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sous la dépendance stricte de leur prise de conscience concomitante. Néan-
moins, les travaux de la psychologie et des neurosciences cognitives mon-
trent que ces mêmes traces restent accessibles sans conscience, rendant
possibles des opérations mentales complexes dans les situations où nous
sommes inconscients (comme comprendre des mots pendant que nous dor-
mons). Ces processus inconscients pourraient être vus comme des agents
zombies, c’est-à-dire des opérations mentales et neuronales spécialisées dans
certaines fonctions précises (percevoir le langage, par exemple) et indépen-
dantes de toute élaboration consciente. La possibilité d’utiliser les traces
mnésiques pour effectuer des opé-
rations mentales complexes, sans
représentation consciente conco-
mitante, suggère que notre vie
mentale, notre pensée, est très
majoritairement inconsciente.
Longtemps, il a été difficile de
définir ce qu’était biologiquement
une trace mnésique. William
James avança, au milieu du
XX
esiècle, que c’était l’existence
même des voies nerveuses qui
assurait la conservation de la trace
et que leur excitation en assurait
le rappel. On doit à Donald Hebb
les fondements des théories actuelles sur la mémoire et la plasticité céré-
brale. Il découvrit que l’apprentissage était à l’origine de changements au
niveau même des synapses, c’est-à-dire au lieu même où les neurones échan-
gent leurs informations. La cellule nerveuse ne serait donc pas l’unité de
stockage, mais ce serait le lien entretenu entre les neurones qui supporterait
la trace mnésique. En effet, Hebb développa l’idée que deux neurones en
activité au même moment créent ou renforcent leur connexion, de sorte que
l’activation de l’un par l’autre sera plus facile à l’avenir. C’est ce qu’on
appelle la synapse de Hebb, considérée actuellement comme le mécanisme
de base de l’apprentissage. D’un point de vue macroscopique, c’est-à-dire à
l’échelle du cerveau, il n’y aurait pas une structure unique de la mémoire.
S’il est vrai que certaines régions cérébrales sont très spécialisées dans l’en-
codage de l’information, comme l’hippocampe, la rétention à long terme et
le rappel de la trace mnésique sont soutenus par de vastes réseaux neuro-
naux distribués principalement dans le cortex. Enfin, la trace mnésique est
Ces processus
inconscients pourraient
être vus comme des
agents zombies, c’est-à-
dire des opérations
mentales et neuronales
spécialisées dans
certaines fonctions
précises (percevoir le
langage, par exemple)
et indépendantes de
toute élaboration
consciente.
Sur la trace des zombies
Notre pensée serait majoritairement inconsciente. Voilà ce
que sugrent les travaux de la psychologie et des
neurosciences cognitives. Les zombies désignent ainsi des
opérations mentales sans conscience. Linconscient ne serait
plus alors que le simple négatif de la conscience, et la vie
consciente un épiphénomène
Nous sommes empreints de nos expériences car les cellules de notre
corps, et plus particulièrement les neurones, « retiennent » les effets pro-
voqués par les rapports de lêtre à son environnement. Les expériences
sensorielles et mentales laissent des traces mnésiques qui formeront une
unité et une identité psychiques et garantiront une meilleure adaptation
aux situations futures. Avec l’âge, nous restons pour autant perméables
aux nouvelles expériences car le cerveau est capable de plasticité, c’est-à-
dire dapprentissages nouveaux qui modifieront sa structure : la mémoire
est donc ce qui est conservé et
sans cesse reconstruit. Ces modi-
fications structurelles sont le
reflet d’une grande variété de
souvenirs, les uns restituables
automatiquement comme nos
habilités motrices (faire du vélo),
les autres nécessitant un effort
plus ou moins grand de concen-
tration pour les rappeler (comme
la date de la Commune de Paris).
Ceci pourrait suggérer que le
rappel de certaines traces est
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pousser à juger ce même visage présenté ultérieurement de façon positive.
Inversement, l’intervention des processus conscients dans les actes de mémoire
ne préfigure pas forcément de leur expression ultérieure dans un cadre
conscient : des traces acquises consciemment peuvent guider des comporte-
ments inconscients. Nous avons toutes et tous fait l’expérience, par exemple,
d’un épisode de notre vie qui s’exprimait spontanément dans un rêve. Ces
observations posent la question du réel niveau de dépendance entre mémoire
et conscience, et particulièrement de la complexité des opérations mentales
réalisables à partir des traces sans conscience. Doit-on être conscient pour pou-
voir effectuer des processus cognitifs qualifiés de « hauts niveaux », comme
comprendre le sens des mots dans une phrase ? Ou est-ce que les traces peuvent
être interrogées et nous permettre de percevoir des éléments complexes de
notre environnement (comme le langage) lorsque nous ne sommes pas
conscients ? En effet, pour percevoir et identifier un événement sensoriel, il
est nécessaire de réactiver ce que nous
avons retenu préalablement de notre
environnement par ce qui est vu ou
entendu (sinon nous ne serions capa-
bles que de sensations). Pour le dire
plus simplement, est-ce que la trace
mnésique peut être accessible sans
prise de conscience et nous permettre
de percevoir inconsciemment, ou
s’endort-elle avec notre conscience ?
Cette question a été abordée dans différentes situations où la perception
consciente d’un événement sensoriel était réduite ou abolie. C’est le cas à
l’état d’éveil par présentation subliminale (c’est-à-dire sous le seuil de per-
ception consciente) lorsque des stimulations sont « cachées », par exemple, en
les présentant très brièvement (durant 50 millièmes de seconde). C’est aussi
le cas au cours du sommeil, lorsque des sons sont présentés et qu’ils ne réveil-
lent pas la dormeuse ou le dormeur. C’est enfin le cas chez les patient(e) s avec
un trouble de la conscience, comme dans le coma, à qui on présente des sti-
mulations sensorielles. Dans toutes ces situations, le cerveau peut encore réa-
gir aux stimulations sensorielles présentées. Grâce aux techniques de
l’électroencéphalographie ou de la neuro-imagerie, il a été montré que, dans
ces situations d’inconscience, les stimulations évoquaient des réponses céré-
brales parfois très similaires à celles que l’on observe dans les états conscients.
Ceci suggère que nous ne sommes pas hermétiques à notre environnement
sensoriel lorsque nous n’en avons pas conscience, mais au contraire que nous
(...) est-ce que la trace
mnésique peut être
accessible sans prise
de conscience et nous
permettre de percevoir
inconsciemment, ou
s’endort-elle avec
notre conscience ?
latente, dans la mesure où son existence ne peut être mise en évidence que
lorsqu’un réseau de plusieurs neurones interconnectés est activé. Plusieurs sou-
venirs peuvent être encodés à l’intérieur du même réseau de neurones par dif-
férents patterns de connexions synaptiques. De même, un souvenir peut faire
appel à l’activation simultanée de plusieurs réseaux de neurones répartis dans
différentes structures cérébrales.
Les traces mnésiques diffèrent
par leurs aspects temporels et quali-
tatifs. Une information peut être
stockée et récupérée pendant une
durée plus ou moins longue (mémoire
sensorielle ou immédiate, mémoire à
court terme, mémoire à long terme)
et correspondre à des expériences de
natures différentes. Dans ce dernier
cas, on distingue généralement ce qui
est rapportable (mémoire déclarative
ou explicite) de ce qui ne l’est pas
(mémoire non-déclarative ou impli-
cite). La mémoire déclarative est
encodée sous forme de symboles et
peut être exprimée par le langage.
Elle est le reflet des événements que
nous avons personnellement vécus en un lieu et à un instant donné (mémoires,
épisodique et autobiographique), comme celui de nos connaissances du monde
(mémoire sémantique). La mémoire non-déclarative est encodée de façon auto-
matique et ne nécessite pas les efforts de rappel nécessaires à la mémoire expli-
cite (lorsqu’on fait du vélo, on ne doit pas se rappeler explicitement comment
on pédale). Elle est le reflet de nos habilités motrices et de nos savoir-faire
(mémoire procédurale), de nos conditionnements acquis par associations et
des automatismes de perception acquis par l’expérience (effet d’amorçage).
L’intervention de notre volonté dans l’acquisition et/ou la restitution de
certaines traces et l’automaticité d’acquisition et/ou de restitution pour d’au-
tres traces poussent certain(e) s chercheur(e) s à considérer la mémoire décla-
rative comme étant consciente et la mémoire non-déclarative comme
inconsciente. Or, les liens entretenus entre mémoire et conscience sont beau-
coup plus complexes que cette simple dichotomie. Une trace acquise sans expé-
rience consciente peut influencer un jugement conscient : un visage souriant
présenté de façon subliminale (sans qu’on le perçoive consciemment) va nous
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(...) l’intervention des
processus conscients
dans les actes de
mémoire ne préfigure
pas forcément de leur
expression ultérieure
dans un cadre
conscient : des traces
acquises
consciemment peuvent
guider des
comportements
inconscients.
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cessus (perceptifs, moteurs) inconscients. Dans un mode synchronisé, l’activa-
tion des agents zombies serait accompagnée d’une meilleure communication
entre eux et avec les centres de décision du cerveau, ce qui permettrait une
prise de conscience (perceptive, par exemple). Ce mode interviendrait seule-
ment dans les situations plus inhabituelles ou plus complexes, qu’elles soient
réelles ou imaginaires, et nous permettrait alors de réagir de façon non stéréo-
typée, il serait indispensable pour éla-
borer un plan ou choisir parmi
plusieurs possibilités. Dans cette
perspective, la fonction de la
conscience serait de résumer l’état du
monde à un instant donné, en
construisant, à partir des mécanismes
pris en charge par les agents zombies,
une représentation unique et synthé-
tique, transmise aux centres de déci-
sion du cerveau. Le contenu de la
conscience correspondrait donc au
contenu de ce résumé.
À la différence des structuralistes, qui considèrent que les représentations
conscientes et inconscientes auraient des supports anatomiques différents, le
modèle proposé par Crick et Koch stipule plutôt qu’elles émanent de proces-
sus neuronaux similaires et que c’est le mode de communication du réseau sol-
licité qui déterminera la prise ou non de conscience. Notre vie mentale pourrait
être résumée à une multitude de processus neuronaux inconscients, des agents
zombies, dont l’activation en synergie (en synchronie) conditionnerait la prise
de conscience. Ce dernier mode ne serait qu’une expression minoritaire au
regard des multiples processus inconscients, qui seraient donc les contribu-
teurs principaux de la pensée. Aussi, à la différence de certains modèles de la
psychologie qui défendent l’idée que tout traitement cognitif complexe est
conscient, les travaux récents sur la perception inconsciente suggèrent, au
contraire, que les processus inconscients seraient riches et complexes. Les
traces des mots, des idées, des concepts, peuvent être interrogées inconsciem-
ment (en d’autres termes, les zombies pourraient comprendre ce qu’on leur
dit !), probablement dans le but d’accélérer la vitesse de traitement cérébral et
donc permettre l’analyse simultanée de différents événements sensoriels ou
mentaux. Les phénomènes inconscients ne peuvent donc pas être vus comme
de simples processus automatiques, réflexes et dépourvus de cohérence.
Notre vie mentale
pourrait être résumée
à une multitude de
processus neuronaux
inconscients, des
agents zombies, dont
l’activation en synergie
(en synchronie)
conditionnerait la prise
de conscience.
Sens-Dessous - juin 2012
pouvons continuer à percevoir, c’est-à-dire réactiver les traces mnésiques pour
reconnaître notre environnement.
Si la possibilité de percevoir inconsciemment est maintenant largement
acceptée par la communauté scientifique, en revanche certain(e) s cher-
cheur(e) s considèrent que, dans ces conditions, nous ne pouvons percevoir
que des éléments simples, élémentaires, de la stimulation sensorielle. Elles et
ils défendent l’idée que nous pouvons percevoir des formes, des couleurs, des
phonèmes du langage parlé, etc., mais que nous ne pouvons pas accéder à leur
sens intrinsèque, à leur identification complète. Or, depuis une dizaine d’an-
nées, des travaux suggèrent tout le contraire. Nous pourrions, selon ces études,
accéder aux traces lexicales (le dictionnaire interne) des mots de façon incons-
ciente, c’est-à-dire comprendre le sens de phrases en dormant, reconnaître son
prénom dans le coma, identifier si un mot est associé sémantiquement au pré-
cédent en présentation subliminale. En d’autres termes, nous pouvons com-
prendre inconsciemment le sens des mots car leurs traces mnésiques restent
accessibles sans conscience.
Certains chercheurs s’accordent même à penser que la très grande majorité
des processus cérébraux se ferait sans conscience. En référence à la notion de
zombie, développée par les philosophes pour imaginer des entités théoriques
qui ont les mêmes comportements que nous dans les mêmes situations mais
sans expérience phénoménale, Crick et Koch (2001) proposent l’existence
d’agents zombies, processus non conscients, rapides, stéréotypés et préalables à
la conscience. Contrairement aux philosophes dualistes qui ont développé la
notion de zombie pour défendre l’existence d’une conscience phénoménale inef-
fable et irréductible (les « qualia »), Crick et Koch se servent de la notion
d’agents zombies pour défendre l’idée que la conscience a une existence phy-
sique. Selon eux, les agents zombies seraient
des modules effectuant des opérations en
dehors de tout contrôle conscient. Les agents
zombies seraient spécialisés par exemple pour
certains types de stimuli (dans la perception)
et « surentraînés », c’est-à-dire seraient des
sortes de réflexes corticaux. Ce serait leur
mode d’activation (une synchronisation des
activités neuronales au sein de vastes réseaux)
qui conditionnerait la prise, ou non, de
conscience. Dans un mode désynchronisé, les
agents zombies seraient responsables de pro-
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Plus généralement, l’inconscient ne peut plus être décrit comme la néga-
tion de la conscience, l’absence de jugement, l’ignorance, voire même la folie,
c’est-à-dire comme quelque chose de péjoratif. Les processus inconscients sont
au contraire structurés, capables d’une complexité et d’un haut niveau d’ana-
lyse, processus qui ont longtemps été attribués aux seuls phénomènes
conscients. Nous nous éloignons donc du dogme de la psychologie et de la neu-
rologie du siècle dernier, selon lequel l’activité psychique est élaborée totale-
ment consciemment et que tout traitement cognitif s’accompagne
nécessairement de conscience.
Fabien Perrin
bibliographie
Hebb DO,The organisation of behavior : a neuropsychological theory, New York, Wiley, 1949.
James W.,Principles of Psychology, New York, Dover Publication Inc, 2 vols, 1890
(1re édition).
Koch C.,À la recherche de la conscience : Une enquête neurobiologique, Odile Jacob, 2006.
Naccache L.,Le nouvel inconscient, Odile Jacob, 2006.
Nicolas S.,Mémoire et conscience, Armand Colin, 2003.
The roots Phrenology, 2002
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