une fois que l’organisation de
marché a dominé la vie industrielle, tous
les autres domaines institutionnels sont
subordonnés à ce modèle06 ». De cette analyse
découle le titre de l’ouvrage de Polanyi, car
« dès lors c’est toute la société qui doit se
transformer pour permettre à ce système de
fonctionner selon ses propres lois07 ».
Ce « désencastrement » qui accompagne la
perte de contrôle est manifeste : le mobile
du gain guide les actions individuelles au
mépris même de toute autre donnée, qu’elle
soit d’ordre social, environnemental… et
même politique. Ce mobile se substitue à
celui de l’intérêt général, l’Homo-economicus pouvant aller dans sa quête de profits
jusqu’à être acteur de la destruction de la
société toute entière. Ainsi, « permettre au
mécanisme du marché de diriger seul le sort
des êtres humains et de leur milieu naturel,
et même, en fait du montant et de l’utilisation du pouvoir d’achat, cela aurait pour
résultat de détruire la société08 ».
Outre le résultat avancé par l’auteur, c’est
exactement cela que cherchent à réaliser les
partisans d’une société de marché autorégulateur au fil de l’Histoire. Pour réaliser cette
ambition, tout doit devenir marchandise,
dont trois apports essentiels au système : la
monnaie, la terre et le travail. Ces composantes doivent pouvoir être achetées et
vendues, soumises aux lois de l’offre et de la
demande, donc organisées en marchés.
Polanyi évoque une pure fiction réalisée,
« il est évident que travail, terre et monnaie
ne sont pas des marchandises09 ». Ainsi, la
monnaie est un signe de pouvoir d’achat, le
travail est associé à l’Homme, à ses institutions et à la Vie elle-même, la terre n’est
qu’un autre mot pour désigner l’environnement naturel indissociable de l’Homme.
Aucun d’eux ne répond à la définition empirique reprise par l’auteur de ce qu’est une
marchandise, c’est-à-dire qu’aucun n’aura
été produit pour la vente.
01
(1886-1964).
02
Première parution :
K. POLANYI, The Great
Transformation, 1944.
03
K. POLANYI, La Grande
Transformation, Gallimard,
1983, p. 30.
04
Idem, p. 104.
05
L. DUMONT, La Grande
Transformation, Gallimard,
1983, p. 14.
06
K. POLANYI, La Grande
Transformation, Gallimard,
1983, p. 182.
07
Idem, p. 104.
08
Idem, p. 123.
09
Idem, p. 122.
8
Pourtant, cette fiction se réalise et c’est la
domination d’un mode de pensée sur tous les
autres qui s’affirme et impose une Grande
Transformation : « ce principe veut que l’on
interdise toute disposition ou tout comportement qui pourrait empêcher le fonctionnement effectif du mécanisme de marché selon
la fiction de la marchandise10 ».
La marchandisation généralisée est mise en
place sous la coupe d’une nouvelle croyance : le
penchant naturel de l’Homme au troc et aux
activités lucratives, l’existence d’un instinct
inné de négociant au marché déclamé par
certains « grands » penseurs issus de la veine
libérale. Or, la recherche moderne en matière
de domaines aussi variés que les sciences
humaines telles que l’anthropologie sociale,
l’économie des sociétés primitives, l’histoire
des premières civilisations et l’histoire générale de l’économie tend à prouver exactement
le contraire. Polanyi fait référence à un
nombre impressionnant de chercheurs, dont
entre nombreux autres Richard Thurnwald,
Bronislaw Malinowski ou encore Marcel
Mauss.
Les scientifiques cités sont unanimes, le mobile du profit n’est pas naturel à l’Homme, la
caractéristique majeure de l’économie primitive est « l’absence de tout désir de tirer profit
soit de la production, soit de l’échange11 », le
travailleur se révèle stimulé par la réciprocité,
le plaisir de travailler et l’approbation de la société. Les systèmes économiques sont dès lors
10
Idem, p. 123.
11
R. THURNWALD, Economics
in primitive Communities,
1932, p. XIII, p. 20.
12
K. POLANYI, La Grande
Transformation, Gallimard,
1983, p. 369-370.
13
Idem, p. 253.
14
Idem, p. 254.
15
Déclaration universelle
des droits de l’homme,
article 25.
16
Idem, article 17.
17
Article écrit en
décembre 2012.
18
Membre de la Chambre des
urbanistes de Belgique.
encastrés dans un tissu de relations sociales,
et non l’inverse. Ainsi, « en vérité il n’y a guère
d’hypothèse anthropologique ou sociologique
– qu’elle soit explicite ou implicite – de la
philosophie du libéralisme économique qui
n’ait été réfutée12 ».
Les organisations humaines plus traditionnelles constituaient une entrave à la naissance
de la société de marché car elles réduisaient
« la liberté » de l’individu, c’est-à-dire qu’elles
limitaient le temps consacré à la vente de sa
force de travail nécessaire à l’industrie, et
surtout source de solidarité, elles refusaient
de laisser l’Homme mourir de faim. Les
partisans de l’économie de marchés autorégulateurs ont eu pour objectif de les liquider
purement et simplement. Or, c’est la terre qui
est le support des institutions traditionnelles,
et c’est précisément au travers de la mise en
place du marché de la terre, destructeur des
liens Homme-terre et de tous droits d’organisation de parenté et de voisinage que s’est
réalisée l’extraction des forces de travail
nécessaires à l’économie de marché. Polanyi
dénonce le caractère utopique de la démarche : « la fonction économique n’est qu’une
des nombreuses fonctions de la terre13 »,
celle-ci donne stabilité à la vie de l’Homme,
elle conditionne sa sécurité matérielle et
est le lieu qu’il habite. Pourtant, « séparer la
terre de l’Homme et organiser la société de
manière à satisfaire les exigences d’un marché
de l’immobilier, cela a été une partie vitale
de la conception utopique d’une économie
de marché14 ».
La volonté de scinder l’économie des
cultures humaines, de la désocialiser et de
lui subordonner tout autre domaine de la
Vie humaine, entraine un double mouvement, divers classes et groupes cherchant
à défendre l’intérêt de la société face aux
périls inhérents à un système de marchés
autorégulateurs. À l’époque, la variété des
domaines ainsi couverts par la législation
est étonnante, de l’imposition de la vaccination, des lois sur les accidents de travail, aux
contrôles des boissons et des aliments en passant par les mesures contre les exploitants de
mines qui emploient les enfants de moins de
douze ans qui ne fréquenteraient pas l’école.
Les tenants du libéralisme se défendent
opiniâtrement, parlant de conspiration antilibérale, que les difficultés quelles qu’elles
soient sont dues à l’ingérence et l’application
incomplète des principes du libéralisme
(dont notamment la libre concurrence et le
marché autorégulateur font partie). Or, cette
théorie de la conspiration est une invention
pure. Les acteurs qui proposaient les actes
législatifs n’étaient généralement pas des partisans du socialisme ou de toute autre forme
de collectivisme, et la rationalité qui guidait
les mesures prises n’est pas démentie par les
faits, l’objectif était bien de sauvegarder l’intérêt du plus grand nombre contre les dérives
intenables liées aux conditions industrielles
modernes pilotées par les marchés.
Pour conclure…
Il est des Hommes qui ont consacré leur vie à
la dénonciation de toutes formes de domination, Karl Polanyi est de ceux-là. Et malgré
une distance spatiotemporelle, la lecture critique de Polanyi trouve sa pertinence au cœur
d’un Monde où le néolibéralisme qui s’est
imposé à nous partage de nombreuses caractéristiques avec le libéralisme du 19e siècle
analysé par l’auteur. Ce système s’est effondré
au début du 20e siècle, et aujourd’hui, il est de
notre responsabilité de ne pas oublier l’origine
des crises qui ont fait basculer le Monde dans
l’une des époques les plus sombres de son
Histoire.
Nous sommes les héritiers des Grandes transformations décrites par Polanyi qui ont marqué notre territoire dans toute sa complexité.
La réalisation de la fiction terre-marchandise
a joué un rôle de première importance dans
l’assise de la domination du mode de pensée
lié au libéralisme de marché marquant une
rupture profonde : la liquidation des organisations humaines traditionnelles. Dans une
telle société, la mise en place de politiques et
la revendication de certains droits chercheraient à rendre inopérante cette conception
utopique – lourde de conséquences – qui tend
à considérer le sol comme une marchandise
dont il faut tirer meilleur profit lorsque l’on
se place dans une économie de marchés dont
l’unique mobile est le gain. Ouvertement et
« naturellement » au mépris même des conséquences infligées par ces comportements
nourris d’une idéologie matérialiste et individualiste, source d’inégalités et d’exclusions sur
nos territoires.
L’auteur pose ainsi les bases d’une réflexion
profonde sur les relations entre un système
économique, son idéologie et les moyens mis
en œuvre par la société pour organiser son
autodéfense réaliste. Au fil de l’Histoire,
nos sociétés ont revendiqué une série de
droits, dont une Déclaration des droits de
l’homme qui se voudrait Universelle… Entre
de nombreux autres idéaux à atteindre, le
logement15 ainsi que la propriété16 font partie
de ces Droits. Or, si ces Droits se veulent
universels et non le luxe de petites élites qui,
portées par leur idéologie, agissent de manière
consciente ou non contre ces droits tout en
les revendiquant pour eux-mêmes, n’est-il pas
plus pertinent de parler d’hypocrisie généralisée et d’injustice universelle ?
La prise de conscience critique du Monde
dans lequel nous vivons et cherchons tous
notre place sera certainement le tremplin
d’une ouverture toujours plus grande aux
alternatives qui cherchent à réaliser ce que
certains cyniques appellent une pure Utopie,
le rêve d’une société fondée sur toujours
plus de justice, de fraternité et d’égalité pour
tous.17
Renaud-Philippe Dardenne
Architecte-Urbaniste18
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