Avec les remarques qui précèdent, on voit donc apparaître progressivement l’enjeu de l’analyse
polanyienne. Il s’agit pour Polanyi de dénoncer la tendance formaliste et universaliste qui domine aujourd’hui
les définitions de l’économie. Cette tendance identifie en en effet à tort selon lui l’économie à son concept
moderne sachant que dans les politiques économiques modernes, tout ne correspond pas à ce concept moderne
tout en prétendant appliquer aux sociétés non modernes sa propre conception des usages alternatifs des
ressources rares, de la maximisation du gain et du mécanisme d’allocations impersonnelles des marchandises.
Par extension, son concept d’économie substantive permettrait au contraire d’étudier l’ensemble des
systèmes économiques dans la mesure où toutes les sociétés chercheraient à subvenir à leurs besoins matériels,
évidemment sans pour autant recouvrir au marché et tout en limitant la sphère de la légitimité des pratiques
intéressées. Querelle des méthodes avec la naissance des historicistes. Cette querelle démarre avec une thèse de
Bertus qui s’oppose au formalisme de l’économie politique. Le point de départ de ces historicistes est la critique
de l’école classique anglaise et de la pluralité de l’économie telle qu’ils la décrivent. Chez les classiques en effet,
le troc est non seulement présenté comme un invariant culturel, partout et à toutes les époques et surtout il n’y
aurait pas de rupture entre les économies primitives et les économie modernes dans lesquelles s’est développé
l’échange avec l’apparition de la monnaie et l’accroissement de la division du travail. L’économie moderne
serait donc le prolongement naturel de l’organisation économique primitive qui se fonde elle-même sur une
pratique non moins naturelle : le troc. Les historicistes, en réintroduisant une dimension historiciste, vont
s’opposer à cette dimension arbitraire et fantasmatique. Ainsi par exemple, Bertus introduit une distinction
tranchée entre les économies naturelles et les économies monétaires. Pour se faire, il s’appuie sur l’étude du
système fiscal romain en soulignant qu’à l’origine à Rome, l’impôt est unique et payé en nature par le maître
(oikos) = le grand domaine autarcique et familial. C’est donc la période de la domination de l’économie
domestique, à laquelle succède progressivement une économie plus intégrée à mesure que se développent les
échanges entre les cellules domestiques. Surtout avec la complexification du système politique romain se met en
place une multitude d’impôts payés en monnaie. Au demeurant, c’est la thèse de Bertus, on serait passé en
quelques siècles d’une économie naturelle à une économie moderne (monétaire).
Dès 1893, un autre historiciste, Basher, généralise la thèse de Bertus à l’ensemble du monde antique. Il
démontre pour sa part que l’économie monétaire remplace l’économie nationale bien avant que l’avait cru Bertus
(= 1000 ans avant J.C.). A partir de là, le débat devient purement empirique et archéologique. Et de ce point de
vue, Busher sera contré en 1896 par Mayer qui en définitive retrouve sur des bases nouvelles la thèse classique
selon laquelle aussi loin que l’on remonte dans l’Histoire, on trouve l’usage de la monnaie, le commerce, le troc
et l’artisanat.
Donc progressivement s’impose une thèse jusqu’à devenir totalement hégémonique. Dès les sociétés
primitives et dès l’apparition des premières sociétés complexes, les nécessités de la division du travail entraînent
l’obligation d’échanger des productions.
Que cet échange s’opère sous la forme rudimentaire ou qu’il suive des détours complexes de la monnaie ou des
crédits, au fond il obéit à une logique commune et naturelle : celle du « donnant donnant » et du calcul des
intérêts. Autrement dit, il y aurait bien universalité des relations marchandes, c’est-à-dire des relations qui se
produisent sur un marché sous la forme d’échanges fondés sur des considérations d’utilité et régis par la notion
d’équivalence. Cette thèse est devenue à ce point dominante que même les économistes et les historiens
marxistes se sont rangés. Pour eux, la spécificité de l’économie moderne naît avec le capitalisme qu’ils
présentent à la fois comme un prolongement logique de l’économie de marché, qui se produit avec l’insertion de
la force de travail dans la sphère des échanges, et également comme la perversion d’une économie naturelle avec
l’apparition des intermédiaires et de la plus-value. On assisterait ainsi tardivement à l’apparition de la logique
d’équivalence au profit de la logique de spoliation.
A cette vision hégémonique, l’anthropologie économique n’a pour l’essentiel dans un premier temps
apporter qu’une timide opposition du fait de l’ambivalence de ses principaux représentants. Boas, Malinoski et
Mauss, soulignent il est vrai l’existence dans les sociétés archaïques des formes d’échanges cérémonials,
étranges et dont le principe fondamental, la générosité splendide, semble totalement opposé à celui du troc et de
l’échange marchand.
Mais, Mauss lui-même, a jusqu’à suggérer parfois qu’il n’y a là que fiction et mensonge social, l’enjeu
étant la conquête du pouvoir. Autrement dit, hypocrisie et dissimulation d’une réalité sociale qui ne serait autre
que l’échange intéressé et par extension le marché.
Surtout enfin, les historiens estiment que ces pratiques sont marginales, trop éloignées de nous et
qu’aussitôt qu’il s’agit de situation véritable, on est dans la logique de marché. Or, la remise en cause la plus
radicale de cette banalité, la seule qui est portée une critique sur le terrain des grandes civilisations jusqu’à la
période récente, a été le fait de Karl Polanyi.