Éditorial Pas de consommation durable sans système alimentaire

In Économies et Sociétés, Série « Systèmes agroalimentaires »,
AG, n° 36, 10/2014, p. 1547-1555
Éditorial
Pas de consommation durable
sans système alimentaire responsable
Jean-Louis Rastoin
Chaire UNESCO en Alimentations du monde, Montpellier SupAgro
L’anthropocène dont on peut situer le début au XVIIIesiècle avec
l’invention de la machine à vapeur [Crutzen et Stoermer (2000)], l’in-
dustrialisation et l’exploitation intensive d’énergies fossiles est marqué
dans tous les pays du monde, à des degrés variés, par une explosion de
la production marchande. L’économiste et historien Angus Maddison a
montré que le PIB mondial, stagnant depuis le début de l’ère chré-
tienne jusqu’à l’an 1 000, a été multiplié par 300 en deux millénaires,
alors que la population l’était par 22. C’est surtout à partir du XIXe
siècle que l’accroissement des richesses matérielles s’est manifesté :
entre 1820 et 1998, le revenu par habitant a augmenté plus de huit fois.
Plus encore, entre 1950 et 1990, le PIB mondial (exprimé en dollars
internationaux de 1990) a quintuplé entre 1950 et 1990, alors qu’il
n’avait que doublé entre 1913 et 1950 [Maddison (2001)].
La croissance du PIB est à la fois cause et effet de celle de la
consommation et de l’épargne. La consommation, qu’elle soit domes-
tique ou extérieure, est le levier essentiel qui stimule la production
selon Keynes et de nombreux économistes. Finalement, c’est la
consommation des ménages qui va entraîner toute l’économie puis-
qu’elle conditionne celle des biens intermédiaires et l’investissement
productif. Les interactions étroites entre consommation et production
font que, pour atteindre un objectif de durabilité, seule une approche
systémique sera efficace. On le vérifiera en prenant le cas de la fonc-
tion alimentaire.
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Une dynamique globale dans l’impasse
Le système économique contemporain est fondé sur une consom-
mation de masse qui entraîne une production de masse. Le régulateur
tyrannique et envahissant en est le prix et donc la monnaie [Orléan
(2011)]. L’exigence de volumes énormes de marchandises résultant de
la croissance des revenus et de la population et de l’ouverture des mar-
chés a entraîné une concentration puis une délocalisation des entre-
prises pour bénéficier des économies d’échelle, réduire les coûts et
donc les prix. Les besoins en financement des entreprises pour leurs
investissements matériels et immatériels1ont conduit, dans les 20 der-
nières années, à une financiarisation de leurs capitaux propres, c’est-à-
dire à un actionnariat dominé par des fonds d’investissement. Ces
fonds exigeant une rentabilité très élevée et à court terme induisent un
surcoût du capital. Pour maintenir leur activité les firmes, dans un
contexte hyperconcurrentiel, pratiquent le cost-killing (notamment par
des licenciements et des fermetures d’usines) et externalisent au maxi-
mum leurs charges vers leurs sous-traitants (généralement des PME),
ce qui va accélérer la spirale du chômage et in fine de graves déséqui-
libres macro-économiques nationaux et internationaux [Cordonnier et
al. (2013)].
On passe donc ainsi d’une économie dynamique (dont l’illustration
en France est la période des « Trente glorieuses ») aux crises qui se tra-
duisent par une stagnation, voire une contraction de la consommation.
Même si des « relais de croissance » apparaissent dans les pays émer-
gents (BRIC depuis 15 ans, demain l’Afrique assurent certains), on
voit bien que la mécanique qui a fonctionné plutôt bien en ce qui
concerne la production et la consommation de biens et services mar-
chands et principalement le confort matériel des individus est en train
de se gripper et est sérieusement menacée par de nouveaux vents de
sable, les bulles spéculatives. Et ceci d’autant plus qu’à la crise écono-
mique et financière viennent s’ajouter de nouvelles contraintes d’ordre
social (aspiration à un véritable bien-être individuel et collectif) et éco-
logique (changement climatique, érosion des ressources naturelles).
En conséquence, et pour tous les produits, il faut imaginer de nou-
veaux modes de production et de consommation qui intègrent ces
dimensions apparues ou visibles depuis peu (en gros depuis la confé-
rence de Rio de 1992) et que l’on qualifie aujourd’hui de développe-
ment durable, avec ses 4 composantes : économie, écologie, social,
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1Dont ceux alimentant une pression publicitaire sur le consommateur de plus en plus
coûteuse, permettant à la boucle de l’économie de marché de fonctionner.
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gouvernance, et ce dans une vision intergénérationnelle, alors que
seule la première composante (par le biais du prix de marché) est
aujourd’hui prise en compte. Ce qui signifie i) qu’aucun produit n’est
actuellement « durable », ii) que l’on doit passer d’une valeur mar-
chande à des valeurs sociales, écologiques et de gouvernance, sans
abandonner bien sûr l’économique et enfin iii) que pour consommer
durable, il faut produire durable.
On en arrive à la conclusion, suggérée par l’économiste Arthur
Cecil Pigou voilà plus de 90 ans que, pour améliorer le bien-être, il faut
internaliser les externalités, ce qui est possible, notamment par un
mécanisme de taxes et subventions permettant de corriger les
défaillances de marché [Pigou (1920)], ce qui implique la définition
consensuelle de normes dans un cadre éthique (considération sur les
valeurs) et d’actualiser la pensée pigovienne.
Cohabitation tumultueuse de deux types de systèmes alimentaires
L’analyse globale qui vient d’être faite est applicable à l’alimenta-
tion, avec des exigences encore plus fortes que pour les biens et ser-
vices « ordinaires » car, d’une part, « l’alimentation n’est pas une mar-
chandise comme une autre » en raison de son caractère vital et, d’autre
part, les conditions de production des aliments restent lourdement liées
aux écosystèmes.
Les modèles alimentaires du monde contemporain sont multiples.
On observe cependant des convergences et des exclusions qui font que,
pour les besoins de l’analyse et de l’action, on peut ramener ces
modèles à deux grands sous-ensembles :
– Le modèle agroindustriel de masse, ainsi appelé parce qu’il voit la
généralisation du processus industriel à l’ensemble de ses filières :
agrofourniture, agriculture, industries agroalimentaires et même la
distribution et la restauration et les services d’appui (logistique,
organismes financiers et de conseil, administration et contrôle,
etc.). Ce modèle est spécialisé, concentré, globalisé et financiarisé.
Il concerne, en 2014, environ 50% de la population mondiale et se
caractérise par des produits standardisés et marquetés, à prépara-
tion rapide, hygiéniquement sûrs, mais de qualité organoleptique
médiocre et culturelle nulle. Ce modèle a permis d’accompagner la
croissance démographique en éliminant les famines d’origine
agroclimatique, et la croissance économique en réduisant drasti-
quement les prix (en proportion des revenus des ménages, les
dépenses alimentaires représentent 10 à 15%, ce qui libère du pou-
voir d’achat pour d’autres fonctions de consommation).
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Le modèle traditionnel garde l’agriculture comme activité pré-
pondérante, les maillons amont et aval des filières sont réduits. Sa
productivité est faible et comme il constitue la principale source
de revenus dans les zones rurales, ces dernières sont en moyenne
beaucoup plus marquées par la pauvreté que les zones urbaines.
Son système de production est diversifié et associe généralement
végétaux et animaux. Il est tourné vers l’autosubsistance. Ce
modèle représente l’autre moitié du monde, avec des aliments éla-
borés et consommés dans le cadre familial avec, dans les villes,
une variante à travers la « cuisine de rue ». La sûreté alimentaire
est loin des standards internationaux et le prix relatif est élevé
(l’alimentation absorbe entre 30 et 60% du budget des ménages),
en revanche les qualités gustatives, l’ancrage territorial et culturel
de l’alimentation sont forts.
Le modèle agroindustriel de masse qui, en un siècle, s’est imposé
dans tous les pays développés tend à supplanter le modèle traditionnel
dans les pays émergents selon un processus désormais classique d’in-
dustrialisation, d’urbanisation, de délocalisation et de marchandisation
qui s’accompagne d’exode rural et modifie en profondeur les styles de
vie : travail salarié, journée continue, loisirs [Stiegler (2004)]. L’im-
pact sur le modèle de consommation est important : réduction du
temps de préparation et d’ingestion des repas, déstructuration et indi-
vidualisation des pratiques alimentaires, rupture du lien avec l’acte de
production des aliments et perte du patrimoine culinaire2, apparition in
fine de l’angoisse du mangeur suite à des accidents sanitaires pourtant
bien moins graves que les famines [Fischler (1990)].
Une insécurité alimentaire de grande ampleur
Si l’on tente un bilan du système alimentaire mondial à l’aune des
critères du développement durable, on est amené à un constat d’insé-
curité alimentaire généralisée. En effet, environ 3 milliards de per-
sonnes sur les 7 que compte notre planète aujourd’hui, soit 43%, souf-
frent de malnutrition par défaut ou par excès.
Le déficit alimentaire concerne un apport calorique ou en micronu-
triments insuffisant. En moyenne, il faut apporter 2 200 kcal par jour
pour satisfaire aux besoins physiologiques du corps humain. En des-
sous apparaissent la sensation de faim, puis la sous-alimentation pou-
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2Un exemple révélateur en est la quasi-disparition de la diète alimentaire méditerra-
néenne en Crète.
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vant aboutir à la mort. La FAO chiffrait en 2012-2014 le nombre de
sous-alimentés dans le monde à 805 millions, dont l’écrasante majorité
(791 millions) dans les pays en voie de développement (13,5 % de leur
population) [FAO et al. (2014)]. Mais il existe une autre forme de
carence alimentaire : l’insuffisance de vitamines et oligo-éléments
(dont principalement les acides aminés essentiels, le fer et l’iode) qui
toucherait deux milliards de personnes, dont les sous-alimentés. D’un
autre côté, les maladies d’origine alimentaire (principalement obésité,
pathologies cardio-vasculaires, diabète, certains cancers) ont considé-
rablement progressé dans les dernières décennies (de manière fou-
droyante si l’on se situe à l’échelle historique) et touchent plus d’un
milliard de personnes. Les statistiques de l’OMS montrent que près de
la moitié de la mortalité mondiale serait imputable directement ou
indirectement à des maladies d’origine alimentaire (chroniques dont
on vient de parler dans tous les pays du monde et infectieuses dans les
pays en voie de développement). On est donc en présence d’un phéno-
mène de santé publique majeur, avec d’énormes impacts socio-écono-
miques et une interrogation d’éthique sociétale très préoccupante.
L’insécurité alimentaire peut aussi s’évaluer à travers d’autres exter-
nalités négatives dans les processus de production et de consommation
alimentaire par prélèvement sur des ressources naturelles souvent non
renouvelables, nuisances environnementales et gaspillage.
Selon l’UNESCO, 70 % de l’eau utilisée dans le monde sont consa-
crés à l’irrigation, 20 % à l’industrie et 10 % à l’approvisionnement en
eau potable [UNESCO (2008)]. L’agriculture est donc de loin le pre-
mier utilisateur d’eau. Dans le cas d’exportation de produits agricoles,
on parle d’eau virtuelle pour caractériser ce détournement d’eau natio-
nale pour satisfaire un marché étranger, ce qui pose la question de
l’orientation productive : vaut-il mieux – toutes choses égales par
ailleurs – exporter des tomates marocaines en Europe et importer du
blé français au Maroc ou produire plus de tomates en Europe et plus
de blé au Maroc ?
Le système alimentaire est également énergétivore : si, en France,
moins de 3% de la consommation énergétique totale est imputable à
l’agriculture, en cumulant les secteurs de l’agrofourniture, de l’indus-
trie agroalimentaire, des emballages et de la logistique, c’est près du
quart de l’énergie totale qui est utilisée pour produire, commercialiser
et cuisiner nos aliments3.
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3Estimations réalisées à partir des statistiques du ministère de l’Environnement.
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