"Une entente franco-allemande mais laquelle?" dans Le Monde

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"Une entente franco-allemande mais laquelle?" dans Le Monde (7 janvier 1950)
Légende: Le 7 janvier 1950, le quotidien français Le Monde réfléchit sur les différentes formes d'une collaboration
économique entre la France et la République fédérale d'Allemagne et détaille les conceptions des milieux politicoéconomiques allemands à ce sujet.
Source: Le Monde. 07.01.1950, n° 1540; 7e année. Paris. "Une entente franco-allemande mais laquelle?", auteur:Lauret,
René , p. 3.
Copyright: (c) Le Monde
URL: http://www.cvce.eu/obj/une_entente_franco_allemande_mais_laquelle_dans_le_monde_7_janvier_1950-fr76c24c6c-3c56-433a-80b9-49d792745af1.html
Date de dernière mise à jour: 18/12/2013
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Une entente franco-allemande
MAIS LAQUELLE ?
Bonn, janvier. — Il est difficile de rencontrer des Allemands qui ne se disent partisans convaincus d'un
accord avec la France. A Paris, je reçois tous les jours des lettres des coins les plus reculés de l'Allemagne
où des inconnus en exposent longuement les raisons et les avantages. Mêmes arguments, d'un caractère
assez général, dans la plupart des conversations. Mais lorsqu’elles sont plus approfondies, lorsqu'il s'agit
d’hommes qui réfléchissent, qui connaissent les problèmes, on s’aperçoit qu'il y a des conceptions
différentes, pour ne pas dire opposées.
Nous vivons dans une époque où les divisions politiques s'étendent à toutes les questions internationales.
Discute-t-on à Strasbourg, à l'O.E.C.E. de l'unification de l'Europe, on constate aussitôt qu'il y a plusieurs
façons d'unifier : il y a d’abord la façon libérale et la façon dirigiste. On critique l'isolationnisme
britannique : M. Bevin et Sir Stafford Cripps, entre tous les Européens, ne seraient-ils pas les plus unitaires
si M. Léon Blum, M. Spaak, M. Schumacher gouvernaient à Paris, Bruxelles et à Bonn ?
Conception socialiste et conception libérale
La même remarque, qui s'applique à l'Europe, vaut pour les rapports franco-allemands. On s'étonne que
chrétiens démocrates et libéraux prônent avec chaleur une entente avec la France alors que les socialdémocrates sont réticents : ces mêmes social-démocrates qui, dans la République de Weimar, furent les
meilleurs soutiens de la politique extérieure de Stresemann. Mais ils figuraient alors dans la « grande
coalition », dont la politique n'était rien moins que socialiste. La politique française ne l'était pas non plus, et
pourtant les socialistes appuyaient Briand lorsqu'il se rendait à Locarno. Ces temps sont passés. Depuis lors
les socialistes ont fait partout des expériences. Ils entendent mettre leurs idées dans la politique extérieure
comme dans l'intérieure.
M. Schumacher, qui est de la Prusse-Orientale, est peut-être un peu moins près de nous que M. Adenauer,
qui est Rhénan. Ce n'est pas un francophobe, encore qu'il parle de la Sarre avec mauvaise humeur. Il n’est
pas si nationaliste qu'on veut bien le dire, ou du moins pas de la manière que l'on pense. Mais il dresse
l'oreille si vous lui parlez de la Ruhr. Seriez-vous ami des magnats du charbon et de l'acier? Seriez-vous
disposé à tolérer leur retour, à vous associer avec eux, à leur apporter des capitaux ? La Ruhr ne doit pas
devenir une société franco-allemande, a dit le demi-français Carlo Schmid, qu'on ne saurait soupçonner
d'hostilité pour notre pays. Il faut la nationaliser pour pouvoir, ensuite, l'internationaliser. Elle ne saurait
former un trust dans lequel Krupp, Thyssen, Klöckner, Stinnes, Mannesmann tendront la main au Comité
des forges.
Si vous vous adressez à M. Blücher, vice-chancelier, chef du parti libéral, à M. Erhardt, ministre de
l'économie, démocrate chrétien, à des industriels ou des hommes d'affaires, qui appartiennent généralement
à l'un de ces deux partis, le son de cloche est tout autre. Il n'est question que de « libéralisation » des
échanges (on sait que l'Allemagne met plus d'empressement que quiconque à appliquer les décisions de
l'O.E.C.E.), d'emprunts américains ou autres, pour relever telle ou telle industrie, d'accords internationaux
entre groupes de producteurs. Le gouvernement actuel de l'Allemagne occidentale représentant cette
tendance libérale, on ne s'étonnera pas des propositions de M. Adenauer pour faire participer le capital
étranger aux usines Thyssen lorsqu'il s'agissait de les sauver du démontage, ou aux Aciéries réunies, groupe
plus vaste dans lequel elles sont englobées.
Les milieux industriels poussent à la roue
Si le chancelier, dans une interview qui a fait un certain bruit, a insisté sur le côté psychologique d'un
rapprochement franco-allemand, ce sont les milieux économiques, plus encore que la presse, qui poussent à
ce rapprochement. La conférence de M. Kirkpatrick, chef de la division allemande du Foreign Office, qui le
mois dernier suscita tant de commentaires, eut lieu à Dusseldorf devant le comité d'études pour les rapports
économiques franco-allemands, que préside M. Middelhauve, député libéral, et qui comprend la plupart des
grands industriels de la Ruhr. L'Union économique, dont le siège est à Wiesbaden, et qui est l'émanation des
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milieux économiques de la région de Francfort et de Mayence, préconise aussi des rapports plus étroits avec
la France, organisant à cet effet des conférences de propagande, envoyant des émissaires à Paris. Il n'est pas
jusqu'aux organisations dont la façade est plutôt culturelle qui ne s'appuient sur une solide base
économique : tel le Deutsch-Französisches Institut de Ludwigsburg, qui a derrière lui l'industrie
wurtembergeoise.
Les membres de ces diverses sociétés (il y en a d'autres dans d'autres villes) sont des hommes pratiques, qui
poursuivent un but précis. Ils savent parfaitement : 1° que la France ne peut aider comme l'Amérique au
relèvement économique de l'Allemagne ; 2° qu'elle n'offre qu'un champ limité à l'exportation allemande. Si
néanmoins ils lui témoignent un tel intérêt, c'est qu'ils pensent qu’il faut élargir le cadre de l'économie
européenne, que ce n'est pas le Benelux ou le Fritalux qui peuvent former le noyau de cette économie plus
vaste, mais la France et l'Allemagne. L’Angleterre désirant conserver pour le moment une position à part,
seules la France et l'Allemagne sont assez importantes, ont des productions suffisamment complémentaires
pour donner l'impulsion en s'associant à l'ensemble des pays européens.
La concurrence allemande
Comment pourrait se faire cette association ? Le traité de commerce, qui aboutira sans doute d'ici peu après
des débats assez pénibles, témoigne des résistances qu'elle rencontre. Elles sont naturelles : il faudra des
discussions et des accords particuliers, des expériences diverses pour les surmonter peu à peu. Concurrence
allemande, voire « dumping » dus à des conditions de production plus favorables, dit-on chez nous : le
charbon allemand est moins cher, les salaires allemands sont moins élevés, etc. Ces arguments sont formulés
sous une forme trop générale, ainsi présentés ils ne sont pas toujours exacts. Si les salaires allemands sont
plus bas dans certaines branches de l'industrie, ils sont plus élevés dans d'autres. Si le charbon allemand est
plus cher à l'exportation que sur le marché intérieur, nous ne consommons pas que du charbon importé
d'Allemagne.
Les Allemands, qui sont entreprenants, habiles à réduire les prix de revient par des combinaisons variées,
telles que le groupement et la spécialisation des industries, sont peut-être enclins à minimiser les risques de
la concurrence. Elle existe, disent-ils volontiers, sur le plan national comme sur le plan international : pour
un producteur capable, elle est avant tout un stimulant. Ou encore : les conditions de la production ne sont
pas tellement différentes en Allemagne et en France, elles iront en s'atténuant. J'ai même entendu un
industriel préconiser la suppression immédiate des douanes, afin de pousser à l'unification totale des deux
économies. On souligne d’autre part que l'Allemagne, avec le niveau actuel de ses exportations, qui n'est
guère que le tiers de celui d'avant guerre, le sixième de celui de 1929, n’est pas près de redevenir la
concurrente qu'elle a été pour les grandes nations industrielles.
Agriculture et colonies
Mais c'est dans le cadre d'une grande importation de produits agricoles français que l'on envisagerait surtout
le développement des échanges franco-allemands. L'Allemagne occidentale doit importer la moitié de ses
produits alimentaires, elle est coupée des pays de l'Est, qui les lui fournissaient jadis. L'agriculture française
trouverait donc chez elle un vaste marché, pourvu qu'elle s'organisât à cet effet. Ce n'est pas avec sa
production actuelle, qui ne donne de légers surplus que dans les bonnes années, qu'elle pourrait suffire à une
exportation importante et régulière. Cette agriculture devrait être modernisée, rationalisée, ce à quoi
l'industrie allemande pourrait aider en livrant les machines et les engrais nécessaires.
Enfin l'exploitation de l'Afrique — avec le concours de capitaux américains — serait un champ presque
illimité pour le travail franco-allemand. Les ports, les communications, la production d'électricité, les mines,
les forêts, la création de nouvelles cultures, offriraient des tâches immenses à l'activité de deux peuples, qui,
isolément, sont à peine capables d'y suffire.
Tels sont, brièvement indiqués, les principaux aspects d'une possible collaboration économique francoallemande. Est-elle réalisable autrement que par l'initiative des individus et des groupes ? Chez les dirigeants
de l'économie on le nie énergiquement : dans tous les pays où le socialisme domine, observe-t-on dans ces
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milieux, il tend à devenir de plus en plus national. L'Etat socialiste est plus fermé, plus isolationniste que
l'Etat libéral, ce qui est logique, puisqu'il prétend contrôler toutes les activités et monopolise les relations
avec l'extérieur.
Perspectives de demain et d'aujourd'hui
Faut-il en conclure que la main tendue vers la France par le chancelier Adenauer et les maîtres de l'économie
allemande serait retirée si les socialistes arrivaient au pouvoir ? Ce n'est pas certain. Ils trouveraient peutêtre d'autres formes de collaboration : si l’ouvrier allemand avait pris l’habitude de manger notre viande,
notre beurre, nos légumes, un gouvernement socialiste ne l'empêcherait pas de les demander ; et nous
demanderions encore le charbon de la Ruhr, si les mines étaient nationalisées. Cependant il nous faut écarter
ces perspectives, qui ne sont pas actuelles. Les socialistes ne peuvent aujourd'hui que combattre et gêner la
politique de M. Adenauer, ils peuvent difficilement l'empêcher. Il faut nous placer sur le terrain des faits, et,
si nous jugeons opportun de resserrer nos liens économiques avec l'Allemagne, profiter des dispositions
présentes et nous mettre décidément à l'ouvrage.
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