la lidocaine garde-t-elle une place en rachianesthesie

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Anesthésie locorégionale
LA LIDOCAINE GARDE-T-ELLE UNE PLACE
EN RACHIANESTHESIE ?
M.C. Schneider*, K. F. Hampl*, D. Thorin #, * Département d’Anesthésiologie, Centre
Hospitalo-Universitaire / Kantonsspital, CH-4031, Bâle, Suisse ; # Département d’Anesthésiologie, Centre Hospitalo-Universitaire/CHUV, CH-1000 Lausanne, Suisse.
INTRODUCTION
Les méthodes et les pratiques d’anesthésie ont considérablement évolué au cours des
dix dernières années. Chaque fois que cela s’avère possible, on préfère avoir recours à
des techniques d’anesthésie locorégionale. En France, une enquête commanditée par la
Société Française d’Anesthésie-Réanimation (SFAR) auprès d’un échantillon représentatif
a montré que le pourcentage d’interventions menées sous anesthésie locorégionale a été
multiplié par 4 entre 1980 et 1996 [1]. Selon cette enquête, 16 % des actes d’anesthésie
incluait une technique d’anesthésie loco-régionale, le plus souvent une rachianesthésie :
elle représentait en effet 37 % des actes. Cela correspond à environ 442 000
rachianesthésies effectuées en 1996 dans 1 583 unités disposant d’un anesthésiste. Par
conséquent, l’absence d’effets secondaires liés aux médicaments utilisés pour la
rachianesthésie revêt une importance capitale puisque toute cause de morbidité postanesthésique peut faire obstacle à une récupération postopératoire rapide et entraîner de
lourdes conséquences sur le plan économique.
Ce chapitre porte sur les effets secondaires et même les lésions neurologiques pouvant
survenir suite à l’emploi de lidocaïne. Les données relatives aux conséquences de l’usage
de l’équipement anesthésique (comme le diamètre de l’aiguille utilisée ou l’incidence
des céphalées post-PL) sur la morbidité postopératoire ne seront pas abordées ici.
1. LE PROFIL DE SECURITE DE LA LIDOCAINE
L’innocuité de l’emploi de médicaments à effet neuraxial soit lors d’une péridurale,
soit au cours d’une rachianesthésie, a été l’objet de controverses depuis l’introduction de
cette technique en pratique clinique par August Bier en 1898. Les débats ayant entouré
l’affaire Wooley et Roe [2] ont mis en évidence les incertitudes quant à la classification
de l’étiologie des complications accompagnant les procédures rachianesthésiques. Ils ont
également été le point de départ d’une longue série d’accusations, d’hypothèses erronées
et de conclusions hâtives.
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Jusqu’à une date récente, la lidocaïne n’avait pas fait l’objet d’une publicité comparable
à celle déclenchée par l’affaire Wooley et Roe. Pendant près de 50 ans, la lidocaïne a joui
d’une popularité extraordinaire en tant qu’anesthésique local de délai d’action rapide et
l’on considérait qu’elle représentait un standard pour les interventions chirurgicales courtes
sous rachianesthésie. Sa réputation était basée sur un profil de sécurité remarquable sans
aucune notification d’effets secondaires liés à une neurotoxicité potentielle ainsi que sur
les conclusions d’une grande étude prospective [3]. Depuis lors, selon une estimation
réaliste, la lidocaïne a fait preuve d’efficacité et d’innocuité chez environ 50 millions de
patients [4]. Il n’est donc pas surprenant que les publications traitant du problème de la
neurotoxicité des anesthésiques locaux en général et de la lidocaïne en particulier aient
été critiquées ou tout simplement rejetées en bloc.
2. NEUROTOXICITE DE LA LIDOCAINE : DONNEES EXPERIMENTALES
Les expériences menées en laboratoire afin d’évaluer la neurotoxicité des anesthésiques
locaux font appel à des modèles in vitro et in vivo. Dans un modèle in vitro utilisant la
méthode dite du « sucrose gap » pour évaluer le potentiel d’action global, l’exposition de
nerfs sciatiques de grenouille mis à nu à une solution de lidocaïne à 5 % en présence et en
l’absence de dextrose à 7,5 % a entraîné une perte de conduction complète et irréversible.
En comparaison, des nerfs exposés à de la lidocaïne à 1,5 % ont partiellement récupéré
puisqu’on objectivait un bloc résiduel de 25 % à 50 % après une période de « washout »
de 2 à 3 heures [5]. Dans ce modèle de nerf de grenouille, la lidocaïne a entraîné une
perte concentration-dépendante du potentiel d’action global apparaissant pour des
concentrations aussi faibles que 40 mM (ce qui correspondait à une solution de lidocaïne
à 1 %) devenant complète à 80 mM (solution de lidocaïne à 2 %) [6].
Dans un modèle in vivo chez le rat, l’injection dans l’espace sous-arachnoïdien de
lidocaïne à 5 % mélangée à du dextrose à 7,5 % a entraîné un déficit sensitif persistant
évalué par la latence de flexion de la queue [7] alors que l’on n’observait aucun déficit
sensitif lors de l’utilisation de bupivacaïne à 0,75 % dans du dextrose à 8,25 % ou de
tetracaïne à 0,5 % mélangée à du dextrose à 5 %. Dans un modèle similaire chez le rat, on
a mis en évidence des effets neurotoxiques (paralysie persistante et anomalies
anatomopathologiques) dose-dépendants suite à l’injection de lidocaïne à 1,5 % dans
l’espace sous-arachnoïdien [8]. Cependant, dans cette série de tests, l’incidence de la
paralysie ne variait pas selon les médicaments utilisés (lidocaïne à 1,5 %, bupivacaïne à
0,5 % et chlorprocaïne à 2 %), mais elle augmentait avec la durée d’exposition, c’est-àdire avec l’augmentation des doses cumulées.
On dispose de peu de données évaluant les effets des additifs sur le potentiel
neurotoxique de la lidocaïne. Dans un modèle expérimental chez le rat, la présence de
glucose à 7,5 % n’a pas affecté la capacité de la lidocaïne à 5 % à induire un déficit
sensitif persistant. Ceci vient étayer l’hypothèse que le potentiel neurotoxique est lié à
l’anesthésique local lui-même [9].
Les résultats d’une étude récente menée in vivo chez le rat suggèrent que le potentiel
neurotoxique de la lidocaïne ne résulte pas d’un bloc des canaux sodiques voltagedépendants [10]. L’administration dans l’espace sous-arachnoïdien d’anesthésiques locaux
courants (lidocaïne et bupivacaïne) à des concentrations dix fois supérieures à celles
permettant d’obtenir un bloc sensitif réversible a provoqué un déficit sensitif durable
tandis que la tétrotoxine, un inhibiteur de canaux sodiques hautement sélectif, n’entraînait
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aucune séquelle. Notons que l’examen anatomopathologique a montré que les lésions
étaient limitées aux racines sacrées, alors que la moelle épinière demeurait apparemment
indemne de lésion.
3. NEUROTOXICITE DE LA LIDOCAINE : PREUVES CLINIQUES
Les anesthésiques locaux peuvent entraîner des effets indésirables neurotoxiques à
type de lésions gravissimes et irréversibles ou de symptômes mineurs et transitoires. Au
début des années 1990, on a décrit des syndromes de la queue de cheval en association
avec l’administration sous-arachnoïdienne répétée de doses élevées d’anesthésiques locaux
dans le cadre de rachianesthésies continues. Ces cas ont immédiatement attiré l’attention
des praticiens sur le potentiel neurotoxique des anesthésiques locaux d’utilisation
courante [11]. On a incriminé une distribution inégale au sein de l’espace sous-arachnoïdien
qui serait responsable d’une accumulation et donc de concentrations excessives de solutions
d’anesthésiques locaux dans la région sacrée, ce qui contribuerait à une neurotoxicité
accrue. L’attention du public se porte une fois encore sur ce problème depuis la description
récente de cas de déficit neurologiques permanents suite à l’injection d’une dose unique
d’anesthésiques locaux comprenant de la lidocaïne hyperbare à 5 % [12, 13]. C’est dans
ce contexte que des recommandations éditoriales et des oppositions sans équivoque ont
été formulées [14].
Toutefois, on a décrit la survenue d’effets indésirables neurologiques beaucoup moins
graves mais très fréquents avec la lidocaïne. Suite aux premiers cas rapportés en 1993 [15]
de nombreux anesthésistes ont pu observer des symptômes neurologiques transitoires
(SNT) après l’administration de lidocaïne hyperbare à 5 % en rachianesthésie [16-18].
Le plus souvent, les symptômes sont à type de douleur lombaire et fessière irradiant aux
deux membres inférieurs, qui surviennent au terme d’un intervalle libre et évoluent sur
une durée de 2 à 5 jours.
Aucun signe neurologique pathologique n’a pu être retrouvé chez ces patients. Nous
avons mené une étude prospective non-randomisée en simple aveugle chez un groupe de
270 patientes en gynécologie afin d’évaluer l’incidence des SNT et d’identifier des facteurs
pouvant contribuer à leur survenue [16]. Environ un tiers des patientes auxquelles on
avait administré de la lidocaïne hyperbare à 5 % en rachianesthésie se sont plaintes de
SNT tandis qu’une seule de celles ayant reçu de la bupivacaïne hyperbare à 0,5 % présentait
une hypoesthésie du bord externe d’un pied. Par la suite, ces données ont été amplement
confirmées par des études randomisées [17] et non-randomisées [18, 19] menées dans
divers établissements.
L’hypothèse que la survenue des SNT puisse être liée à l’osmolarité élevée de la
solution de lidocaïne hyperbare à 5 % (820 mOsm/l) a été infirmée. Une étude prospective
randomisée en double-aveugle n’a retrouvé aucune différence en termes de survenue de
SNT entre les patients recevant la solution hyperbare de lidocaïne à 5 % disponible dans
le commerce et ceux chez qui l’on avait administré une solution de lidocaïne à 5 % moins
hyperbare car possédant une osmolarité deux fois moindre [20]. La neurotoxicité des
anesthésiques locaux pouvant croître avec des concentrations plus élevées de
médicaments [6], le fabricant de la solution de lidocaïne hyperbare à 5 % a changé ses
recommandations pour cette préparation, en conseillant de mélanger la dose d’anesthésique
dans un volume équivalent de sérum physiologique ou de liquide céphalo-rachidien avant
de l’administrer en sous-arachnoïdien. Cependant, ces recommandations peuvent ne pas
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être observées ou ne pas être remarquées [13]. Néanmoins, selon deux études récentes,
l’incidence des SNT n’a pas été affectée par la réduction de la concentration de la lidocaïne
de 5 % à 2 % [18, 19].
Il a également été suggéré que la position du patient pouvait contribuer à la survenue
de SNT [15]. Les résultats de deux études récentes ont confirmé cette hypothèse initiale
en montrant que l’incidence des SNT après rachianesthésie par la lidocaïne était
significativement plus élevée chez les patients opérés en position de lithotomie [21] ou
d’arthroscopie du genou [18] par rapport à ceux demeurant en décubitus dorsal.
CONCLUSION
La neurotoxicité potentielle liée à l’administration de lidocaïne en rachianesthésie
démontre l’intérêt de prêter une attention scrupuleuse prêtée aux résultats de l’intervention
et d’analyser en détail les effets indésirables ou les complications : cela est indispensable
si l’on veut améliorer l’innocuité des techniques d’anesthésie, réduire les risques associés
et éviter les embûches. A ce jour, les phénomènes physiopathologiques à la base de ces
séquelles neurologiques extrêmement variables en termes de gravité et d’importance
demeurent mal compris. Il n’a toujours pas été démontré que la survenue d’un déficit
sensitif sacré lié à l’utilisation de lidocaïne chez le rat [7] était corrélée à l’apparition de
SNT après rachianesthésie à la lidocaïne chez l’homme [15-21]. Par conséquent, il faut
être extrêmement prudent quand on suppose que ces deux phénomènes ont un mécanisme
commun, même s’il est très tentant d’envisager ce concept. Bien que l’on comprenne mal
la physiopathologie de la neurotoxicité liée à la lidocaïne ou les mécanismes moléculaires
responsables de la survenue de lésions nerveuses ou médullaires, une approche prudente
à la sélection d’un médicament doit prendre en considération toutes les données fournies
par les descriptions des cas cliniques, les essais prospectifs randomisés et les travaux
expérimentaux afin de diminuer le risque de morbidité induite par l’anesthésie
locorégionale. De plus, les patients doivent être informés des possibilités de survenue de
SNT au décours d’interventions courtes. Nous pensons qu’il faut proscrire l’utilisation
de la lidocaïne chez les patients refusant d’encourir le risque d’effets secondaires
transitoires ou devant être opérés en position de lithotomie.
Bibliographie dans la version anglaise de l'article :
« Is there still a place for lidocaine in spinal anaesthesia? ».
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