-Paru in Politiques de l’intérêt, Annales Littéraires de l’Université de Franche-Comté, Besançon,
1998, vol. 679, édité par Christian LAZZERI et Dominique REYNIÉ, pp. 233-260.
-Repris in Charles RAMOND, Spinoza et la Pensée Moderne -Constitutions de l’Objectivité. Préface
de Pierre-François MOREAU. Paris/Montréal : L’Harmattan (collection « La philosophie en commun
»), 1998, pp. 337-370.
Qu’est-ce qui est « utile » ?
(à propos d’une notion cardinale
de la philosophie de Spinoza)
par Charles Ramond,
Université Michel de Montaigne Bordeaux 3.
Comme le faisait remarquer Pierre-François Moreau en 1994
dans la conclusion de son ouvrage sur Spinoza, L’Expérience et
L’Éternité, la notion d’usus n’avait guère auparavant été interrogée par
la recherche
1
. Bien entendu, en écrivant ces lignes, Moreau ignorait
moins que quiconque les analyses d’Alexandre Matheron dans
Individu et Communauté chez Spinoza
2
. Le fait n’en demeurait (et n’en
1
Pierre-François Moreau, Spinoza, L’Expérience et L’Éternité. Paris : PUF
(« Épiméthée »), 1994, p. 552 : « Usus, ingenium fortuna : telles sont les catégories qui
régissent les différents champs de l’expérience. Elles n’avaient guère été interrogées
jusqu’ici par la recherche ». « Aucun de ces trois termes », fait alors remarquer Moreau
en note, « n’apparaît dans le titre d’un article ou d’un livre consacré à Spinoza -si l’on
excepte l’étude de Mignini sur la théologie et la fortune ». Et de fait, l’Index des Matières
de la traduction de la Pléiade (Paris : Gallimard, 1954), ne comporte qu’une mention très
succincte de quelques unes seulement des occurrences du terme « utile », mais rien sur
« utilité », ou « usage » ; dans le Lexicon Spinozanum de la regrettée Emilia Giancotti
Boscherini (La Haye : Martinus Nijhoff, 1970, 2 vol.), on trouve bien les articles utilis et
utilitas, mais pas d’article usus ; et dans son Index des Principaux Concepts de l’Éthique
(in Spinoza, Philosophie Pratique. Paris : éd. de Minuit, 1981), Gilles Deleuze, à l’article
« Utile-Nuisible », renvoie purement et simplement à l’article « Bon-Mauvais » (qui
n’aborde la question de l’utile et du nuisible qu’en quelques lignes).
2
Alexandre Matheron, Individu et Communauté chez Spinoza. Paris : Éditions
de Minuit, 1969, réimprimé sans changement dans le texte, mais avec un
« avertissement » (pp. I-V) en 1988 chez le même éditeur. Voir notamment le chp VII :
C.
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2
demeure) pas moins surprenant
3
, tant la Quatrième Partie de l’Éthique
semble toute entière placée sous la notion de « l’utile ».
Le terme apparaît en effet dès la première définition :
« j’entendrai par bon ce que nous savons avec certitude nous être
utile » <per bonum id intelligam, quod certo scimus nobis esse utile
4
>
Il est mis au centre de IV 18 Scolie, scansion essentielle et
explicite de cette Quatrième Partie :
« [...] Si d’ailleurs nous avons égard à notre âme », y écrit en effet
Spinoza, « certes notre entendement serait plus imparfait si l’âme était
seule et qu’elle ne connût rien en dehors d’elle-même. Il y a donc hors
de nous beaucoup de choses qui nous sont utiles, et auxquelles, pour
cette raison, il faut aspirer <multa igitur extra nos dantur, quae nobis
utilia, quaeque propterea appetenda sunt>. Et, parmi elles, on ne peut
en imaginer de meilleures que celles qui s’accordent entièrement avec
notre nature <cum nostra natura prorsus conveniunt>. Car si, par
exemple, deux individus entièrement de même nature se joignent l’un à
l’autre, ils composent un individu deux fois plus puissant que chacun
pris séparément. A l’homme, donc, rien de plus utile que l’homme
<homini igitur nihil homine utilius> ; il n’est rien, dis-je, que les
hommes puissent souhaiter de mieux pour la conservation de leur être
que de s’accorder tous si bien en toutes choses, que les âmes et les
corps de tous composent en quelque sorte une seule âme et un seul
corps, de faire effort tous ensemble, autant qu’ils le peuvent, pour
conserver leur être, et de chercher tous ensemble à se procurer l’utile
commun de tous <omnesque simul omnium commune utile sibi
quaerant> ; d’où suit que des hommes gouvernés par la raison, c’est-à-
dire des hommes qui recherchent l’utile propre <suum utile
quaerunt> sous la conduite de la raison n’aspirent pour eux-mêmes à
rien qu’ils ne désirent aussi pour les autres hommes, et sont ainsi
justes, de bonne foi, et honnêtes.
Tels sont les commandements de la raison que je m’étais proposé
de faire connaître ici en peu de mots avant de commencer à les
démontrer dans l’ordre avec plus de prolixité, et mon motif pour le faire
« fondements de la vie raisonnable », pp. 241-284.
3
On pourra néanmoins se référer au 1994-4 de la Revue de taphysique
et de Morale, intitulé « Spinoza, la quatrième partie de l’Éthique », et tout
particulièrement, pour le problème que nous traitons ici, à l’article d’Alexandre Matheron,
sur « les fondements d’une éthique de la similitude -Éthique IV 29-31 et corollaire.- », pp.
465-491. Voir notamment l’article de Matheron sur IV 29-31 et la question de l’« éthique
de la similitude ».
4
Nous reprenons ici la traduction Guérinot/Appuhn/Caillois, de préférence à la
version Misrahi/Pautrat, qui rendent bonum par « bien », et malum par « mal », et non par
« bon » et « mauvais ».
C.
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3
a été d’attirer, s’il est possible, l’attention de ceux qui croient que ce
principe : chacun est tenu de rechercher l’utile propre <unusquisque
suum utile quaerere tenetur>, est au fondement de l’immoralité, et non
de la vertu et de la moralité. Ayant donc brièvement montque c’est
tout le contraire », etc.
5
Les notions « d’usage » et « d’utilité » apparaissent enfin
dans le chapitre XXXII et dernier de l’Appendice, c’est-à-dire dans la
page qui sert de conclusion à la Quatrième Partie de l’Éthique :
« Mais la puissance de l’homme est extrêmement limitée, et
infiniment surpassée par la puissance des causes extérieures ; et par
suite nous n’avons pas le pouvoir absolu d’adapter à notre usage <ad
nostrum usum aptandi> les choses extérieures. Et pourtant, nous
supporterons d’une âme égale ce qui vient contrarier ce qu’exige la
règle de notre utilité <id quod nostrae utilitatis ratio postulat>, si »,
etc.
6
Particulièrement concentrées dans la Quatrième Partie de
l’Éthique, les occurrences des termes « utile », « utilité » et « usage »,
ne sont pas absentes pour autant des autres textes de Spinoza ; bien
plus, dans presque tous les cas, les notions se révèlent, à l’examen,
chargées d’un tel poids de signification, qu’on ne peut que demeurer
surpris, comme nous l’avons noté plus haut, du relatif désintérêt dont
elles ont été l’objet. Avant d’en venir à l’examen d’un certain nombre
de problèmes, le passage en revue de leurs emplois principaux,
même indicatif, pourra donc présenter quelque intérêt, pensons-nous,
pour le lecteur de Spinoza.
« Utilité » de la « vraie philosophie ».
Spinoza a recours à la notion « d’utilité » d’abord pour
qualifier sa propre doctrine, ou, pour le dire autrement, la vraie
philosophie. De façon frappante en effet, la recherche du vrai bien,
dans les premières pages du Traité de la Réforme de l’Entendement,
5
Nous traduisons, en nous appuyant principalement sur les versions Appuhn
et Pautrat.
6
Nous traduisons, comme Pautrat, utilitatis ratio par « la règle de [notre]
utilité » (Misrahi : « le principe de notre intérêt » ; Guérinot/Caillois : « la raison de notre
utilité ») ; Appuhn propose : « la considération de notre intérêt », qui est sans doute plus
idiomatique et immédiatement parlant, mais a l’inconvénient de masquer la racine
commune à usus et utilitas, « usage », et « utilité ». Voir ci-dessous, note 45.
C.
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est placée sous le signe de « l’utile » : « C’est pourquoi », écrit
Spinoza, « voyant à quel point tout cela savoir, la recherche des
richesses, de l’honneur et du plaisir] empêchait que je m’emploie à
quelque nouvelle institution ; à quel point, bien plus, tout cela s’y
opposait de telle sorte qu’il fallait nécessairement renoncer à l’une ou
à l’autre, je fus contraint de rechercher ce qui m’était le plus utile
<cogebar inquirere, quid mihi esset utilius> ; » etc
7
. La détermination
de ce que l’Éthique appellera « l’utile propre
8
» est donc le critère qui
va permettre au jeune philosophe de sortir d’un embarras proprement
mortel
9
, au terme d’un choix guidé bien plus -on le notera- par un
calcul d’intérêts, ou d’investissement, que par une préoccupation
directement éthique supposer que l’on puisse opposer calcul
d’intérêt et préoccupations éthiques, ce que niera Spinoza dans sa
philosophie, mais opposition encore vivante à ses yeux -comme il
l’indique sans aucune ambiguïté- au moment évoqué par le début du
Traité de la Réforme de l’Entendement). Ne pouvant en effet
distinguer directement le meilleur en soi, et donc le choisir, Spinoza se
rabat sur le « plus utile pour lui ». Et celui-ci se révélera sans doute,
par la suite, être justement ce « meilleur » qui était recherché : mais
on ne devrait jamais sous-estimer, nous semble-t-il, la dimension
d’urgence présente dans ce premier des Traités spinozistes, et qui fait
d’abord de l’engagement dans la philosophie, plus encore qu’une
« consolation de la vie », un véritable « remède contre la mort
10
» -
7
Spinoza, Traité de la Réforme de l’Entendement, § 6 ; G II 6 21-24 (= Édition
Gebhardt, p. 6, ll. 21-24). Nous traduisons. Pierre-François Moreau, dans son Spinoza,
l’Expérience et l’Éternité, avant son commentaire, propose une traduction de ce
« prologue », pp. 7-10, que nous reprenons en ce qui concerne le membre de phrase qui
nous intéresse ici (« je fus contraint de rechercher ce qui m’était le plus utile »).
8
En IV 24. Voir ci-dessous note 31.
9
Ibid : « je me voyais en effet dans un extrême péril <in summo periculo>, et
contraint de chercher de toutes mes forces un remède, fût-il incertain ; de même un
malade atteint d’une affection mortelle, qui voit la mort imminente, s’il n’applique un
remède <veluti aeger lethali morbo laborans, qui ubi mortem certam praevidet, ni
adhibeatur remedium>, est contraint de le chercher, fût-il incertain, de toutes ses forces,
puisque tout son espoir est dans ce remède. Or les objets que poursuit le vulgaire non
seulement ne fournissent aucun remède propre à la conservation de notre être, mais ils
l’empêchent et, fréquemment cause de perte pour ceux qui les possèdent, ils sont
toujours cause de perte pour ceux qu’ils possèdent <frequenter sunt causa interitûs
eorum, qui ea possident, et semper causa interitûs eorum, qui ab iis possidentur> (G II 6
32 - 7 9). » Nous reprenons ici la traduction Appuhn.
10
Les deux termes sont liés dans le paragraphe qui suit celui que nous avons
cité et commenté : « cela me fut une grande consolation : le mal, je le voyais, n’était pas
d’une nature telle qu’il ne dût céder à aucun remède » <quod magna fuit solatio. Nam
videbam illa mala non esse talis conditionis, ut remediis nollent cedere (Traité de la
Réforme de l’Entendement, G II 7 33-34).
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5
c’est-à-dire, justement, la démarche la plus « utile » qui puisse être
conçue. On ne peut donc considérer comme marginales ou
accessoires les fréquentes déclarations de Spinoza sur « l’utilité » de
sa doctrine. La liaison du salut personnel à l’utilité est au centre, par
exemple, du Chapitre XVIII de la Seconde Partie du Court Traité. De
façon particulièrement insistante, en effet, Spinoza y replie sur lui-
même le thème de l’utilité : non seulement la philosophie qu’il expose
est « utile » au lecteur ; mais, bien plus, elle est « utile » précisément
en ce qu’elle développe une théorie de « l’utilité ». Cette articulation
est clairement perceptible, par exemple, dans le passage du titre du
chapitre De l’Utilité de ce qui précède
11
»), simplement développé
par le premier paragraphe
12
, au second paragraphe, qui introduit le
thème des « serviteurs de Dieu » : « en premier lieu », écrit Spinoza,
« il s’ensuit que nous sommes en vérité serviteurs et, je dirai, esclaves
de Dieu <dat wy waarlyk dienaars ja slaaven Gods zyn>, et que c’est
notre plus grande perfection de l’être nécessairement ». Dans la suite
de ce chapitre de deux pages, Spinoza va préciser ce qu’il entend par
« serviteurs » ou « esclaves » de Dieu : l’expression ne sera pas à
prendre de façon dérivée, comme par exemple au sens de
« zélateurs », ou « adorateurs », ni même, en un sens plus proche,
comme l’évocation d’une « dépendance » des hommes vis à vis de
Dieu, à la manière dont un « serviteur » ou un « esclave » peuvent
être conçus comme « dépendants » de leurs maîtres ; en réalité, la fin
du passage va le montrer, Spinoza entend ici par « serviteur de Dieu »
celui qui, très précisément, peut servir à Dieu (plutôt que servir Dieu) :
en un mot, celui qui peut montrer, dans le service de Dieu, son utilité.
Dans ce but, Spinoza insiste longuement sur la comparaison entre le
bon « serviteur de Dieu » et un bon outil. Si en effet, dans un premier
temps, le « service » de Dieu est désigné comme une « offrande
13
»,
le texte poursuit, sans aucune ambiguïté : « car l’unique perfection et
la fin dernière d’un esclave et d’un instrument consiste à accomplir
comme il faut le service qui leur est demandé
14
. Si, par exemple, un
charpentier dans l’exécution de son travail se trouve servi pour le
11
Court Traité II XVIII : Nuttigheid van’t Voorgande (G I 86).
12
Ibid : « [...] Voyons donc maintenant quelle sorte d’utilité peut provenir pour
nous de ces propositions que nous soutenons ; d’autant que, nous n’en doutons pas,
elles paraîtront choquantes à plusieurs » (ibid, 87 1-4).
13
Ibid : geheel opofferen (G II 88 13).
14
Ibid : want hier in bestaat eigentlyk, en het laatste eynde van een slaaf, en
van een werktuyg is dit, datze haar opgeleiden dienst behoorlyk volvoeren (ibid 15-17).
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