C.
R
AMOND
:
« L’
UTILE
»
CHEZ
S
PINOZA
4
est placée sous le signe de « l’utile » : « C’est pourquoi », écrit
Spinoza, « voyant à quel point tout cela [à savoir, la recherche des
richesses, de l’honneur et du plaisir] empêchait que je m’emploie à
quelque nouvelle institution ; à quel point, bien plus, tout cela s’y
opposait de telle sorte qu’il fallait nécessairement renoncer à l’une ou
à l’autre, je fus contraint de rechercher ce qui m’était le plus utile
<cogebar inquirere, quid mihi esset utilius> ; » etc
7
. La détermination
de ce que l’Éthique appellera « l’utile propre
8
» est donc le critère qui
va permettre au jeune philosophe de sortir d’un embarras proprement
mortel
9
, au terme d’un choix guidé bien plus -on le notera- par un
calcul d’intérêts, ou d’investissement, que par une préoccupation
directement éthique (à supposer que l’on puisse opposer calcul
d’intérêt et préoccupations éthiques, ce que niera Spinoza dans sa
philosophie, mais opposition encore vivante à ses yeux -comme il
l’indique sans aucune ambiguïté- au moment évoqué par le début du
Traité de la Réforme de l’Entendement). Ne pouvant en effet
distinguer directement le meilleur en soi, et donc le choisir, Spinoza se
rabat sur le « plus utile pour lui ». Et celui-ci se révélera sans doute,
par la suite, être justement ce « meilleur » qui était recherché : mais
on ne devrait jamais sous-estimer, nous semble-t-il, la dimension
d’urgence présente dans ce premier des Traités spinozistes, et qui fait
d’abord de l’engagement dans la philosophie, plus encore qu’une
« consolation de la vie », un véritable « remède contre la mort
10
» -
7
Spinoza, Traité de la Réforme de l’Entendement, § 6 ; G II 6 21-24 (= Édition
Gebhardt, p. 6, ll. 21-24). Nous traduisons. Pierre-François Moreau, dans son Spinoza,
l’Expérience et l’Éternité, avant son commentaire, propose une traduction de ce
« prologue », pp. 7-10, que nous reprenons en ce qui concerne le membre de phrase qui
nous intéresse ici (« je fus contraint de rechercher ce qui m’était le plus utile »).
8
En IV 24. Voir ci-dessous note 31.
9
Ibid : « je me voyais en effet dans un extrême péril <in summo periculo>, et
contraint de chercher de toutes mes forces un remède, fût-il incertain ; de même un
malade atteint d’une affection mortelle, qui voit la mort imminente, s’il n’applique un
remède <veluti aeger lethali morbo laborans, qui ubi mortem certam praevidet, ni
adhibeatur remedium>, est contraint de le chercher, fût-il incertain, de toutes ses forces,
puisque tout son espoir est dans ce remède. Or les objets que poursuit le vulgaire non
seulement ne fournissent aucun remède propre à la conservation de notre être, mais ils
l’empêchent et, fréquemment cause de perte pour ceux qui les possèdent, ils sont
toujours cause de perte pour ceux qu’ils possèdent <frequenter sunt causa interitûs
eorum, qui ea possident, et semper causa interitûs eorum, qui ab iis possidentur> (G II 6
32 - 7 9). » Nous reprenons ici la traduction Appuhn.
10
Les deux termes sont liés dans le paragraphe qui suit celui que nous avons
cité et commenté : « cela me fut une grande consolation : le mal, je le voyais, n’était pas
d’une nature telle qu’il ne dût céder à aucun remède » <quod magna fuit solatio. Nam
videbam illa mala non esse talis conditionis, ut remediis nollent cedere (Traité de la
Réforme de l’Entendement, G II 7 33-34).