fortement ancrée en Angleterre (depuis 1689) et en France (même si la tradition colbertiste et surtout
bonapartiste est sans doute un des piliers du régime vichiste), alors que la société allemande, déçue par
la République de Weimar et l’humiliation subie à Versailles en 1919, n’est dans l’ensemble pas
défavorable à un retour à un modèle plus autoritaire qui lui est beaucoup plus familier. Polanyi semble
donc parfois faire exactement ce contre quoi il s’élève : inclure les phénomènes sociaux, culturels et
politiques dans des éléments et des processus économiques auxquels ils seraient simplement
subordonnés. En voulant réinsérer l’économique dans le social, il en vient peut-être à faire l’exact
inverse au risque de sombrer dans une forme d’ « économisme ».
V) Critique externe.
Le principal objectif de Polanyi est donc d’expliquer les processus historiques ayant conduits à la
chute du libéralisme économique par l’économie elle-même et les évolutions qu’elle a connues.
L’extension des mécanismes de marché à l’ensemble de la vie sociale et la réaction protectionniste de
la société, conduisant aux excès fascistes et totalitaires, sont selon lui à l’origine de la « Grande
Transformation » des années 1929-1945. Mais on peut également se demander comment le libéralisme
en général, et plus particulièrement le capitalisme, est lui-même progressivement apparu. C’est en
particulier ce que fait WEBER dans L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme de 1904-1905 ce
dernier considère ainsi que le capitalisme est liée à certaines conceptions du monde et à certaines
valeurs (« l’esprit de travail »), elles-mêmes très attachées à l’éthique protestante, mais aussi surtout
au long processus de rationalisation qui marque la société. Il résulterait par conséquent avant tout
d’une modification du rapport entre l’homme et le travail qui passerait d’un statut de labeur nécessaire
à la survie à celui de devoir envers l’homme (la division du travail permettant ainsi à chacun de
travailler pour tous les autres), voire envers Dieu (le travail pouvant permettre de gagner son salut). Le
capitalisme ne serait donc pas dans cette optique la simple conséquence des évolutions marchandes et
industrielles, mais bien plutôt celle des transformations profondes de la société qui à leur tour agiraient
sur l’économie. La création d’un marché du travail trouve peut-être ainsi une explication, tant en
termes de rationalité économique (en rendant plus visible et plus disponible l’offre de travail
notamment, donc rationalité en finalité) que d’un point de vue sociologique et culturel, puisque ce
souci rationnel répond aussi à des valeurs nouvelles, faisant du travail le cœur de la vie humaine, qu’il
faut satisfaire au mieux (rationalité en valeur). La crise sociale qui accompagne le développement des
mécanismes de marché est peut-être liée de ce fait au temps nécessaire pour faire correspondre les
évolutions parallèles de la société et de l’économie, et non plus à celui requis pour que la sphère
sociale s’adapte à une sphère économique dont le capitalisme aurait fait le moteur de la première.
On peut aussi considérer à travers deux autres processus sociaux, l’individuation et l’égalisation,
que l’intérêt individuel a tendu à prendre une place de plus en plus importante au sein des sociétés. Si
Polanyi, et surtout Marcel MAUSS, en particulier dès 1923-1924 avec son Essai sur le don, affirment
ainsi que l’échange dans les sociétés primitives est fondé sur l’obligation de faire des cadeaux et d’en
accepter (les 3 obligations selon Mauss : « donner, recevoir, rendre »), celui-ci se modifie
profondément avec l’individuation, puisqu’elle substitue progressivement l’intérêt individuel à
l’intérêt collectif (MAUSS voyant dans le don le fondement de la « socialité »). Robert BOYER en
particulier montre qu’alors le marché est une forme d’institution nécessaire pour coordonner et rendre
au mieux compatible les choix individuels, fondés sur des intérêts personnels, d’agents rationnels
considérés comme égaux dans la théorie (y compris dans les théories économiques classiques, puisque
tous, consommateurs comme producteurs, répondent au modèle de concurrence pure et parfait et à
l’atomicité des biens qui y est liée), bien qu’ils ne le soient pas dans les faits. Le marché ne serait donc
pas cette création artificielle prétendant pouvoir réguler l’ensemble de la société comme le pense
Polanyi, mais au contraire la conséquence logique des évolutions séculaires de cette même société.
Robert BOYER ajoute surtout que cette forme institutionnelle n’est pas la seule présente dans
l’économie face à un Etat qui tenterait d’en limiter les effets, comme semblent l’indiquer les réflexions
de Polanyi. Il relève au contraire six modèles principaux d’arrangements institutionnels (marché,
hiérarchie privée, communauté, réseau, associations, Etat) dont les associations variées et
complémentaires caractérisent et différencient chaque économie. La remise en cause du libéralisme
économique dans l’entre-deux-guerres est donc peut-être moins liée à la trop forte prégnance du
marché qu’aux disfonctionnements des autres formes d’institutions ou de leurs associations.