L’Encéphale, 2007 ;
33 :
32-8 Troubles anxieux et dépressifs chez 4 425 patients consommateurs de benzodiazépines
33
Résumé.
La consommation des anxiolytiques de la famille
des benzodiazépines reste élevée en France par rapport à
ce qu’elle est dans les autres pays occidentaux, alors que
les recommandations d’utilisation limitent de plus en plus
leurs indications. En particulier, la question des prescriptions
de benzodiazépines au long cours se pose de manière cru-
ciale en raison de leur efficacité insuffisante sur la plupart des
pathologies anxieuses chroniques et des inconvénients qui
leur sont attachés (effets cognitifs délétères, phénomènes de
sevrage et de dépendance). Les prescriptions de benzodia-
zépines étant en grande majorité réalisées en médecine
générale, nous avons souhaité explorer les troubles anxieux
et dépressifs présents chez des patients consultant un pra-
ticien généraliste et consommant un anxiolytique régulière-
ment depuis au moins six mois. S’agissant d’une étude obser-
vationnelle, les critères d’inclusion étaient suffisamment
larges pour permettre la constitution d’une population la plus
représentative possible des pratiques de terrain. Un échan-
tillon de 4 425 sujets a été ainsi évalué à l’aide d’échelles
symptomatiques d’anxiété, de dépression et de retentisse-
ment fonctionnel. La méthodologie d’évaluation comportait
une première étape de dépistage basée sur l’échelle
Hospital
Anxiety and Depressive scale
(HAD), puis une évaluation dia-
gnostique selon les critères du DSM IV. Seuls 2,2 % de ces
patients ne présentent aucune symptomatologie anxieuse ou
dépressive d’après l’échelle HAD. Par ailleurs, 66,9 % des
patients présentent un ou plusieurs diagnostics DSM IV de
trouble anxieux actuel (anxiété généralisée chez 61,2 %,
trouble panique chez 22,5 %), et 60 % les critères d’un épi-
sode dépressif majeur. Une comorbidité associant troubles
anxieux et dépressifs est retrouvée chez 41,9 % des patients.
Les niveaux de sévérité et de retentissement dans le fonc-
tionnement quotidien sont élevés : 34 à 45 % des patients
connaissent des perturbations sévères ou très sévères
d’après l’échelle
Sheehan Disability Scale
. En conclusion,
cette étude d’épidémiologie clinique souligne l’importance de
la réévaluation attentive et systématique de toutes les pres-
criptions durables de benzodiazépines. Celles-ci sont en effet
associées à une fréquence élevée de troubles dépressifs et
anxieux, relevant potentiellement d’autres stratégies théra-
peutiques, qu’elles soient médicamenteuses ou psychothé-
rapiques.
Mots clés :
Anxiolytiques ; Benzodiazépines ; Dépendance ; Dépres-
sion ; Pharmacoépidémiologie ; Troubles anxieux.
INTRODUCTION
Les stratégies thérapeutiques médicamenteuses dans
les troubles anxieux ont notablement évolué au cours des
20 dernières années, sous l’influence de deux facteurs :
la mise en évidence progressive de l’efficacité de diffé-
rents antidépresseurs dans plusieurs catégories diagnos-
tiques d’une part, et le rappel croissant des problèmes liés
à l’usage prolongé des benzodiazépines d’autre part (15).
Ceci conduit, au plan des recommandations internationa-
les et des indications officielles, à voir se réduire la place
accordée aux benzodiazépines dans les troubles anxieux
(traitement d’appoint des phases initiales ou des formes
aiguës), et parallèlement à voir s’étendre celle des anti-
dépresseurs inhibiteurs de recapture de la sérotonine
(IRS) ou de la sérotonine et de la noradrénaline (IRSNa)
dans les troubles anxieux et phobiques chroniques (1, 18).
Dans la plupart des pays, la conséquence logique de
ces évolutions est une diminution de la consommation des
benzodiazépines dans la population générale et une aug-
mentation de celle des antidépresseurs (3, 6, 10, 11). En
France, la même tendance est observée ces dernières
années mais l’usage des benzodiazépines reste important
quantitativement (13, 20). La dernière étude réalisée en
population générale fait état par exemple de taux de con-
sommation d’anxiolytiques ou d’hypnotiques de 18,6 % au
cours d’année précédente et de 11,3 % au cours du mois
précédent (4). Les statistiques des caisses de Sécurité
sociale confirment que 17,4 % des assurés sociaux ont
été remboursés au moins une fois, et 7 % au moins quatre
fois, dans l’année pour un médicament anxiolytique (8).
Un rapport parlementaire récent a souligné ces chiffres
élevés par rapport aux autres pays occidentaux, en
recommandant la réalisation d’études sur les facteurs
explicatifs de ce phénomène et les moyens à mettre en
œuvre pour le contrôler (20).
En plus de nombreux facteurs probablement non spé-
cifiques (caractéristiques socioculturelles dans le recours
aux médicaments, conditions facilitées d’accès aux soins
et aux prescriptions), certains éléments propres aux ben-
zodiazépines peuvent contribuer à des taux de consom-
mations élevés : – prévalence importante des troubles
anxieux dans la population et diffusion de l’information
dans le public sur l’intérêt des soins, – chronicité de la plu-
part des pathologies anxieuses, – difficultés d’accès à des
prises en charge non médicamenteuses efficaces comme
la relaxation ou les thérapies comportementales et cogni-
tives, – et problèmes de dépendance survenant chez envi-
ron un patient sur deux après plusieurs mois de consom-
mation (12). La question du repérage syndromique des
troubles anxieux et des indications thérapeutiques initia-
les se pose donc de manière cruciale pour éviter d’initier
des prescriptions inutiles et/ou à risque, en plus de la prise
en charge des patients effectivement en situation de
dépendance. Ces problèmes difficiles se posent particu-
lièrement dans les prises en charge en médecine géné-
rale, dont on sait qu’elles représentent plus de 80 % des
prescriptions de benzodiazépines (20). Les conditions
matérielles (temps limité), médicales (polypathologies) et
psychologiques (complexité pour les patients et les méde-
cins d’aborder des questions non somatiques) des con-
sultations de médecine générale ne favorisent pas un
repérage précis des troubles anxieux spécifiques et sur-
tout la mise en place des stratégies les plus adéquates.
OBJECTIFS
Pour ces raisons, il nous a paru nécessaire de réaliser,
en médecine générale, une étude d’épidémiologie clini-
que sur les troubles anxieux ou dépressifs présents chez
des patients utilisant des benzodiazépines sur des durées