#6 La mémoire Introduction à la philosophie de l’esprit Genève, semestre d’été 2013 Jérôme Dokic, [email protected] Une multitude de descriptions 1. Je me souviens que Descartes est mort en Suède. 2. Je me souviens que j’ai un rendez-vous demain chez le dentiste. 3. Je me souviens de Pierre. 4. Je me souviens de ma brève rencontre avec Marie. 5. Je me souviens du Théorème de Pythagore. 6. Je me souviens d’avoir ressenti une vive émotion/douleur. 7. Je me souviens/sais comment faire du patin à roulettes. Taxinomie des formes du souvenir implicite Mémoire épisodique déclarative explicite procédurale factuelle ou sémantique Endel Tulving Conscience autonoétique (mémoire épisodique) Conscience noétique (mémoire sémantique) Conscience anoétique (mémoire procédurale) 1. Manifestation du souvenir • Le souvenir épisodique se manifeste dans une expérience de souvenir, dotée d’un profil phénoménologique caractéristique. • La manifestation du souvenir factuel est multiple, et peut toujours être décrite en termes non-mémoriels, par exemple comme un jugement ou une action. 2. Rapport à la croyance • Le souvenir factuel implique toujours la croyance, alors que le souvenir épisodique est indépendant de la croyance (comme la perception). – * « Je me souviens que j’ai eu la varicelle, mais je ne crois pas que j’ai eu la varicelle ». – « J’ai l’impression de me souvenir avoir eu la varicelle, mais je ne crois pas que j’ai eu la varicelle ». 3. Images mentales • Le contenu du souvenir épisodique est de type iconique; c’est une image mentale. • Le souvenir factuel peut éventuellement mais pas nécessairement être accompagné d’images mentales. • L’enjeu ici est de savoir s’il y a des images spécifiquement mémorielles ou si les images liées au souvenir sont celles de l’imagination qui reconstruit la scène du passé à partir des informations remémorées. 4. Aspectualité • L’exercice de la mémoire factuelle est toujours ponctuel; c’est un événement. • L’exercice de la mémoire épisodique a une extension temporelle variable – c’est un processus plutôt qu’un événement. • Cf. la capacité de « voyager mentalement dans le temps ». 5. Rapport à la volonté • Le souvenir épisodique n’est pas assujetti à la volonté; c’est une expérience passive (comme la perception). Comme le dit Bergson, la mémoire épisodique « met autant de caprice à reproduire que de fidélité à conserver ». • Le souvenir factuel peut être assujetti à la volonté; par exemple, je peux décider de me souvenir du nom de la capitale du Pérou. 6. Rapport au passé • Le souvenir épisodique concerne nécessairement un moment particulier du passé. • Le souvenir factuel peut concerner un type d’événement, par exemple une séquence habituelle d’événements (« Je me souviens de nos dimanches à la campagne »), ou alors le futur (« Je me souviens que j’ai un rendez-vous chez le dentiste demain »). 7. Rapport à l’expérience • Le souvenir épisodique concerne toujours un événement à travers quelque expérience passée de ce dernier. « Je me souviens de x » peut toujours être paraphrasé en « Je me souviens d’avoir fait l’expérience de x ». • Le souvenir factuel peut porter sur un événement ou un fait dont le sujet n’a jamais pris directement conscience. 8. Rapport au soi • Le souvenir épisodique est toujours autobiographique; c’est une activité de la conscience de soi. • Le souvenir factuel peut porter sur soi-même (« Je me souviens que j’ai eu la varicelle à l’âge de deux ans »), mais pas nécessairement. 9. Structure du contenu • Le souvenir épisodique est la conscience d’un objet (au sens large, incluant les événements). • Le souvenir factuel est la conscience d’un fait. • Cf. Dretske (et avant lui Husserl) sur la distinction générale entre conscience d’objet et conscience de faits. • Mais n’a-t-on pas affaire ici à une distinction purement linguistique? 10. Nature du contenu • Le souvenir épisodique a un contenu non-conceptuel (comme la perception). • Le souvenir factuel a un contenu conceptuel (comme la croyance). • C’est la position de Gareth Evans (1982). Mais peutêtre la distinction épisodique/factuel a-t-elle trait au mode ou plus généralement aux propriétés du souvenir lui-même en tant qu’état mental, indépendamment de son contenu. 11. Source ou forme de connaissance • Le souvenir épisodique est une source de connaissance. • Le souvenir factuel est moins une source qu’une forme de connaissance. • Le rôle de la mémoire factuelle est de préserver une information ou une connaissance acquise par d’autres moyens, mais la mémoire épisodique n’est pas soumis à cette contrainte. 12. Rapport aux raisons • Le souvenir factuel fournit une raison (au moins prima facie) au sujet de juger que le fait remémoré a réellement existé. • Le souvenir épisodique fournit en plus une raison de juger que l’information remémorée est de première main. • Contrairement au souvenir factuel, le souvenir épisodique garde une trace de ses propres origines dans l’expérience passée. Irréductibilité • Aucun souvenir factuel n’implique en lui-même un souvenir épisodique: 1. « S se souvient que … x … » n’implique pas « S se souvient de x ». • En particulier : 2. « S se souvient qu’il a fait l’expérience de x » n’implique pas « S se souvient de x ». • J’ai pu apprendre par autrui que j’ai fait l’expérience d’un événement sans en avoir le moindre souvenir au sens épisodique. Le problème de Goethe • « Lorsqu’on veut se souvenir de ce qui nous est arrivé dans la prime enfance, il arrive souvent que nous confondions ce que nous avons appris (entendu) de quelqu’un d'autre avec ce que nous tenons de notre propre expérience vécue » (Dichtung und Wahrheit, 1811/1975, p. 15). A. Expérience préservée • Le souvenir épisodique est la préservation ou le maintien au présent d’une relation cognitive avec le monde inaugurée dans le passé. • Le contenu du souvenir est (mutatis mutandis) le même que celui de l’expérience passée préservée. • La théorie A insiste sur la transparence du souvenir. Lorsque j’essaie de me souvenir d’une expérience que j’ai eue par le passé, mon attention se porte immédiatement sur les objets apparents de cette expérience. Thomas Reid • « La mémoire implique une conception et une croyance relatives à la durée passée, car il est impossible qu’un homme se souvienne distinctivement de quelque chose sans croire qu’un certain intervalle de durée, plus ou moins long, s’est passé entre le moment où cette chose a eu lieu et le moment présent. […] Le souvenir d’un événement passé est nécessairement accompagné de la conviction de notre propre existence au moment où l’événement a eu lieu. Je ne peux pas me souvenir d’une chose qui a eu lieu il y a une année sans une conviction aussi forte que la mémoire peut me la donner que j’existais alors, identique à la personne qui se souvient actuellement de l’événement. Il s’agit d’une contrainte épistémologique sur le souvenir. Le souvenir nous apprend quelque chose sur le monde, mais aussi sur une expérience du monde » (3ème Essai sur les facultés intellectuelles de l’homme). B. Introspection différée • Le souvenir épisodique ne porte pas directement sur le monde perçu par le passé, mais sur ses propres expériences passées. • Le souvenir épisodique est une sorte d’introspection à distance; c’est une manière d’apprendre quelque chose sur sa propre expérience passée. • La dépendance du souvenir par rapport à l’expérience passée est inscrite dans son contenu: ce dont je me souviens, au sens épisodique, c’est que j’ai fait l’expérience d’un certain événement. John Locke et William James • « La mémoire est la capacité de l’esprit à raviver des perceptions, qu’il a eues à un moment du passé, avec cette perception additionnelle qui leur est annexée, selon laquelle il a les eues auparavant » (Locke, Essai sur l’entendement humain). • « La mémoire au sens propre […] est la connaissance d’un événement ou d’un fait […] avec la conscience additionnelle que nous en avons fait l’expérience auparavant » (James, Principes de la psychologie). Alexius Meinong • « Presque tout le monde est prêt à admettre que je ne peux pas me souvenir de quelque chose dont je n’ai pas fait l’expérience. De même, la plupart des gens s’accorderaient à dire que je ne peux pas réellement faire l’expérience de ce qui a lieu en dehors de moi, mais seulement de ce qui se passe en moi. Donc, nous avons admis que nous ne pouvons en fait nous souvenir directement que des données de la vie mentale » (« Toward and Epistemological Assessment of Memory »). C. Réflexion • La théorie réflexive du souvenir tente de fournir la réponse la plus directe au problème de Goethe. • Le contenu du souvenir inclut non seulement l’objet perçu par le passé (théorie A) et l’expérience passée elle-même (théorie B), mais une certaine relation, plus ou moins complexe, entre l’expérience passée et le souvenir présent. • Lorsque je me souviens de x au sens épisodique, je me souviens que ce même souvenir remonte directement à mon expérience passée de x. Maurice Merleau-Ponty • « Quand […] je retrouve l’origine concrète du souvenir, c’est qu’il se replace dans un certain courant de crainte et d’espoir qui va de Münich à la guerre, c’est que je rejoins le temps perdu, c’est que, depuis le moment considéré jusqu’à mon présent, la chaîne des rétentions et l’emboîtement des horizons successifs assurent un passage continu » (La phénoménologie de la perception, 1945). George Stout • « En nous souvenant de l’expérience passée en tant que telle, nous prenons conscience qu’elle est passée relativement à notre propre présent réel au moment de notre souvenir. L’objet complet [de notre souvenir] est une unité complexe qui inclut le présent et le passé en relation l’un à l’autre. Nous sommes conscients du présent réel comme se prolongeant en arrière jusqu’à un certain passé qui lui est lié de manière spécifique, et du passé comme étant prolongé en avant jusqu’au présent ». John Searle • Selon Searle (1983), le souvenir « d’avoir vu une fleur » est réflexif, au sens où ses « conditions de satisfaction » sont les suivantes: – « qu’il y ait un événement: la vision de la fleur, consistant en deux composantes, l’état de choses présence de la fleur et l’expérience visuelle; et que l’événement cause ce souvenir » (p. 122). • N.B. Dans la théorie de Searle, la perception et l’intention en action ont également des conditions de satisfaction réflexives, ou « sui-référentielles ». Questions ouvertes 1. Intellectualisme? Mais cf. la proposition du psychologue Josef Perner sur l’amnésie infantile. 2. Souvenirs négatifs? 3. Souvenirs de relations temporelles entre événements qui ont seulement fait l’objet d’expériences passées séparées? 4. Comment le souvenir en tant qu’il est tourné vers le passé peut-il porter sur lui-même en tant qu’expérience présente? Références I • Ayer, A. J. (1956). The Problem of Knowledge. London/New York, Penguin. • Bergson, H. (1939). Matière et mémoire. Paris, PUF. • Evans, G. (1982). The Varieties of Reference. Oxford, Blackwell. • Merleau-Ponty, M. (1945). La phénoménologie de la perception. Paris, Gallimard. • Perner, J. (1991). Understanding the Representational Mind. Cambridge (Mass.), MIT Press. Références II • Russell, B. (1921). The Analysis of Mind. London, Allen & Unwin. • Searle, J. (1983). Intentionality. Cambridge, CUP. [Trad. fr. C. Pichevin, L’intentionalité, Paris, Minuit, 1987.] • Stout, G. F. (1930). Studies in Philosophy and Psychology. London, Macmillan. • Tulving, E. (1985). Memory and Consciousness. Canadian Psychology 26, 1-12.