La Grande Transformation, Karl Polanyi, 1944. Nous nous attacherons ici à étudier la façon dont Polanyi explique l’apparition de l’économie de marché et les raisons qui ont permis à celle-ci de devenir le principal moteur de l’histoire, tant lorsque la société tenta de lutter contre elle que lorsqu’elle se soumit aux règles du marché, puis comment celui-ci s’est effondré dans l’entre-deux-guerres, marquant de fait cette « Grande Transformation ». I) Le marché au service des sociétés et de leur histoire jusqu’au XVIIIe siècle. 1) L’échange et la sociabilité dans les sociétés primitives. Pour Polanyi, l’histoire et l’ethnographie montrent que le rôle joué par les marchés a longtemps été insignifiant dans les différentes nations et sociétés. Si la division du travail existe depuis les premières sociétés, elle n’est pas due à une prétendue tendance au troc (Smith) mais à des différences propres aux sexes, aux caractéristiques géographiques et aux dons individuels inégaux. L’histoire et l’anthropologie montrent selon lui que l’homme agit pour garantir sa position sociale, ses droits et ses avantages sociaux et n’accordent de valeur aux biens qu’en vertu de cette fin. Les intérêts sociaux articulent donc le processus de production et de distribution des biens, même s’ils varient en fonction de la taille de la société (société primitive tribale, antique, médiévale,…). Il prend l’exemple des sociétés mélanésiennes pour montrer un système de troc (kula) qui échappe à tout mobile de gain et n’est qu’un vecteur de cohésion sociale. Les relations sociales englobent les relations économiques. 2) Marchés locaux et marchés extérieurs : la remise en cause du modèle classique. Polanyi renverse le point de vue classique : la localisation géographique différenciée des biens suscite la division du travail et le commerce à long court, commerce qui appelle la création de marchés où s’échangent les biens. Ces marchés permettent donc le troc et nécessite l’échange de monnaie de transaction. C’est seulement alors que peut apparaître une propension au troc, mais elle n’est pas nécessaire (alors qu’elle est première chez les classiques). Il n’y a longtemps que deux types de marchés qui sont fonctions de la distance géographique des biens recherchés : un marché extérieur pour ceux qui peuvent supporter le transport au long cours, et un marché local pour les autres biens (périssables, volumineux, lourds,…). Ces marchés sont complémentaires et la concurrence n’y est pas nécessaire. Si celle-ci y naît et tend à les désorganiser, il est tout à fait possible de l’éliminer. Le commerce est donc municipal (exemple du commerce hanséatique), il s’effectue seulement entre communes organisées qui l’assurent soit « sous forme de commerce de voisinage », soit au long court, deux formes séparées qui ne pouvaient pénétrer au hasard dans les campagnes. 3) Civilisations, villes et bourgeoisie, protectrices et censeurs des marchés. Dès le début, des protections ont entouré les marchés locaux contre l’ingérence de pratiques de marché visant seulement le gain. Des rituels, des cérémonies et diverses pratiques culturelles marquent les limites du marché tout en assurant son bon fonctionnement dans celles-ci. Des villes se créent aux points de halte et de rencontre des marchands, donc sur les marchés, tout en empêchant que ceux-ci ne s’étendent aux campagnes qui, productrices des ressources vitales, doivent échapper à ses règles. Les marchés sont donc à l’origine d’une véritable civilisation urbaine qui les protège et les limite. Au Moyen-Âge, Les villes sont une organisation des bourgeois, seuls à être citoyens, dont la position dépend donc du type de commerce qu’ils pratiquent et de leur relation ou non avec les marchands extérieurs, sur laquelle l’influence politique et militaire de la ville a peu de pouvoir coercitif (ils sont donc exclus des marchés locaux par les réglementations car le capital mobile risque d’en désintégrer les institutions). Ce clivage entre deux commerces est la « clé de l’histoire sociale de la vie urbaine » pour Polanyi. II) De la douloureuse naissance de l’économie de marché à son triomphe sans partage. 1) La création de marchés nationaux par l’Etat centralisé mercantiliste et ses conséquences. L’Etat centralisé nait aux XVe-XVIe siècles en raison de la Révolution commerciale. L’Etat répond alors à deux principaux objectifs : mise de toutes les ressources nationales au service de la puissance extérieure, grand problème de l’époque, et unification territoriale afin de centraliser les dites ressources (le capital est donc un élément d’unification sur le plan économique). L’Etat cré aussi un marché national, concurrentiel, afin d’instaurer la liberté commerciale entre les villes du pays et d’y intégrer les campagnes. Il impose le système mercantiliste qui détruit les particularismes et les protections dressés par les villes, mais en retour il impose une réglementation totale de la vie économique pour lutter contre la concurrence et le risque de monopole, tous deux nuisibles. La politique des enclosures dans l’Angleterre du XVIe siècle témoigne de ce marché national en marche et d’un progrès économique (hausse de la productivité agricole) dont l’Etat doit rapidement contrôler les effets sociaux désastreux (paupérisation des campagnes) en interdisant les nouvelles enclosures. L’Etat contrôle ainsi le rythme du progrès afin que la société s’y adapte. Le social et le politique contrôlent encore l’économique. 2) Les origines de l’économie et de la société de marché. Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, la production industrielle n’est qu’un simple appendice du commerce en Europe occidentale. Mais l’invention de machines et d’installations complexes, et donc spécialisées, modifie la relation du marchand avec la production et appelle la mise en œuvre du système de la fabrique tout en donnant plus d’importance à l’industrie par rapport au commerce. La production industrielle nécessite dès lors des investissements à long terme par nature risqués, ce qui ne peut être compensée que par la continuité de la production. La complexification de la production industrielle suppose que la fourniture de ses éléments essentiels, travail, terre et monnaie, soit garantie, donc que leur offre soit organisée pour pouvoir être achetée. Le système de fabrique dans de telles sociétés commerciales conduit donc à l’extension du modèle de marché au travail, à la terre et à la monnaie qui deviennent des marchandises (sans être produits pour la vente). Ce développement du système de marché, en particulier avec la formation d’un marché du travail, nécessite une adaptation de la société afin de garantir son bon fonctionnement et son autorégulation ; le mobile du gain devient dominant; la société de marché est née. L’économique englobe dès lors le social qui lui est soumis. 3) Des résistances sociales et politiques au triomphe du libéralisme économique. « La production mécanique, dans une société commerciale, écrit Polanyi, suppose tout bonnement la transformation de la substance naturelle et humaine en marchandise ». Le rythme extrêmement soutenu du bouleversement social suscité par la Révolution industrielle rend difficile l’adaptation concomitante de la société qui en subit les conséquences désastreuses : paupérisation, désorganisation sociale, etc. La société tente donc de s’en protéger. L’histoire sociale du XIX e siècle est ainsi marquée par un double mouvement : extension des marchés pour les vraies marchandises et, en retour, mesures et politiques mettant en place des institutions dont le but est d’enrayer l’action du marché sur le travail, la terre et la monnaie. La loi de Speenhamland, active en Angleterre de 1795 à 1834, est un exemple de ces protections et de leurs conséquences sociales. Jusqu’en 1795, les lois sur le domicile (restriction de la mobilité physique) empêchaient la formation d’un marché du travail. Leur abrogation suscite la mise en place de la loi de Speenhamland, « système des secours » accordant un complément de salaire offrant un revenu minimum indépendant des gains. Mais il devient dès lors inintéressant d’offrir son travail (car peu rémunéré), la productivité et les salaires diminuent, l’indigence se développe aux frais de la paroisse. Le « droit de vivre » proclamé par la loi ruine la société qu’il devait protéger et s’oppose aux lois de marché qui appellent un vrai marché du travail. Ce dernier est donc créé via deux lois de 1832 et 1834 qui abrogent Speenhamland : c’est le début du capitalisme moderne. III) Le système économique fondé sur l’étalon-or, moteur historique du XIXe siècle et du premier XXe siècle. 1) Le pilier de la « paix de cent ans » de 1815 à 1914. La civilisation du XIXe siècle, marquée par cent ans de paix sans précédent de 1815 à 1914 (seulement dix-huit mois de conflits entre grandes puissances), reposait selon Polanyi sur quatre piliers : l’équilibre des puissances, l’étalon-or international, le marché autorégulateur et l’Etat libéral. Cette situation est garantie par l’apparition d’un puissant parti de la paix qui incite les grandes puissances à endiguer tout risque de conflit (pressions politiques ou/et économiques), d’abord dans le cadre de la Sainte-Alliance, qui s’appuyait sur de forts liens féodaux et cléricaux (les aristocraties européennes forment une « internationale de la parenté ») et sur la force armée, puis dans celui du Concert européen. Ce dernier est dépourvu de ces atouts mais maintient pourtant la paix, ce qui n’est permis selon Polanyi que par l’action de la haute finance mondiale, institution sui generis propre à la période qui assure le lien entre l’institution politique et l’institution économique mondiales. Indépendante de tout gouvernement et liée à chacun d’eux, la haute finance recherche son profit et exerce de ce fait des pressions sur les gouvernements pour juguler tout risque de conflit ou pour les provoquer si besoin, en particulier dans le domaine colonial. Le commerce est dès lors dépendant de la paix car il repose sur un système monétaire international, l’étalon-or, qui ne peut fonctionner par temps de guerre. La finance et le commerce, responsables de nombreuses guerres coloniales, évitent donc un conflit général. Ce système économique suscite l’intérêt de paix et le sauvegarde. 2) De l’effondrement de l’étalon-or à la foi en son retour. La formation de la Triple-Alliance puis de la Triple-Entente à la fin du XIXe et au début du XXe siècle met fin à l’équilibre des puissances pendant que les rivalités coloniales et la concurrence pour les marchés exotiques dissolvent le système économique, la haute-finance perdant de ce fait de sa capacité à éviter les conflits. Des tensions politiques naissent alors et entrainent la Première guerre mondiale. Les traités d’après-guerre empêchent toute reformation de l’équilibre des puissances en affaiblissant les vaincus (rendant de ce fait caduque la S.D.N.). Le rétablissement d’un système monétaire international apparaît alors comme un autre moyen d’assurer la paix (tout en étant en réalité nécessaire à l’équilibre des puissances), en particulier aux yeux du président américain Wilson. Les années vingt ne furent donc pas révolutionnaires mais bien conservatrices, avec cette volonté de revenir au système économique antérieur fondé sur l’étalon-or. Rétablir la parité en or des monnaies semble alors le seul moyen d’assainir la situation et la croyance en l’étalon-or devint « la foi de l’époque ». La restauration de l’étalon-or devient le symbole de la solidarité mondiale pendant plus de dix ans (voir les nombreuses conférences internationales tenues, de Londres à Locarno, dans ce but). 3) L’échec de ce projet à l’origine de la crise politique et sociale des années trente. La crise des années trente est due à l’échec de ce projet de retour à un système économique que la guerre et les Traités ont achevé de ruiner après sa déliquescence au début du siècle. Certaines monnaies s’affaiblissent voire disparaissent dans les années vingt, entrainant la dislocation des rapports entre Etats et la fuite des capitaux. Ces phénomènes monétaires orientent la vie politique (notamment extérieure) et sociale de l’époque (développement des fascismes par exemple). Alors que l’intention à long terme est le retour au libre-échange, la protection des monnaies, et en particulier de leur valeur extérieure, suscite des politiques à tendance autarcique qui isolent les Etats les uns des autres. La disparition définitive de l’étalon-or libère des « forces titanesques » qui brisent la S.D.N. et la haute-finance et suscitent une transformation profonde et soudaine des institutions du XIXe siècle. L’Etat libéral est remplacé dans de nombreux pays par des régimes autoritaires et de nouvelles formes d’économies, fondées sur des blocs monétaires forts par exemple, supplantent le système des marchés libres. Enfin, certains pays qui refusaient le statu quo, le retour en arrière tant recherché et qui ont de ce fait perçu le bouleversement mondial, en profitent pour prendre de l’avance sur leurs rivaux dans les transformations en cours : l’Allemagne nazie et l’U.R.S.S. communiste essentiellement. Le protectionnisme interétatique débouche donc sur le totalitarisme et la guerre. La civilisation du XIXe siècle était fondée sur le système du marché autorégulateur, ce qui l’imbrique dans un cadre économique très artificiel, et même contre nature, dont l’effondrement provoque sa propre transformation. Avec elle meure le libéralisme économique selon Polanyi. IV) Critique interne de l’ouvrage sur les questions abordées. Polanyi réalise dans La Grande Transformation un travail, mêlant l’économie et l’histoire, à l’issu duquel il conclut que le libéralisme économique est mort à la suite de la crise politique et économique qui toucha le monde entre 1929 et 1945. Sur ce point cependant, qui résume pourtant une part importante de sa thèse, il se trouve que l’histoire a donné tort à Polanyi à la suite de la Seconde guerre mondiale. L’un des premiers objectifs des grandes puissances mondiales d’après guerre fut ainsi de restaurer le système économique sur des bases libérales dont l’O.N.U. et les Etats-Unis surtout se sont fait les porte-drapeaux. Le système de Bretton-Woods, instauré dès 1944, soit l’année même de la parution de l’ouvrage, cherche ainsi à restaurer le système financier mondial et à rétablir l’organisation monétaire mondiale. Avec le Gold Exchange Standard, le dollar devient alors l’étalon monétaire international et l’étalon-or lui-même ne disparaît vraiment qu’en mars 1973 avec l’effondrement des taux de change fixes, qui fait suite à la suspension de la convertibilité de la monnaie américaine en 1971. Le libéralisme économique est en outre au cœur des débats et des conflits politiques qui marquent tout le second vingtième siècle au cours de la Guerre froide. La guerre fut donc moins la conclusion de la lente décomposition du libéralisme économique que le témoin de ses défauts. La « Grande Transformation » n’est donc peut-être pas tant dans la cause des crises des années 19291945, comme le pense Polanyi, que dans leurs conséquences sur l’économie libérale. Sur le plan méthodologique, on peut remarquer que Polanyi étend sa théorie à l’ensemble des pays développés, pris en un tout qui suivrait un seul et unique modèle dont l’Angleterre serait l’exemple canonique. Mais une vision si totalisante de l’économie, si elle répond sans doute à un objectif de simplification tout à fait louable, tend à passer sous silence les différences propres à chaque système économique national. Le libéralisme lui-même ne s’y présente pas sous des formes identiques, en particulier en ce qui concerne le rôle joué par l’Etat, les entreprises et les différentes formes de contrepouvoirs économiques et politiques, y compris au XIXe siècle. La prégnance des mécanismes de marché sur la société et la virulence de la réaction en retour de celle-ci sont donc variables d’un pays à l’autre, ce qui peut appeler à nuancer les propos de Polanyi. Ce dernier en effet nous décrit un long processus économique (développement du capitalisme ; réponse protectionniste de la société pour s’en protéger ; enfin émergence du fascisme et de l’autoritarisme qui en résulte) qui serait une forme de loi d’airain ayant fatalement touché toutes les économies de façon identique. Il semble pourtant que les évolutions économiques, sociales et politiques de l’Angleterre, de la France et de l’Allemagne par exemple ont été bien différentes sur la période, en particulier en ce qui concerne les conséquences de la crise sur les régimes en place : si l’Allemagne est peut-être l’exemple le plus convaincant de ce processus, puisqu’il aboutit au triomphe du nazisme, l’Angleterre au contraire résiste à la tentation fasciste et autoritaire, bien qu’elle connaissent elle aussi ses propres mouvements fascistes, dont le B.U.F. d’Oswald MOSLEY est le principal représentant ; quant à la France, c’est sans doute moins des éléments structurels liés à sa situation économique que sa déroute militaire et le chaos politique qui en résulte qui la font se tourner vers un homme providentiel et le maréchalisme. Polanyi oublie donc peut-être, à travers son souci de simplification, des éléments liés aux différentes cultures et, finalement, aux différentes sociétés. Mais, ce faisant, il écarte également des éléments d’explication parfois importants des évolutions historiques qu’il tente de comprendre. On peut ainsi avancer des éléments culturels pour rendre en partie compte des conséquences politiques de la « Grande Transformation » dans les trois pays que nous avons déjà pris en exemple, et en particulier en évoquant l’attachement des populations concernées aux différents modèles politiques possibles : notons ainsi, sans entrer dans le détail, que la tradition démocratique est relativement ancienne et fortement ancrée en Angleterre (depuis 1689) et en France (même si la tradition colbertiste et surtout bonapartiste est sans doute un des piliers du régime vichiste), alors que la société allemande, déçue par la République de Weimar et l’humiliation subie à Versailles en 1919, n’est dans l’ensemble pas défavorable à un retour à un modèle plus autoritaire qui lui est beaucoup plus familier. Polanyi semble donc parfois faire exactement ce contre quoi il s’élève : inclure les phénomènes sociaux, culturels et politiques dans des éléments et des processus économiques auxquels ils seraient simplement subordonnés. En voulant réinsérer l’économique dans le social, il en vient peut-être à faire l’exact inverse au risque de sombrer dans une forme d’ « économisme ». V) Critique externe. Le principal objectif de Polanyi est donc d’expliquer les processus historiques ayant conduits à la chute du libéralisme économique par l’économie elle-même et les évolutions qu’elle a connues. L’extension des mécanismes de marché à l’ensemble de la vie sociale et la réaction protectionniste de la société, conduisant aux excès fascistes et totalitaires, sont selon lui à l’origine de la « Grande Transformation » des années 1929-1945. Mais on peut également se demander comment le libéralisme en général, et plus particulièrement le capitalisme, est lui-même progressivement apparu. C’est en particulier ce que fait WEBER dans L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme de 1904-1905 ce dernier considère ainsi que le capitalisme est liée à certaines conceptions du monde et à certaines valeurs (« l’esprit de travail »), elles-mêmes très attachées à l’éthique protestante, mais aussi surtout au long processus de rationalisation qui marque la société. Il résulterait par conséquent avant tout d’une modification du rapport entre l’homme et le travail qui passerait d’un statut de labeur nécessaire à la survie à celui de devoir envers l’homme (la division du travail permettant ainsi à chacun de travailler pour tous les autres), voire envers Dieu (le travail pouvant permettre de gagner son salut). Le capitalisme ne serait donc pas dans cette optique la simple conséquence des évolutions marchandes et industrielles, mais bien plutôt celle des transformations profondes de la société qui à leur tour agiraient sur l’économie. La création d’un marché du travail trouve peut-être ainsi une explication, tant en termes de rationalité économique (en rendant plus visible et plus disponible l’offre de travail notamment, donc rationalité en finalité) que d’un point de vue sociologique et culturel, puisque ce souci rationnel répond aussi à des valeurs nouvelles, faisant du travail le cœur de la vie humaine, qu’il faut satisfaire au mieux (rationalité en valeur). La crise sociale qui accompagne le développement des mécanismes de marché est peut-être liée de ce fait au temps nécessaire pour faire correspondre les évolutions parallèles de la société et de l’économie, et non plus à celui requis pour que la sphère sociale s’adapte à une sphère économique dont le capitalisme aurait fait le moteur de la première. On peut aussi considérer à travers deux autres processus sociaux, l’individuation et l’égalisation, que l’intérêt individuel a tendu à prendre une place de plus en plus importante au sein des sociétés. Si Polanyi, et surtout Marcel MAUSS, en particulier dès 1923-1924 avec son Essai sur le don, affirment ainsi que l’échange dans les sociétés primitives est fondé sur l’obligation de faire des cadeaux et d’en accepter (les 3 obligations selon Mauss : « donner, recevoir, rendre »), celui-ci se modifie profondément avec l’individuation, puisqu’elle substitue progressivement l’intérêt individuel à l’intérêt collectif (MAUSS voyant dans le don le fondement de la « socialité »). Robert BOYER en particulier montre qu’alors le marché est une forme d’institution nécessaire pour coordonner et rendre au mieux compatible les choix individuels, fondés sur des intérêts personnels, d’agents rationnels considérés comme égaux dans la théorie (y compris dans les théories économiques classiques, puisque tous, consommateurs comme producteurs, répondent au modèle de concurrence pure et parfait et à l’atomicité des biens qui y est liée), bien qu’ils ne le soient pas dans les faits. Le marché ne serait donc pas cette création artificielle prétendant pouvoir réguler l’ensemble de la société comme le pense Polanyi, mais au contraire la conséquence logique des évolutions séculaires de cette même société. Robert BOYER ajoute surtout que cette forme institutionnelle n’est pas la seule présente dans l’économie face à un Etat qui tenterait d’en limiter les effets, comme semblent l’indiquer les réflexions de Polanyi. Il relève au contraire six modèles principaux d’arrangements institutionnels (marché, hiérarchie privée, communauté, réseau, associations, Etat) dont les associations variées et complémentaires caractérisent et différencient chaque économie. La remise en cause du libéralisme économique dans l’entre-deux-guerres est donc peut-être moins liée à la trop forte prégnance du marché qu’aux disfonctionnements des autres formes d’institutions ou de leurs associations.