Qu`est-ce qui est « utile

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-Paru in Politiques de l’intérêt, Annales Littéraires de l’Université de Franche-Comté, Besançon,
1998, vol. 679, édité par Christian LAZZERI et Dominique REYNIÉ, pp. 233-260.
-Repris in Charles RAMOND, Spinoza et la Pensée Moderne -Constitutions de l’Objectivité. Préface
de Pierre-François MOREAU. Paris/Montréal : L’Harmattan (collection « La philosophie en commun
»), 1998, pp. 337-370.
Qu’est-ce qui est « utile » ?
(à propos d’une notion cardinale
de la philosophie de Spinoza)
par Charles Ramond,
Université Michel de Montaigne Bordeaux 3.
Comme le faisait remarquer Pierre-François Moreau en 1994
dans la conclusion de son ouvrage sur Spinoza, L’Expérience et
L’Éternité, la notion d’usus n’avait guère auparavant été interrogée par
la recherche1. Bien entendu, en écrivant ces lignes, Moreau ignorait
moins que quiconque les analyses d’Alexandre Matheron dans
Individu et Communauté chez Spinoza2. Le fait n’en demeurait (et n’en
1
Pierre-François Moreau, Spinoza, L’Expérience et L’Éternité. Paris : PUF
(« Épiméthée »), 1994, p. 552 : « Usus, ingenium fortuna : telles sont les catégories qui
régissent les différents champs de l’expérience. Elles n’avaient guère été interrogées
jusqu’ici par la recherche ». « Aucun de ces trois termes », fait alors remarquer Moreau
en note, « n’apparaît dans le titre d’un article ou d’un livre consacré à Spinoza -si l’on
excepte l’étude de Mignini sur la théologie et la fortune ». Et de fait, l’Index des Matières
de la traduction de la Pléiade (Paris : Gallimard, 1954), ne comporte qu’une mention très
succincte de quelques unes seulement des occurrences du terme « utile », mais rien sur
« utilité », ou « usage » ; dans le Lexicon Spinozanum de la regrettée Emilia Giancotti
Boscherini (La Haye : Martinus Nijhoff, 1970, 2 vol.), on trouve bien les articles utilis et
utilitas, mais pas d’article usus ; et dans son Index des Principaux Concepts de l’Éthique
(in Spinoza, Philosophie Pratique. Paris : éd. de Minuit, 1981), Gilles Deleuze, à l’article
« Utile-Nuisible », renvoie purement et simplement à l’article « Bon-Mauvais » (qui
n’aborde la question de l’utile et du nuisible qu’en quelques lignes).
2
Alexandre Matheron, Individu et Communauté chez Spinoza. Paris : Éditions
de Minuit, 1969, réimprimé sans changement dans le texte, mais avec un
« avertissement » (pp. I-V) en 1988 chez le même éditeur. Voir notamment le chp VII :
C. RAMOND : « L’UTILE » CHEZ SPINOZA
demeure) pas moins surprenant3, tant la Quatrième Partie de l’Éthique
semble toute entière placée sous la notion de « l’utile ».
Le terme apparaît en effet dès la première définition :
« j’entendrai par bon ce que nous savons avec certitude nous être
4
utile » <per bonum id intelligam, quod certo scimus nobis esse utile >
Il est mis au centre de IV 18 Scolie, scansion essentielle et
explicite de cette Quatrième Partie :
« [...] Si d’ailleurs nous avons égard à notre âme », y écrit en effet
Spinoza, « certes notre entendement serait plus imparfait si l’âme était
seule et qu’elle ne connût rien en dehors d’elle-même. Il y a donc hors
de nous beaucoup de choses qui nous sont utiles, et auxquelles, pour
cette raison, il faut aspirer <multa igitur extra nos dantur, quae nobis
utilia, quaeque propterea appetenda sunt>. Et, parmi elles, on ne peut
en imaginer de meilleures que celles qui s’accordent entièrement avec
notre nature <cum nostra natura prorsus conveniunt>. Car si, par
exemple, deux individus entièrement de même nature se joignent l’un à
l’autre, ils composent un individu deux fois plus puissant que chacun
pris séparément. A l’homme, donc, rien de plus utile que l’homme
<homini igitur nihil homine utilius> ; il n’est rien, dis-je, que les
hommes puissent souhaiter de mieux pour la conservation de leur être
que de s’accorder tous si bien en toutes choses, que les âmes et les
corps de tous composent en quelque sorte une seule âme et un seul
corps, de faire effort tous ensemble, autant qu’ils le peuvent, pour
conserver leur être, et de chercher tous ensemble à se procurer l’utile
commun de tous <omnesque simul omnium commune utile sibi
quaerant> ; d’où suit que des hommes gouvernés par la raison, c’est-àdire des hommes qui recherchent l’utile propre <suum utile
quaerunt> sous la conduite de la raison n’aspirent pour eux-mêmes à
rien qu’ils ne désirent aussi pour les autres hommes, et sont ainsi
justes, de bonne foi, et honnêtes.
Tels sont les commandements de la raison que je m’étais proposé
de faire connaître ici en peu de mots avant de commencer à les
démontrer dans l’ordre avec plus de prolixité, et mon motif pour le faire
« fondements de la vie raisonnable », pp. 241-284.
3
On pourra néanmoins se référer au n° 1994-4 de la Revue de Métaphysique
et de Morale, intitulé « Spinoza, la quatrième partie de l’Éthique », et tout
particulièrement, pour le problème que nous traitons ici, à l’article d’Alexandre Matheron,
sur « les fondements d’une éthique de la similitude -Éthique IV 29-31 et corollaire.- », pp.
465-491. Voir notamment l’article de Matheron sur IV 29-31 et la question de l’« éthique
de la similitude ».
4
Nous reprenons ici la traduction Guérinot/Appuhn/Caillois, de préférence à la
version Misrahi/Pautrat, qui rendent bonum par « bien », et malum par « mal », et non par
« bon » et « mauvais ».
2
C. RAMOND : « L’UTILE » CHEZ SPINOZA
a été d’attirer, s’il est possible, l’attention de ceux qui croient que ce
principe : chacun est tenu de rechercher l’utile propre <unusquisque
suum utile quaerere tenetur>, est au fondement de l’immoralité, et non
de la vertu et de la moralité. Ayant donc brièvement montré que c’est
5
tout le contraire », etc.
Les notions « d’usage » et « d’utilité » apparaissent enfin
dans le chapitre XXXII et dernier de l’Appendice, c’est-à-dire dans la
page qui sert de conclusion à la Quatrième Partie de l’Éthique :
« Mais la puissance de l’homme est extrêmement limitée, et
infiniment surpassée par la puissance des causes extérieures ; et par
suite nous n’avons pas le pouvoir absolu d’adapter à notre usage <ad
nostrum usum aptandi> les choses extérieures. Et pourtant, nous
supporterons d’une âme égale ce qui vient contrarier ce qu’exige la
règle de notre utilité <id quod nostrae utilitatis ratio postulat>, si »,
etc.6
Particulièrement concentrées dans la Quatrième Partie de
l’Éthique, les occurrences des termes « utile », « utilité » et « usage »,
ne sont pas absentes pour autant des autres textes de Spinoza ; bien
plus, dans presque tous les cas, les notions se révèlent, à l’examen,
chargées d’un tel poids de signification, qu’on ne peut que demeurer
surpris, comme nous l’avons noté plus haut, du relatif désintérêt dont
elles ont été l’objet. Avant d’en venir à l’examen d’un certain nombre
de problèmes, le passage en revue de leurs emplois principaux,
même indicatif, pourra donc présenter quelque intérêt, pensons-nous,
pour le lecteur de Spinoza.
« Utilité » de la « vraie philosophie ».
Spinoza a recours à la notion « d’utilité » d’abord pour
qualifier sa propre doctrine, ou, pour le dire autrement, la vraie
philosophie. De façon frappante en effet, la recherche du vrai bien,
dans les premières pages du Traité de la Réforme de l’Entendement,
5
et Pautrat.
Nous traduisons, en nous appuyant principalement sur les versions Appuhn
6
Nous traduisons, comme Pautrat, utilitatis ratio par « la règle de [notre]
utilité » (Misrahi : « le principe de notre intérêt » ; Guérinot/Caillois : « la raison de notre
utilité ») ; Appuhn propose : « la considération de notre intérêt », qui est sans doute plus
idiomatique et immédiatement parlant, mais a l’inconvénient de masquer la racine
commune à usus et utilitas, « usage », et « utilité ». Voir ci-dessous, note 45.
3
C. RAMOND : « L’UTILE » CHEZ SPINOZA
est placée sous le signe de « l’utile » : « C’est pourquoi », écrit
Spinoza, « voyant à quel point tout cela [à savoir, la recherche des
richesses, de l’honneur et du plaisir] empêchait que je m’emploie à
quelque nouvelle institution ; à quel point, bien plus, tout cela s’y
opposait de telle sorte qu’il fallait nécessairement renoncer à l’une ou
à l’autre, je fus contraint de rechercher ce qui m’était le plus utile
<cogebar inquirere, quid mihi esset utilius> ; » etc7. La détermination
de ce que l’Éthique appellera « l’utile propre8 » est donc le critère qui
va permettre au jeune philosophe de sortir d’un embarras proprement
mortel9, au terme d’un choix guidé bien plus -on le notera- par un
calcul d’intérêts, ou d’investissement, que par une préoccupation
directement éthique (à supposer que l’on puisse opposer calcul
d’intérêt et préoccupations éthiques, ce que niera Spinoza dans sa
philosophie, mais opposition encore vivante à ses yeux -comme il
l’indique sans aucune ambiguïté- au moment évoqué par le début du
Traité de la Réforme de l’Entendement). Ne pouvant en effet
distinguer directement le meilleur en soi, et donc le choisir, Spinoza se
rabat sur le « plus utile pour lui ». Et celui-ci se révélera sans doute,
par la suite, être justement ce « meilleur » qui était recherché : mais
on ne devrait jamais sous-estimer, nous semble-t-il, la dimension
d’urgence présente dans ce premier des Traités spinozistes, et qui fait
d’abord de l’engagement dans la philosophie, plus encore qu’une
« consolation de la vie », un véritable « remède contre la mort10 » 7
Spinoza, Traité de la Réforme de l’Entendement, § 6 ; G II 6 21-24 (= Édition
Gebhardt, p. 6, ll. 21-24). Nous traduisons. Pierre-François Moreau, dans son Spinoza,
l’Expérience et l’Éternité, avant son commentaire, propose une traduction de ce
« prologue », pp. 7-10, que nous reprenons en ce qui concerne le membre de phrase qui
nous intéresse ici (« je fus contraint de rechercher ce qui m’était le plus utile »).
8
En IV 24. Voir ci-dessous note 31.
9
Ibid : « je me voyais en effet dans un extrême péril <in summo periculo>, et
contraint de chercher de toutes mes forces un remède, fût-il incertain ; de même un
malade atteint d’une affection mortelle, qui voit la mort imminente, s’il n’applique un
remède <veluti aeger lethali morbo laborans, qui ubi mortem certam praevidet, ni
adhibeatur remedium>, est contraint de le chercher, fût-il incertain, de toutes ses forces,
puisque tout son espoir est dans ce remède. Or les objets que poursuit le vulgaire non
seulement ne fournissent aucun remède propre à la conservation de notre être, mais ils
l’empêchent et, fréquemment cause de perte pour ceux qui les possèdent, ils sont
toujours cause de perte pour ceux qu’ils possèdent <frequenter sunt causa interitûs
eorum, qui ea possident, et semper causa interitûs eorum, qui ab iis possidentur> (G II 6
32 - 7 9). » Nous reprenons ici la traduction Appuhn.
10
Les deux termes sont liés dans le paragraphe qui suit celui que nous avons
cité et commenté : « cela me fut une grande consolation : le mal, je le voyais, n’était pas
d’une nature telle qu’il ne dût céder à aucun remède » <quod magna fuit solatio. Nam
videbam illa mala non esse talis conditionis, ut remediis nollent cedere (Traité de la
Réforme de l’Entendement, G II 7 33-34).
4
C. RAMOND : « L’UTILE » CHEZ SPINOZA
c’est-à-dire, justement, la démarche la plus « utile » qui puisse être
conçue.
On ne peut donc considérer comme marginales ou
accessoires les fréquentes déclarations de Spinoza sur « l’utilité » de
sa doctrine. La liaison du salut personnel à l’utilité est au centre, par
exemple, du Chapitre XVIII de la Seconde Partie du Court Traité. De
façon particulièrement insistante, en effet, Spinoza y replie sur luimême le thème de l’utilité : non seulement la philosophie qu’il expose
est « utile » au lecteur ; mais, bien plus, elle est « utile » précisément
en ce qu’elle développe une théorie de « l’utilité ». Cette articulation
est clairement perceptible, par exemple, dans le passage du titre du
chapitre (« De l’Utilité de ce qui précède11 »), simplement développé
par le premier paragraphe12, au second paragraphe, qui introduit le
thème des « serviteurs de Dieu » : « en premier lieu », écrit Spinoza,
« il s’ensuit que nous sommes en vérité serviteurs et, je dirai, esclaves
de Dieu <dat wy waarlyk dienaars ja slaaven Gods zyn>, et que c’est
notre plus grande perfection de l’être nécessairement ». Dans la suite
de ce chapitre de deux pages, Spinoza va préciser ce qu’il entend par
« serviteurs » ou « esclaves » de Dieu : l’expression ne sera pas à
prendre de façon dérivée, comme par exemple au sens de
« zélateurs », ou « adorateurs », ni même, en un sens plus proche,
comme l’évocation d’une « dépendance » des hommes vis à vis de
Dieu, à la manière dont un « serviteur » ou un « esclave » peuvent
être conçus comme « dépendants » de leurs maîtres ; en réalité, la fin
du passage va le montrer, Spinoza entend ici par « serviteur de Dieu »
celui qui, très précisément, peut servir à Dieu (plutôt que servir Dieu) :
en un mot, celui qui peut montrer, dans le service de Dieu, son utilité.
Dans ce but, Spinoza insiste longuement sur la comparaison entre le
bon « serviteur de Dieu » et un bon outil. Si en effet, dans un premier
temps, le « service » de Dieu est désigné comme une « offrande13 »,
le texte poursuit, sans aucune ambiguïté : « car l’unique perfection et
la fin dernière d’un esclave et d’un instrument consiste à accomplir
comme il faut le service qui leur est demandé14. Si, par exemple, un
charpentier dans l’exécution de son travail se trouve servi pour le
11
Court Traité II XVIII : Nuttigheid van’t Voorgande (G I 86).
Ibid : « [...] Voyons donc maintenant quelle sorte d’utilité peut provenir pour
nous de ces propositions que nous soutenons ; d’autant que, nous n’en doutons pas,
elles paraîtront choquantes à plusieurs » (ibid, 87 1-4).
13
Ibid : geheel opofferen (G II 88 13).
14
Ibid : want hier in bestaat eigentlyk, en het laatste eynde van een slaaf, en
van een werktuyg is dit, datze haar opgeleiden dienst behoorlyk volvoeren (ibid 15-17).
12
5
C. RAMOND : « L’UTILE » CHEZ SPINOZA
mieux par sa hache <byl>, cette hache est par là parvenue à sa fin et
à sa perfection <syn eynd en volmaaktheid> ; si cependant il s’avisait
de penser : cette hache m’a si bien servi, je veux la laisser reposer
maintenant et n’en plus faire usage ; alors cette hache serait éloignée
de sa fin et ne serait même plus une hache ». Et, dans les dernières
lignes du texte, Spinoza conclut son propos en appliquant à l’homme
le modèle de la hache : « de même, l’homme », etc. On remarque ici à
quel point la notion de « finalité », associée bien naturellement à celle
« d’utilité », est valorisée par Spinoza. Nous devrons nous en souvenir
lorsque nous serons amenés à exposer et à commenter les différentes
positions exprimées par Spinoza, à propos de la notion « d’utilité » :
autant la recherche de l’« d’utilité », en effet, demeurera le vecteur de
l’accomplissement éthique, autant, comme on sait, Spinoza sera
amené à critiquer durement la notion de finalité -toute la difficulté, que
l’on peut déjà pressentir par conséquent, étant d’arriver à concevoir
une « utilité » qui serait déliée de la « finalité ».
Dans l’Éthique, la déclaration d’utilité publique de la doctrine
figure principalement15 en II 49 scolie. Le passage évoque d’ailleurs
fugitivement la doctrine du « service de Dieu » : « combien cette
doctrine est utile dans la vie <quantum hujus doctrinae cognitio ad
usum vitae conferat16> », on le voit, « 1° [...] en ce qu’elle nous
15
« Principalement », car on trouve d’autres caractérisations (à première vue
inattendues) de la doctrine en terme « d’utilité » : par exemple, on lit en II 40 scolie 1, à
l’occasion d’un développement strictement consacré à la théorie de la connaissance :
« par là, j’ai expliqué la cause des notions qu’on appelle ‘communes’, et qui sont les
fondements de notre raisonnement. Mais il y a d’autres causes, celles de certains
axiomes ou notions, qu’il serait importerait d’expliquer par cette méthode qui est la nôtre ;
car par là on établirait quelles notions sont plus utiles que les autres <quaenam notiones
prae reliquis utiliores>, et lesquelles ne sont presque d’aucun usage <quaenam vero vix
ullius usus essent> ». On notera ici la quasi équivalence, aux yeux de Spinoza, des
termes usus et utilis. Pierre-François Moreau, comme nous l’avons indiqué dès le début
de cet article, a mis en évidence la dimension catégorique de la notion d’usus, dont on
voit ici clairement la connexion (pas seulement terminologique) avec la notion d’utilitas.
Voir également II 47 scolie : « nous pourrons [...] former ainsi ce troisième genre de
connaissance dont nous avons parlé dans le Scolie 2 de la Proposition 40 de cette Partie,
et de l’excellence et de l’utilité duquel <de cujus praestantia et utilitate> il y aura lieu de
parler dans la Cinquième Partie ».
16
L’expression reprise plusieurs fois par Spinoza est Doctrina confert ad... (ad
usum vitae [expression reprise en III App. 48 expl], ad vitam socialem, ad communem
societatem). Appuhn, Pautrat, Guérinot, Caillois, et Misrahi, tous rendent ces expressions
en recourant au terme français « utile » (« cette doctrine est ‘utile dans la vie’, ‘utile à la
vie sociale’, ‘utile à la socité commune’ » -pour reprendre par exemple les propositions de
Appuhn), bien que l’adjectif utilis soit à rigoureusement parler absent du texte latin ; à
juste titre cependant, car utilis apparaît expressément un peu plus loin, dans les toutes
dernières lignes du Scolie : « [deuxième partie] dans laquelle [...] je crois avoir donné un
6
C. RAMOND : « L’UTILE » CHEZ SPINOZA
apprend que nous agissons par le seul geste de Dieu <nos ex solo
Dei nutu agere>17 : l’image suggérée est bien celle d’un Maître tout
puissant. La suite de la phrase, cependant, passant du registre du
« service » à celui de la « participation » des natures18, permet de
rectifier cette première impression ; surtout, Spinoza y abandonne
toute comparaison entre « l’utilité » de sa doctrine et « l’utilité » d’un
outil : conformément à la doctrine générale de l’Éthique, la
« béatitude » ou la « plus haute félicité », perdant en II 49 scolie tout
caractère transitif, consistent désormais en la seule « connaissance »
de Dieu, pratiquée « encore et encore » pour elle-même19, jusqu’à ce
qu’apparaisse, dans ce passage, la critique de la notion de
récompense20, thème spinozien par excellence, sur lequel, comme on
sait, s’achève l’Éthique21 ; on le « sait » d’ailleurs si bien, qu’on
risquerait d’en devenir aveugle au paradoxe (sur lequel nous
entendons au contraire attarder notre regard) selon lequel la principale
« utilité » de l’Éthique serait, précisément, de nous faire renoncer à
une vision « utilitariste » de l’utilité caractérisée par la finalisation des
exposé duquel se peuvent tirer beaucoup de belles conclusions, utiles au plus haut point
et nécessaires à connaître », etc <puto me [...] talia tradidisse, ex quibus multa praeclara,
maxime utilia, et cognitu necessaria concludi possunt>.
17
Éthique II 49 scolie. G II 135 34. Nous avons repris ici la traduction Appuhn.
Pour le même passage, on trouve, chez Guérinot, suivi par Caillois : « elle enseigne que
nous agissons par la seule volonté de Dieu », etc [nous soulignons : l’emploi du terme
« volonté » est ici plutôt maladroit, dans la mesure où II 49 scolie fait suite à un corollaire
dans lequel Spinoza identifie, précisément, « entendement » et « volonté »] ;
Misrahi/Pautrat : « elle nous apprend que nous agissons par le seul commandement de
Dieu ». Le terme de « commandement » nous semble cependant devoir être gardé pour
dictamen. La connotation de l’expression de Spinoza (celle d’un geste qui est par luimême commandement, suggérant donc l’image assez archaïque d’un Dieu très royal)
nous semble donc finalement mieux rendue chez Appuhn.
18
Ibid (suite) : divinae naturae [nos] esse participes... ; la notion de « service
de Dieu fait cependant un discret retour dans les dernières lignes de ce « 1) ». Voir cidessous la note 20.
19
Ibid (suite du texte de la note 18) : ...et eo magis, quo perfectiores actiones
agimus, et quo magis magisque Deum intelligimus.
20
Ibid : « par où nous connaissons clairement combien sont éloignés de
l’appréciation vraie de la vertu ceux qui, pour leur vertu et leurs actions les meilleures,
attendent de Dieu une surprême récompense ainsi que pour la plus dure servitude,
comme si la vertu même et le service de Dieu <Dei servitus> n’étaient pas la félicité et la
souveraine liberté ».
21
Éthique V 42 scolie : Beatitudo non est virtutis praemium, sed ipsa virtus ;
nec eadem gaudemus, quia libidines coercemus, sed contra, quia eadem gaudemus, ideo
libidines coercere possumus (« la béatitude n’est pas le prix de la vertu, mais la vertu ellemême ; et cet épanouissement n’est pas obtenu par la réduction de nos appétits
sensuels, mais c’est au contraire cet épanouissement qui rend possible la réduction de
nos appétits sensuels » -traduction Appuhn).
7
C. RAMOND : « L’UTILE » CHEZ SPINOZA
comportements, et l’espoir de la rétribution, pour nous faire accéder à
une éthique tournée vers une « utilité » sans autre « fins » ni
« récompenses » qu’elle-même.
« Utilité » et raison.
La première caractéristique de cette « utilité » si spécifique
au spinozisme est en effet d’être liée à la raison, non sous son aspect
calculateur ou intéressé, mais sous son aspect, pourrait-on dire, moral
ou absolu. Ce trait est particulièrement frappant dans la conclusion de
la chaîne démonstrative de Éthique III. La notion « d’utilité », absente
tout au long de cette Troisième Partie22, apparaît en effet de façon
remarquable en III 59 scolie, c’est-à-dire au moment où Spinoza vient
de déduire en général l’existence « d’affects de joie et de désir » qui
ne sont pas des « passions », mais qui « se rapportent à nous en tant
que nous sommes actifs23 ». Considérant alors ces affects si
particuliers, Spinoza, pour les ranger en deux grandes catégories,
introduit de façon inattendue le seul critère de « l’utilité », dédoublée
en « utilité pour l’agent » et en « utilité pour autrui » : « Je ramène à la
force d’âme <fortitudo> », écrit en effet Spinoza, « les actions qui
suivent des affects se rapportant à l’âme en tant qu’elle connaît, et je
divise la force d’âme en fermeté <animositas> et en générosité
<generositas>. Par Fermeté j’entends un désir par lequel un individu
s’efforce à se conserver en vertu du seul commandement de la raison
<ex solo rationis dictamine> ; par Générosité j’entends un désir par
lequel un individu s’efforce en vertu du seul commandement de la
raison <ex solo rationis dictamine> à assister les autres hommes et à
établir entre eux et lui un lien d’amitié. Je rapporte donc à la Fermeté
ces actions qui ont pour but l’utilité de l’agent seulement, et à la
22
A l’exception de la mention de « l’usage », en III 52 scolie (« d’où il appert
que les noms des affects furent inventés à partir de leur usage vulgaire plutôt que de leur
connaissance scrupuleuse » <unde apparet, affectuum nomina inventa esse magis ex
eorum vulgari usu, quam ex eorumdem accurata cognitione>). Cette référence à
« l’usage » comme catégorie fondamendale de la théorie spinoziste du langage relèverait
plutôt des analyses menées par P.-F. Moreau, op. cit. Voir également, en ce sens, III
App. 4 expl, III App. 31 expl (« les noms des affects [...] se rapportent à leur usage plus
qu’à leur nature » <affectuum nomina [...] magis eorum usum quam naturam
respiciunt>), III App. 33 expl (« mais l’usage a fait que <usu factum est, ut>nous
appelions émule celui-là seul qui imite ce que nous jugeons honnête, utile <utile>, ou
agréable »), ou encore IV préf (G II 208 15-18). Nous reviendrons en revanche sur les
rapports de l’usage et de la rationalité.
23
Éthique III 58 : prater laetitiam et cupiditatem, quae passiones sunt, alii
laetitiae et cupiditatis affectus dantur, qui ad nos, quatenus agimur, referuntur.
8
C. RAMOND : « L’UTILE » CHEZ SPINOZA
Générosité celles qui ont aussi pour but l’utilité d’autrui24 ».
Outre le fait que, dans la suite du passage, Spinoza
soulignera encore une fois « l’utilité » de cette doctrine de l’utilité25, la
liaison exclusive de « l’utilité », telle qu’il l’entend, à la seule
rationalité, à l’exclusion de tout intérêt ou de tout calcul qui viserait à
procurer à un individu la satisfaction de ses désirs passifs, cette
liaison, donc, déjà indiquée ici par le fait que cet « utile » ne se conçoit
que « sous le seul commandement de la raison <ex solo rationis
dictamine>, sera reprise et confirmée dans la suite de l’Éthique,
lorsque Spinoza, en IV 58 scolie et IV 59 scolie, tranchera le lien
qu’on aurait eu tendance à établir spontanément entre la recherche de
l’utilité et la satisfaction des désirs : « Pour ce qui touche aux désirs »,
écrit en effet Spinoza, « ils sont évidemment bons ou mauvais selon
qu’ils naissent d’affects bons ou mauvais. Mais tous, en vérité, en tant
que les engendrent en nous des affects qui sont des passions, sont
aveugles [...], et ne seraient d’aucun usage si l’on pouvait aisément
amener les hommes à vivre sous le seul commandement de la
raison26 ». La recherche de la véritable « utilité », selon Spinoza, ne
ressemblera donc en rien à un calcul des plaisirs, ou à une économie
des désirs : elle a pour fin, mais aussi pour source (à la vérité, comme
nous allons le voir, elle s’identifie exactement avec) la rationalité
entendue comme instance autonome, et donc nullement finalisée,
instrumentalisée, ou hétéronome. Outre l’originalité et la radicalité
profondes d’une telle conception, nous découvrons ici une des
origines possibles de la résolution du fameux paradoxe selon lequel
« c’est quand chaque homme recherche au plus haut point ce qui lui
est utile que les hommes sont le plus utiles les uns aux autres27 : la
24
Éthique III 59 scolie : Eas itaque actiones, quae solum agentis utile
intendunt, ad animositatem, et quae alterius etiam utile intendunt, ad generositatem
refero (traduction Appuhn).
25
Ibid : « [...] Il suffit à mon dessein d’avoir énuméré les principaux [affects] ;
pour ceux que j’ai omis, ils seraient objets de curiosité plus que d’utilité » <nam reliqui,
quos omisi, plus curiositatis quam utilitatis haberent>.
26
Éthique IV 58 scolie : Sed omnes revera, quatenus ex affectibus, qui
passiones sunt, in nobis ingenerantur, caecae sunt [...], nec ullius usus essent, si
homines facile duci possent, ut ex solo rationis dictamine viverent [...]. Idée reprise,
comme nous l’avons dit, vers la fin de IV 59 scolie : « Il apparaît par là que tout désir
tirant son origine d’un affect qui est une passion, ne serait d’aucun usage si les
hommes pouvaient être conduits par la raison » <apparet itaque, quod omnis cupiditas,
quae ex affectu, qui passio est, oritur, nullius esset usus, si homines ratione duci
possent>.
27
Éthique IV 35 corollaire 2 : Cum maxime unusquisque homo suum sibi utile
quaerit, tum maxime homines sunt sibi invicem utiles.
9
C. RAMOND : « L’UTILE » CHEZ SPINOZA
rationalité liée à « l’utilité » permet en effet de concilier ces deux
propositions à première vue antagoniques, à condition de bien voir
que la liaison de « l’utilité » à la rationalité est, chez Spinoza,
exclusive (comme nous venons de le montrer) d’une liaison avec
l’affectivité.
« L’utilité » et les principaux concepts du spinozisme.
Cette liaison d’essence de l’utilité à la rationalité permet de
comprendre pourquoi les principaux concepts du spinozisme viennent
à être caractérisés, à un moment ou à un autre, en termes « d’utilité ».
La recherche de « l’utile » prend ainsi, par exemple, une véritable
dimension ontologique, lorsque Spinoza déclare, en IV 20, que,
« d’autant plus chacun fait effort, et peut, rechercher ce qui lui est
utile, c’est-à-dire, conserver son être, d’autant plus il est doté de
vertu ; et inversement, il est impuissant dans la mesure exacte où il
néglige de conserver ce qui lui est utile, c’est-à-dire son être28 ».
Déjà remarquable en français, la progression qui mène ici à
l’identification de « l’utile » à « l’être » est encore plus saisissante en
latin : car les expressions sont exactement symétriques, Spinoza
identifiant, en chaque chose singulière comme en chacun de nous, la
conservation de suum utile et de suum esse (« notre utile » et « notre
être », ou « l’utile propre » et « l’être propre »). La dimension
ontologique de cette identification est encore soulignée, si besoin
était, par la référence à la notion de « puissance », à la fin de la
proposition (comme on le sait, Spinoza définit en effet, en Dieu
comme dans les choses singulières, l’essence par la puissance29). A
ce stade de l’analyse, le lecteur demeurera sans doute cependant
perplexe : car, si l’idée d’une « utilité » non instrumentale était déjà
difficile, comment concevra-t-il une « utilité » qui ne se distingue plus
de « l’être » de celui qui la recherche ? Ne faudrait-il pas,
28
Éthique IV 20 scolie : quo magis unusquisque suum utile quaerere, hoc est,
suum esse conservare conatur, et potest, eo magis virtute praeditus est ; et contra
quatenus unusquisque suum utile, hoc est, suum esse conservare negligit, eatenus est
impotens.
29
Voir Éthique I 34 : Dei potentia est ipsa ipsius essentia (« la puissance de
Dieu est son essence même ») ; et III 7 dém. : «[...] donc la puissance d’une chose
quelconque, ou l’effort par lequel, soit seule, soit avec d’autres choses, elle fait ou
s’efforce de faire quelque chose, c’est-à-dire (III 6) la puissance ou l’effort par lequel elle
s’efforce de persévérer dans l’être, n’est rien en dehors de l’essence même donnée ou
actuelle de la chose » <[...] cujuscunque rei potentia [...] nihil est praeter ipsius rei datam
sive actualem essentiam>. Traduction Appuhn ; nous soulignons.
10
C. RAMOND : « L’UTILE » CHEZ SPINOZA
intuitivement, que ce qui m’est « utile » me manque en quelque sorte,
et par conséquent, soit distinct, de ce qui fait mon être ? D’autant que
le Scolie qui suit cette Proposition 20 de la Quatrième Partie, texte
fameux dans lequel Spinoza soutient qu’à proprement parler il n’existe
pas de suicide, car tout sui-cide est un alteri-cide qui s’ignore, revient
avec insistance sur l’identité stricte entre « rechercher ce qui nous est
utile » et « conserver notre être » : « personne donc », y lisons-nous
en effet, « ne néglige d’aspirer à ce qui lui est utile, autrement dit de
conserver son être30 ». La part de distance qui demeurait encore,
dans le cadre de la Proposition 20, entre « utile » et « être » (dans la
mesure où Spinoza évoquait, pour certains, la possibilité de se livrer
« plus » ou « moins » à la recherche de « leur utile », c’est-à-dire à la
conservation de « leur être ») disparaît ici, puisque nul ne se voit plus
reconnaître cette faculté ou capacité de « négligence » dans la
recherche de « l’utile propre » : ainsi, en chacun, la puissance, l’effort
déployé à rechercher « l’utile », et la persévérance dans l’être se
voient strictement identifiés, comme l’énoncera explicitement IV 24,
proposition selon laquelle « agir par vertu absolument n’est rien
d’autre en nous qu’agir, vivre et conserver son être (ces trois choses
n’en f[aisant] qu’une) sous la conduite de la raison, d’après le principe
de la recherche de l’utile propre31 ».
Comme on le voit dans ce dernier passage, « l’utile propre »,
intimement lié à la raison, à l’être et à la puissance, se voit aussitôt lié
à la vertu et à l’accomplissement éthique dont l’ouvrage de Spinoza
trace la voie. Les deux dernières Parties de l’Éthique offrent à cet
égard une manière de gradation, dans laquelle la notion d’utilité se
voit progressivement élevée à la plus haute dignité éthique. Ainsi, en
IV 26, conformément à des déclarations antérieures dans l’Éthique, et
déjà relevées32, la connaissance est jugée essentiellement « utile » à
l’âme33 ; en IV 28 dém., la connaissance de Dieu est désignée comme
30
Éthique IV 20 scolie : nemo igitur, [...], suum utile appetere, sive suum
esse conservare negligit. Traduction Pautrat, qui rend très heureusement, selon nous,
appetere par « aspirer à ».
31
Éthique IV 24 : Ex virtute absolute agere nihil aliud in nobis est, quam ex
ductu rationis agere, vivere, suum esse conservare (hae tria idem significant), idque ex
fundamento proprium utile quaerendi (trad. Appuhn).
32
Voir ci-dessus les passages et les analyses concernant Éthique II 40 scolie
1 et 2 (notamment note 15), sur « l’utilité » de la doctrine de la connaissance.
33
Éthique IV 26 : « Ce à quoi nous nous efforçons par raison n’est rien d’autre
que de comprendre ; et l’âme, en tant qu’elle use de la raison, ne juge lui être utile rien
d’autre que ce qui conduit à comprendre » <Quicquid ex ratione conamur, nihil aliud est,
quam intelligere ; nec mens, quatenus ratione utitur, aliud sibi utile esse judicat, nisi id,
quod ad intelligendum conducit> (nous traduisons).
11
C. RAMOND : « L’UTILE » CHEZ SPINOZA
« l’utile souverain » de l’âme, « c’est-à-dire », ajoute Spinoza, « son
souverain bien34 ». Comme dans le cas (examiné plus haut) de
l’identification de « l’utile » à « l’être », l’identification du « souverain
utile » <summum utile> au « souverain bien » <summum bonum> est
encore plus frappante en latin qu’en français, par le fait que Spinoza y
« met en commun » le terme summum en parlant de « summum [...]
utile, sive [...] bonum ». Nous trouvons donc dans ce passage la
réponse complète aux difficultés qui, on l’a vu, tourmentaient les
premières pages du Traité de la Réforme de l’Entendement. Dans
l’Appendice de la Quatrième Partie, la reprise de l’assimilation du
véritablement « utile » au « souverain bien » s’accompagne d’une
liaison nouvelle à la « béatitude » : « Il est donc, dans la vie, utile au
premier chef », écrit en effet Spinoza dans les premières lignes de IV
Appendice 4, « de parfaire l’entendement, ou raison, autant que nous
pouvons, et c’est en cela seul que consiste pour l’homme le souverain
bien, autrement dit la béatitude35 ». La joie elle-même, de ce fait, se
voit mesurée à l’aune de « l’utilité », dans la magnifique formule de IV
Appendice 31 : « Jamais la joie », écrit Spinoza, « ne peut être
mauvaise si elle trouve sa mesure dans la vraie règle de notre
utilité36 ». Cette marche triomphale de la notion « d’utilité » s’achève
enfin de façon grandiose avec l’avant-dernière proposition de
l’Éthique, dans laquelle la vertu toute entière, conformément à ce qui
avait déjà été énoncé à la fin de la Troisième Partie au sujet de la
« fermeté » et de la « générosité37 » se voit ramenée à « l’utile » et à
« l’utilité ». Nous lisons en effet, en V 41 dém. : « le premier et
l’unique fondement de la vertu, autrement dit de la façon de vivre
correcte (par IV 2 cor, et 24), est de rechercher ce qui est utile à soi.
Et, pour déterminer ce que la raison nous dicte être de notre utilité,
nous n’avons tenu aucun compte de l’éternité de l’âme, que nous
n’avons connue que dans cette Cinquième Partie. Et donc, quand
même nous ignorions à ce moment là que l’âme est éternelle, nous
34
Éthique IV 28 dém. : [...] adeoque (per prop. 26 et 27 hujus) summum
mentis utile, sive (per Defin. 1 hujus) bonum est Dei cognitio (« et par suite, [...], l’utile
souverain de l’âme, autrement dit [...] son souverain bien, est la connaissance de Dieu » traduction Pautrat).
35
Éthique IV App. 4 : In vita itaque apprime utile est, intellectum, seu
rationem, quantum possumus, perficere, et in hoc uno summa hominis felicitas, seu
beatitudo consistit.
36
Éthique IV App. 31 : Nec laetitia unquam mala esse potest, quam nostrae
utilitatis vera ratio moderatur. Traduction de Pautrat. Nous donnons ci-dessous, note 45,
une liste de références de l’expression ratio utilitatis.
37
Voir ci-dessus note 24.
12
C. RAMOND : « L’UTILE » CHEZ SPINOZA
avons pourtant tenu ce que nous avons montré se rapporter à la
fermeté et à la générosité pour premier ; et par suite, quand même
nous l’ignorerions encore maintenant, nous tiendrions pourtant ces
préceptes de la raison pour premiers38 ».
Outre l’ontologie, la théorie de la connaissance, la doctrine
des affects39, la voie de l’accomplissement éthique par le souverain
bien, la joie et la béatitude, la notion « d’utilité » trouve enfin un large
champ d’application dans l’anthropologie, la politique, et la théorie de
la religion spinozistes. Ce sont là les textes généralement les plus
remarqués et les plus connus sur la question de l’utilité chez Spinoza,
du fait du paradoxe, déjà signalé, de IV 35, selon lequel « c’est quand
chaque homme recherche au plus haut point ce qui lui est utile que
les hommes sont le plus utiles les uns aux autres40». Dans la mesure
cependant où notre but, dans le présent article, n’est pas de tenter à
nouveaux frais la résolution de ce paradoxe, mais de mettre en
évidence, à propos de la notion « d’utilité » chez Spinoza, un autre
type de problèmes, un bref rappel des principaux passages ne sera
sans doute pas inutile.
L’utilité et la « convenance en nature » :
-1) le partiellement utile et le globalement utile.
L’utilité est d’abord liée à la notion de « convenance en
nature ». C’est là le thème central de IV 18 scolie : remarquant en
effet que « notre entendement serait plus imparfait, si l’âme était
seule, et n’avait rien à comprendre en dehors de soi », Spinoza
poursuit : « Il y a donc hors de nous bien des choses qui nous sont
utiles, et auxquelles, pour cette raison, il faut aspirer. Et parmi elles,
on ne peut en imaginer de meilleures que celles qui conviennent
entièrement avec notre nature <ex his nulla praestantiora excogitari
possunt, quam ea, quae cum nostra natura prorsus conveniunt>.
Si en effet, par exemple, deux individus entièrement de même nature
38
Éthique V 41 dém. : Primum et unicum virtutis seu recte vivendi rationis
fundamentum [...] est suum utile quaerere. Etc.
39
A la fin de IV 57 scolie, Spinoza indique explicitement qu’il écrit sur les
affects en « remarquant en quoi ils ont de l’utilité pour les hommes, ou bien en quoi ils
leur causent du dommage » <Sed pergo de affectibus ea notare, quae hominibus
utilitatem adferunt, vel quae iisdem damnum inferunt>.
40
Voir ci-dessus note 27.
13
C. RAMOND : « L’UTILE » CHEZ SPINOZA
se joignent l’un à l’autre, ils composent un individu deux fois plus
puissant que chacun pris séparément. A l’homme, donc, rien de plus
utile que l’homme <Homini igitur nihil homine utilius41> ; [...] ». Le
début de ce passage (« il y a donc hors de nous bien des choses qui
nous sont utiles -multa igitur extra nos dantur, quae nobis utilia »)
semble il est vrai contredire directement une déclaration de IV
Appendice 27, selon laquelle « les choses ayant une telle
caractéristique semblent très peu nombreuses dans la nature -at
hujus notae perpauca in natura esse videntur42 ». Comme l’indique le
contexte, la « caractéristique » de ces choses « très peu
nombreuses » est précisément, en IV Appendice 27, le fait d’être
« utile » à la régénération du corps43, si bien que, par conséquent, on
est en droit de se demander si Spinoza estime finalement « très
nombreuses », ou « très peu nombreuses », les choses qui nous sont
« utiles » de cette manière. La contradiction entre les deux
déclarations nous semble cependant pouvoir être levée, dès que l’on
comprend que, en IV Appendice 27, Spinoza ne déclare pas « rares »
les choses « utiles » en général, mais, ce qui est assez différent, les
choses qui seraient capables de régénérer complètement notre corps.
En un mot, l’opposition disparaît dès que l’on comprend que, aux yeux
de Spinoza, il existe « de très nombreuses » choses capables de
nous régénérer partiellement ; mais, en revanche, « très peu de
choses » capables de régénérer globalement notre corps. Cette
opposition du partiel et du total fait d’ailleurs le thème de la fin du
41
Voir ci-dessus, et note 5, la suite de ce passage.
Éthique IV App. 27 ; nous traduisons, en suivant (pour nota) plutôt Guérinot
(« mais les choses de cette caractéristique paraissent être très peu nombreuses dans la
Nature »), que Appuhn (« mais les choses de cette sorte semblent être » etc),
Caillois/Misrahi (« mais les choses de ce genre » etc), ou Pautrat (« Or il semble qu’il y ait
très peu de choses de cette qualité dans la nature »).
43
Éthique App. 27 commence en effet ainsi : « L’utilité <utilitas> que nous
retirons des choses qui sont hors de nous, c’est, outre l’expérience et la connaissance
que nous acquérons à les observer et à les faire changer de forme, surtout la
conservation du corps <praecipua corporis conservatio> ; et, pour cette raison, sont avant
tout utiles les choses qui peuvent alimenter et nourrir le corps de telle sorte que toutes
ses parties puissent correctement s’acquitter de leur tâche. Car d’autant plus le corps est
apte à être affecté d’un plus grand nombre de manières et à affecter les corps extérieurs
d’un plus grand nombre de manières, d’autant plus l’âme est apte à penser (voir les Prop.
38 et 39 Partie IV). Or les choses ayant une telle caractéristique » etc. Nous avons
commenté les propositions IV 38 et 39 dans notre Qualité et Quantité..., pp. 192-194, en
montrant comment elles développaient successivement une vision quantitative et une
vision qualitative de « l’utilité » chez Spinoza : nous nous permettons donc de renvoyer le
lecteur à ces pages, qui complètent le présent article.
42
14
C. RAMOND : « L’UTILE » CHEZ SPINOZA
passage44. La fréquence ou la rareté de ce qui nous est utile étant en
raison exacte de la « convenance en nature », il est donc logique que,
d’un côté, telle ou telle partie de notre corps, prise comme telle,
rencontre bien des choses qui lui conviennent en nature, tandis que
notre corps, pris globalement, en rencontre moins (puisque, à la limite,
seuls les autres corps humain, soit une faible proportion de l’ensemble
des corps existants, lui conviennent entièrement en nature, autrement
dit lui sont entièrement « utiles »). On remarque, alors, que Spinoza,
en IV 18 scolie, indiquait bien cette restriction : si en effet, écrivait-il,
« il y a hors de nous bien des choses qui nous sont utiles », celles
qui, ajoutait-il, « conviennent entièrement avec notre nature » ne
devaient être trouvées que « parmi elles » (ex his), et se trouvaient
donc, de ce fait, implicitement caractérisées comme moins
nombreuses.
-2) Typologie et degrés d’utilité.
Cette distinction entre le « partiellement utile » et le
« globalement utile », selon que la chose singulière considérée
convient moins ou plus à notre nature45, est au fondement de la
typologie des « utilités » que l’on peut reconstituer à la lecture de la
Quatrième Partie de l’Éthique, et permet de commencer à préciser ce
qui, aux yeux de Spinoza, doit être considéré comme « utile », ou non.
Ainsi, la « convenance en nature » ne doit pas être considérée comme
une donnée préalable, même parmi les hommes : comme le précise
IV 35 corollaire 1, « il n’est donné dans la nature aucune chose
singulière qui soit plus utile à l’homme qu’un homme vivant sous la
44
Éthique IV App. 27, fin : «[Or les choses ayant une telle caractéristique
semblent très peu nombreuses dans la nature] ; il est donc nécessaire, pour nourrir le
corps comme il faut, d’user d’un grand nombre d’aliments de nature diverse. Car le corps
humain se compose d’un très grand nombre de parties de nature diverse <quippe
humanum corpus ex plurimis diversae naturae partibus componitur>, qui ont
continuellement besoin d’aliments divers pour que le corps tout entier <ut totum
corpus> soit par nature également apte à tout ce qui peut suivre de sa nature », etc.
45
Voir également Éthique IV 60 : « Un désir tirant son origine d’une joie ou
d’une tristesse qui se rapporte à une seule des parties du corps, ou à quelques-unes,
mais non à toutes, ne contient pas la règle de l’utilité de l’homme tout entier »
<Cupiditas, quae oritur ex laetitia, vel tristitia, quae ad unam, vel ad aliquot, non autem ad
omnes corporis partes refertur, rationem utilitatis totius hominis non habet>. Nous
traduisons, en conservant l’expression « règle de l’utilité » pour ratio utilitatis qui apparaît,
on s’en souvient, dans les dernières lignes de Éthique IV, càd en IV App. 31 et 32, mais
aussi en IV 73 dém. (voir ci-dessous note 64), IV App. 26, V 10 scolie ; et aussi dans le
TTP chp XVI : cf note 71 ci-dessous.
15
C. RAMOND : « L’UTILE » CHEZ SPINOZA
conduite de la raison46 ». Cette restriction de la communauté de
nature humaine à la communauté des hommes vivant sous la
conduite de la raison est réaffirmée à plusieurs reprises. On lit par
exemple, en IV 71 dém., que « seuls les hommes libres sont très
utiles les uns aux autres, et se joignent les uns aux autres par un très
grand lien d’amitié47 ». Or l’homme « libre » est bien évidemment celui
qui vit « sous le commandement de la raison48.
Au sommet d’une hiérarchie de « degrés d’utilité » se
trouverait donc une communauté d’hommes raisonnables. Spinoza,
cependant, ne restreint pas à cette seule communauté « l’utilité
commune », ou la « convenance de nature » : comme il le rappelle de
manière un peu provocatrice en IV 70 scolie, « encore que les
hommes soient ignorants, ce sont pourtant des hommes, qui dans les
cas de nécessité peuvent apporter un secours d’homme, qui est le
plus précieux de tous49 ». Le contenu de la notion de « convenance en
nature » peut alors être explicité en « communauté d’espèce », au
sens biologique du terme. C’est ainsi qu’on lit, en IV Appendice 9, que
« rien en peut mieux convenir avec la nature d’une chose que les
autres individus de la même espèce ; et par suite [...] il n’y a rien de
plus utile à l’homme, pour conserver son être, et jouir de la vie
rationnelle, que l’homme que mène la raison50 ». La conséquence de
la liaison de la communauté d’espèce avec l’utilité réciproque pourrait
46
Éthique IV 35 corollaire 1 : Nihil singulare in rerum natura datur, quod homini
sit utilius , quam homo, qui ex ductu rationis vivit. Spinoza poursuit : « Car, le plus utile à
l’homme, c’est ce qui convient le plus avec sa nature (par IV 31 cor), càd (comme il est
connu de soi) l’homme ». Nous soulignons dans la traduction française. Dans ce
corollaire, Spinoza, comme on vient de le voir, se réfère à IV 31 corollaire, texte
entièrement consacré à l’identification des notions « d’utilité » et de « convenance en
nature » (« [...] plus une chose s’accorde avec notre nature, plus elle nous est utile ou
meilleure elle est <quo res aliqua cum nostra natura convenit, eo nobis est utilior seu
magis bona>; et inversement, une chose nous est plus utile dans la mesure où elle
s’accorde mieux avec notre nature. [...] »). On se reportera évidemment ici à l’article de
Matheron cité ci-dessus, note 3.
47
Éthique IV 71 dém. : Soli homines liberi sibi invicem utilissimi sunt, et
maximâ amicitiae necessitudine invicem juguntur.
48
Voir Éthique IV 66 scolie, et les propositions qui suivent ; par exemple, IV 67
dém., début : Homo liber, hoc est, qui ex solo rationis dictamine vivit, mortis metu non
ducitur, etc (« l’homme libre, c’est-à-dire qui vit sous le seul commandement de la raison,
n’est pas conduit par la crainte de la mort », etc).
49
Éthique IV 70 scolie : [...] Nam quamvis homines ignari sunt, sunt tamen
homines, qui in necessitatibus humanum auxilium, quo nullum praestabilium est, adferre
queunt. Etc.
50
Éthique IV App. 9 : Nihil magis cum natura alicujus rei convenire potest,
quam reliqua ejusdem speciei individua ; adeoque [...] nihil homini ad suum esse
conservandum, et vitâ rationali fruendum utilius, quam homo, qui ratione ducitur. Etc.
16
C. RAMOND : « L’UTILE » CHEZ SPINOZA
cependant conduire à des conséquences inattendues ou
paradoxales : d’un tel point de vue en effet, les animaux, à plus forte
raison les plantes, et à plus forte raison encore les objets inanimés,
devraient nous être d’autant moins « utiles » que leur nature diffère
plus de la nature humaine. L’expérience montre cependant avec
évidence à quel point les animaux, les plantes, mais aussi la quasi
totalité des objets inanimés ou inertes nous sont « utiles », ou peuvent
le devenir -n’y ayant d’ailleurs, sauf erreur, aucun « outil » qui ne soit,
par sa taille, sa structure, et sa composition, très différent en nature
de la nature humaine, sans que pour autant les « outils » cessent
d’être « utiles » aux hommes.
-3) « Utilité » et « usage ».
Lorsque Spinoza, par conséquent, évoque l’utilité que
peuvent représenter pour nous les animaux, mais aussi les plantes, la
parure, etc, il ne peut pas le faire en référence à une « convenance en
nature » absente en l’occurrence. Il lui est donc nécessaire
d’introduire la notion d’une « utilité » qui proviendrait, non du
semblable en nature, mais du différent : et tel est en effet le rôle alors
dévolu à la notion « d’usage » : en IV 37 scolie 1 par exemple,
Spinoza commence par rappeler fermement que « le principe qui
consiste à rechercher ce qui nous est utile <ratio nostrum utile
quaerendi> nous enseigne [...] la nécessité de nous unir aux hommes,
mais non pas aux bêtes, ou aux choses dont la nature est différente
de la nature humaine <quarum natura a naturâ humanâ est
diversa> »; mais, devant rendre compte néanmoins de l’utilité
incontestable que représentent pour nous certains animaux ou
certaines choses, malgré la différence qui existe entre leur nature et la
nôtre, Spinoza ajoute, quelques lignes plus loin : « je ne nie pas que
les bêtes sentent ; mais je nie que, pour cette raison, il nous soit
interdit de veiller à notre utilité et d’user d’elles à notre guise <sed
nego quod propterea non liceat nostrae utilitati consulere, et iisdem
ad libitum uti>, en les traitant de la manière qui nous convient le
mieux ; puisqu’elles ne conviennent pas avec nous en nature, et que
leurs affects, de nature, sont différents des affects humains (voir III 57
scolie) ». « User de » serait ainsi la façon dont Spinoza désigne
« l’utilité » que nous pouvons tirer des choses dont la nature est
différente de la nôtre. Et de fait, on constate que Spinoza recourt de
façon très répétitive au verbe uti dans le fameux passage (IV 45 scolie
2) où il réfute toute lecture ascétique de l’Éthique : « [...] Et donc user
des choses <rebus itaque uti>, et y prendre plaisir autant que faire se
17
C. RAMOND : « L’UTILE » CHEZ SPINOZA
peut (non, bien sûr, jusqu’à la nausée, car ce n’est plus prendre
plaisir), est d’un homme sage. Il est, dis-je, d’un homme sage de se
refaire et récréer par des mets et boissons agréables et équilibrés,
tout comme aussi par les parfums, l’agrément des plantes
verdoyantes, la parure, la musique, les jeux qui exercent le corps, les
spectacles, et autres choses de ce genre dont chacun peut user sans
grand dommage pour autrui <quibus unusquisque absque ullo alterius
damno uti potest51> ». On retrouve cette dualité de l’utilitas et de
l’usum, en rapport avec la convenance ou la disconvenance des
natures, en IV Appendice 26, lorsque Spinoza déclare que « ce qu’il y
a dans la nature en dehors des hommes, la règle de notre utilité ne
commande pas de le conserver ; mais elle nous enseigne, en vue
d’usages divers, à le conserver, à le détruire, ou à l’adapter à notre
usage de quelque façon que ce soit52 ».
Conclusions sur
« convenance en nature ».
la
liaison
de
« l’utilité »
et
de
la
-L’existence problématique des espèces biologiques.
On évitera cependant de trop solliciter une telle dualité,
quand bien même on peut en suivre la trace de passage en passage.
La distinction entre ce qui relèverait de « l’utilité » et ce qui relèverait
de « l’usage » ne peut en effet pas plus être nettement établie dans le
cadre du système, que ne peut y être définitivement tranchée la
question de la continuité ou de la rupture entre les espèces. Comme
nous avons eu l’occasion de le montrer53, la constitution même du
système spinoziste comme expression d’une « nature naturante »
qualitative en une « nature naturée » quantitative conduit chacune des
notions principales à présenter tantôt une face qualitative, tantôt une
face quantitative. La question de la nature des espèces (autre façon
de dénommer la question de la « similitude », ou de « convenance
des natures »), est particulièrement exemplaire de ce type de dualités.
Comme on sait, Spinoza refuse de faire de l’homme « un empire dans
51
Nous traduisons.
Éthique IV App. 26 : [...] Adeoque quicquid in rerum naturâ extra homines
datur, id nostrae utilitatis ratio conservare non postulat ; sed pro ejus vario usu
conservare, destruere, vel quocunque modo ad nostrum usum adaptare nos docet.
53
Voir notre Qualité et Quantité dans la Philosophie de Spinoza. Paris : PUF
(« Philosophie d’Aujourd’hui »), 1995.
52
18
C. RAMOND : « L’UTILE » CHEZ SPINOZA
un empire54 », et déclare n’accorder d’existence qu’aux choses
singulières, et non aux choses générales comme les espèces, etc55 :
à partir de telles bases, on ne pourrait que concevoir une hiérarchie
continue de choses singulières, les ruptures spécifiques relevant alors
de l’imagination. Nous n’avons pas à examiner ici une telle théorie,
mais seulement à noter qu’elle est présente dans ce que nous avons
appelé plus haut les « degrés d’utilité » ; il ne fait aucun doute en effet
que, aux yeux de Spinoza, l’utilité présente des degrés : des hommes
parfaitement raisonnables seraient ce qu’il y aurait de plus utile à
d’autres hommes parfaitement raisonnables ; mais, comme nous
l’avons vu, des hommes ignorants peuvent aussi être « utiles »
(quoique dans une moindre mesure) à d’autres hommes ; et aussi les
animaux, les parfums, etc. Et, poursuivant cet éloignement progressif
par rapport à notre nature, on en arriverait à des choses qui nous
seraient d’abord complètement indifférentes (point d’équilibre entre
l’utile et le nuisible), puis un peu nuisibles, puis très nuisibles, etc,
jusqu’à des choses qui nous seraient tellement nuisibles et contraires
qu’elles
ne pourraient manquer de nous détruire. Et
malheureusement, si la chose la plus utile aux hommes, c’est-à-dire la
communauté des hommes raisonnables, ne se trouve pas encore
réalisée, en revanche, chacun de nous rencontrera inévitablement un
jour une chose singulière nuisible au point de le détruire, comme
Spinoza le souligne expressément dans l’unique Axiome de la
Quatrième Partie de l’Éthique56. A vrai dire, la théorie des « degrés
d’utilité » n’est pas aussi simple, et il serait sans doute impossible
d’établir une progression linéaire du « très utile » au « très nuisible »
en passant par un point d’équilibre, ou d’indifférence : car, notre corps
54
Dans les premières lignes de L’Introduction à la Troisième Partie de
l’Éthique, Spinoza évoque ainsi l’opinion à laquelle il entend s’opposer au sujet de
l’homme : hominem in naturâ veluti imperium in imperio concipere videntur (« on dirait
qu’ils conçoivent l’homme dans la Nature comme un empire dans un empire »).
55
C’est là une constante chez Spinoza. Voir par ex Lettre 2 (« l’humanité » ne
nous apprend rien sur l’homme, pas plus que la « pierréité » sur la pierre : G IV 9 14-16) ;
Court Traité I 6 (« Pierre doit s’accorder avec l’idée de Pierre, comme il est nécessaire, et
non avec l’idée d’homme » : G I 43 29-34) ; Pensées Métaphysiques II 7 (« Seules
existent en vérité des choses singulières, car seules les choses singulières ont une
essence » : G I 263 7-9) ; Voir aussi, entre autres nombreuses réf., Traité de la Réforme
de l’Entendement § 56, et Éthique I 25 corollaire, ou V 24.
56
Éthique IV Axiome : <Nulla res singularis in rerum naturâ datur, quâ
potentior et fortior non detur alia. Sed quâcunque datâ datur alia potentior, a quâ illa data
potest destrui> (« il n’est donné dans la nature aucune chose singulière qu’il n’en soit
donné une autre plus puissante et plus forte. Mais, si une chose quelconque est donnée,
une autre plus puissante, par laquelle la première peut être détruite, est donnée » traduction Appuhn)
19
C. RAMOND : « L’UTILE » CHEZ SPINOZA
étant extrêmement divers et composé, telle chose singulière peut être
bonne, ou utile, pour une partie du corps et mauvaise, ou nuisible,
pour une autre, sans que l’on puisse nécessairement tirer un bilan
moyen de ces affections contraires. Quelles qu’en puissent être
cependant les difficultés dans l’application détaillée aux affects
partiels, l’idée de « degrés d’utilité » possède sans aucun doute sa
pertinence aux yeux de Spinoza. De ce point de vue, d’ailleurs, les
« convenances en nature » ou les « similitudes » ne recouvrent pas
nécessairement les regroupements en espèces biologiques. Comme
l’a souligné il y a déjà trente ans Alexandre Matheron57, les hommes
peuvent se sentir bien plus proches, dans le monde spinoziste, de leur
environnement matériel, économique, voire animal, que de leurs
congénères : en ce sens, par exemple, son cheval et sa charrue
peuvent se révéler bien « plus utiles » à un paysan, que tel ou tel
autre homme. Inversement cependant, Spinoza raisonne souvent
comme s’il était convaincu de l’existence réelle des « espèces », au
sens biologique du terme ; ainsi, dans la plupart des passages que
nous avons relevés, mais aussi dans bien d’autres, considère-t-il
comme allant de soi une supériorité de nature des hommes sur les
animaux, faisant ainsi de l’homme, bel et bien, un « empire dans un
empire58 ». De ce point de vue, le dernier des hommes nous serait
plus « utile » que le premier des animaux, car la « convenance en
nature », ou « similitude », serait toujours plus grande entre deux
hommes qu’entre un homme et un animal.
-L’interprétation spinozienne du « péché originel ».
Cette dualité de points de vue sur la « convenance en
nature », ou la « similitude », apparaît assez clairement dans un
passage célèbre de la Quatrième Partie de l’Éthique, dans lequel
Spinoza donne sa lecture du péché originel. On y est frappé en effet
de voir mises au centre de l’analyse les notions de « similitude » et
« d’utilité », en rapport direct avec la question de la distinction entre
les espèces. Ayant montré, dans la Proposition 68, que, « si les
hommes naissaient libres, ils ne formeraient aucun concept du bon ou
du mauvais aussi longtemps qu’ils seraient libres59 », Spinoza estime
que telle est la signification de l’histoire du péché originel : « C’est là
57
Matheron, Individu et Communauté..., 146-147.
Éthique IV 35 scolie.
59
Éthique IV 68 : si homines liberi nascerentur, nullum boni, et mali formarent
conceptum, quamdiu liberi essent. [le texte donné par Appuhn comporte bona, leçon
inexacte pour boni] ; nous traduisons.
58
20
C. RAMOND : « L’UTILE » CHEZ SPINOZA
[...] », écrit il en effet, « ce que Moïse paraît avoir voulu signifier dans
cette histoire du premier homme. Il n’y conçoit en effet d’autre
puissance de Dieu que celle par laquelle il a créé l’homme, une
puissance, autrement dit, par laquelle il a veillé seulement à l’utilité
de l’homme <potentia, quâ hominis solummodo utilitati consuluit> ;
et, suivant cette conception, il raconte que Dieu a interdit à l’homme
libre de manger [le fruit] de l’arbre de la connaissance du bon et du
mauvais, et que, sitôt qu’il en mangerait, il devait craindre la mort
plutôt que désirer vivre ; puis qu’ayant trouvé la femme, qui s’accordait
entièrement avec sa nature <deinde, quod inventâ ab homine uxore,
quae cum suâ naturâ prosus conveniebat>, l’homme connut n’y avoir
rien dans la Nature qui pût lui être plus utile que celle-ci <cognovit
nihil posse in Naturâ dari, quod ipsi posset illâ esse utilius> ; mais
qu’ayant cru les bêtes semblables à lui <sed quod, postquam bruta
sibi similia esse credidit>, aussitôt il commença à imiter leurs affects
(III 27) et à perdre sa liberté60 », etc.
On sera d’abord étonné, sans doute, de voir interprétée
l’histoire du péché originel en termes « d’utilité », comme le fait ici
Spinoza. C’est pourtant là la conséquence logique des déterminations
précédentes de la notion. L’homme libre, en effet, dont parle Spinoza
dans ce groupe de propositions de la fin de la Quatrième Partie, c’est
l’homme « conduit par la raison61 » ; or, comme nous l’avons vu,
« être conduit par la raison » est équivalent, pour Spinoza, à
« rechercher l’utile propre ». Pour Spinoza, dire que Dieu a veillé
spécialement à « l’utilité » de l’homme ou qu’il ne lui a donné que des
idées adéquates, c’est donc la même chose. La deuxième raison pour
laquelle ce texte résume ce que nous savons de « l’utilité » est le
rappel de la liaison entre la « convenance en nature » qui rapproche
homme et femme, et « l’utilité la plus grande » que l’un peut espérer
de l’autre : encore une fois, la compréhension exacte de la notion
« d’utilité » nous empêche de faire ici le contresens par lequel on
verrait, dans la femme « utile » à l’homme, quelque servante naturelle.
Au contraire, la « convenance de nature » avec l’homme rationnel
place la femme, du moins dans un premier temps, dans une stricte
réciprocité et communauté avec l’homme. « Dans un premier temps »,
disons-nous : la fin du texte, en effet, peut laisser prise à une lecture
60
Nous traduisons, à partir des versions Appuhn et Pautrat.
Éthique IV 68 dém. (début) : Illum liberum esse dixi, qui solâ ducitur ratione
(« j’ai dit que celui-là est libre qui est conduit par la seule raison »). Spinoza l’a en effet
affirmé en IV 67 dém., et surtout en IV 66 scolie, qui sert de brève introduction au groupe
de propositions consacrées à « l’homme libre ».
61
21
C. RAMOND : « L’UTILE » CHEZ SPINOZA
assez différente de la nature et du rôle de la première femme.
Comment, en effet, le premier homme, c’est-à-dire un homme libre et
rationnel, doué d’idées adéquates seulement, et qui voyait donc
adéquatement l’ordre de la nature, a-t-il donc pu à la fois comprendre
que la femme et lui-même « s’accordaient entièrement en nature », et
en même temps « croire les bêtes semblables à lui » au point de
« commencer aussitôt à imiter leurs affections » (telle est en effet la
manière dont Spinoza évoque Ève et Adam, séduits par le Serpent, et
goûtant au fruit défendu62) ? Une telle erreur étant par définition
impossible à un être à l’utilité de qui Dieu a suffisamment pourvu,
nous sommes contraints d’imaginer une chaîne descendant, par la
femme, de l’homme à l’animal, et l’atténuation, sinon la disparition, de
toute véritable rupture entre les espèces. Le commentaire spinoziste
de l’histoire du péché originel montre donc avec évidence les
conséquences inverses de la double liaison de « l’utilité » à la
rationalité et à la « convenance des natures » : source de liberté
lorsque la « convenance des natures » est adéquatement perçue, la
recherche de « l’utilité » peut s’avérer dans le cas contraire source
d’erreur, et même d’esclavage63.
-« L’utile propre » et « l’utile commun » : « droit de nature »
et « pacte ».
L’utilité se répartit, enfin, entre « l’utile propre » et « l’utile
commun ». Sans doute, comme nous l’avons déjà observé, Spinoza
pose l’accord de ces deux types d’utilité dans une communauté
d’hommes raisonnables64. Cependant, bien souvent, « l’utilité propre »
62
La même question, formulée dans les mêmes termes, est reprise dans le
Traité Politique (2/6) mais avec une éloquence, et une sorte d’indignation passionnées
tout à fait remarquables : « [...] Si en effet il était également au pouvoir du premier
homme de se tenir debout ou de chuter, s’il était maître de son âme, si sa nature était
entière, comment donc a-t-il pu arriver que, en dépit de sa science et de sa prudence, il
ait chuté ? C’est le Diable, entend-on, qui l’a trompé. Mais qui fut alors celui qui trompa le
Diable lui-même ? Qui, demandé-je, put rendre la plus haute de toutes les créatures
intelligentes elle-même à ce point de démence qu’elle voulût être plus que Dieu ? A
moins que peut-être, ayant une âme saine, elle n’ait rien fait pour se conserver soi-même,
et son être, autant qu’il était en elle ! Et suivant cela, comment a-t-il pu arriver que le
premier homme, maître de son âme et propriétaire de sa volonté, ait été séduit, et qu’il ait
souffert que son âme soit prise ? » etc. Nous traduisons. Spinoza en conclura que le
premier homme était déjà, tout comme nous, « soumis aux affects ».
63
Idée reprise par exemple dans le Traité Théologico-Politique, chp XVI (G III
194 28-30) : qui a sua voluptate ita trahitur, et nihil, quod sibi utile est, videre neque
agere potest, maxime servus est (« qui est mené par son plaisir, et ne peut ni voir ni faire
ce qui lui est utile, est entièrement esclave »).
64
On ajoutera, à ce que nous avons dit de la « fermeté » et de la
22
C. RAMOND : « L’UTILE » CHEZ SPINOZA
est distinguée de « l’utilité commune » (quand elle ne lui est pas
opposée). Cette différenciation, surtout présente, pour des raisons
assez évidentes, dans les textes politiques de Spinoza, nous semble
devoir être considérée comme une des expressions de la double
tendance de sa philosophie, qui tantôt n’accorde de réalité
ontologique qu’aux choses singulières (et, dans ce cas, « l’utile
propre » devra être suivi de préférence à « l’utile commun »), et tantôt
au contraire accorde une consistance ontologique aux espèces (par
exemple, à « l’espèce humaine »), c’est-à-dire à des « similitudes » ou
à des « convenances en nature » telles, que « l’utile propre » se
confondra avec « l’utile commun », ou s’y résorbera65. Ayant déjà
évoqué les passages qui présentent un tel accord, il nous reste à
parcourir brièvement ceux qui insistent au contraire sur le désaccord
entre les deux types d’utilité.
Ainsi, en IV 37 scolie 2, Spinoza présente avec insistance un
« droit naturel » propre à « chacun » -le terme unusquisque revenant
d’ailleurs sans cesse dans le passage66 ; surtout, ce « droit de
nature » se voit déterminé, encore une fois, par la notion « d’utilité » :
« [...] c’est par le souverain droit de nature », écrit en effet Spinoza,
« que chacun juge de ce qui est bon, de ce qui est mauvais, et veille à
son utilité selon son propre tempérament <suaeque utilitati ex suo
ingenio consulit67> ». Quelques lignes plus loin, Spinoza reprend la
« générosité », le passage suivant de IV 73 dém. (début) : Homo, qui ratione ducitur, non
ducitur metu ad obtemperandum (per IV 63) ; sed quatenus suum esse ex rationis
dictamine conservare conatur, hoc est (per IV 66 sc), quatenus libere vivere conatur,
communis vitae, et utilitatis rationem tenere (per IV 37), et consequenter (ut in IV 37 sc
2 ostendimus) ex communi civitatis decreto vivere cupit (« l’homme conduit par la raison
n’est pas conduit à obéir par la crainte [...] ; mais dans la mesure où il fait effort pour
conserver son être sous le commandement de la raison, c’est-à-dire [...] dans la mesure
où il fait effort pour vivre librement, il désire observer la règle de la vie et de l’utilité
communes [...], et par conséquent [...] vivre selon le décret commun de la cité.[...] ».
Nous traduisons.
65
Jusqu’à la mort, s’il le faut, comme l’indique un passage plutôt inquiétant de
IV 63 corollaire scolie : « [...] un juge qui, non par haine ou colère, etc, mais par seul
Amour du salut public, condamne un coupable à mort, est conduit par la seule raison
<judex, qui non odio aut ira, etc, sed solo amore salutis publicae reum mortis damnat,
sola ratione ducitur> ». Etrange « raison », étrange « amour »...
66
Éthique IV 37 scolie 2 ; voici les premières lignes du développement : Existit
unusquisque summo naturae jure, et consequenter summo naturae jure unusquisque
ita agit, quae ex suae naturae necessitate sequuntur ; adque adeo summo naturae jure
unusquisque judicat, quid bonum, quid malum sit, suaeque utilitati ex suo ingenio
consulit, etc
67
Guérinot : « chacun [...] pourvoit à son utilité d’après sa disposition » ;
Appuhn : « [...] avise à son intérêt suivant sa complexion » ; Caillois : « [...] songe à son
utilité selon son propre naturel » ; Pautrat : « [...] veille à son intérêt selon son propre
23
C. RAMOND : « L’UTILE » CHEZ SPINOZA
même idée, en insistant encore sur la liaison exclusive de cette
« utilité » avec la singularité d’un chacun : « par où l’on comprend
aisément », écrit-il, « qu’il n’y a dans l’état naturel rien qui soit bon ou
mauvais de l’avis unanime ; puisque chacun, dans l’état naturel, ne
veille qu’à son utilité <suae tantummodo utilitati consulit>, décide du
bien et du mal selon son tempérament et dans la mesure où il a
seulement égard à la règle de son utilité <et quatenus suae utilitatis
tantum habet rationem>, et puisqu’il n’est tenu par personne d’obéir à
quelque loi, que par lui seul <et nemini, nisi sibi soli, obtemperare lege
ullâ tenetur68> ». La notion même « d’utilité commune » semble donc
disqualifiée d’avance, avec la notion même de « communauté ». De
même, en IV 54 scolie, à propos du repentir69, et en IV Appendice 17,
à propos des secours à apporter aux pauvres70, l’utilité de chacun, ou
de « quelques uns », est nettement distinguée par Spinoza de l’utilité
« de tous », ou utilité « commune ». La même doctrine se retrouve
dans le chapitre XVI du Traité Théologico-Politique, où Spinoza
déclare que « tout ce que chacun, considéré comme soumis au seul
empire de la nature, juge lui être utile, que ce soit sous la conduite de
la droite raison ou par la violence de ses affections, il lui est permis d’y
aspirer par un droit de nature souverain, et de s’en saisir par quelle
tempérament » ; Misrahi : « [...] veille à ses intérêts selon sa constitution ». Nous pensons
avoir montré qu’il est préférable de laisser ici apparaître en français le terme d’« utilité »,
si chargé conceptuellement, de préférence à celui d’« intérêt ».
68
Nous traduisons.
69
Éthique IV 54 scolie : « la foule est terrible quand elle est sans crainte ; et
donc il n’est pas étonnant que les prophètes, qui ont veillé à l’utilité, non de quelques
uns, mais de tous, aient si fort recommandé l’humilité, le repentir et le respect <Terret
vulgus, nisi metuat ; quare non mirum, quod Prophetae, qui non paucorum, sed
communi utilitati consuluerunt, tantopere Humilitatem, Poenitentiam, et Reverentiam
commandaverint> ». Le terme utilitas apparaissait déjà dans le début du scolie : [...] Spes
et Metus plus utilitatis quam damni afferunt (Guérinot : [...] l’espoir et la crainte
« apportent plus d’avantage que de dommage » ; Appuhn : « sont plus utiles que
dommageables » ; Caillois : « procurent plus d’avantage que d’inconvénient » ; Pautrat :
« présentent plus d’avantages que d’inconvénients » ; Misrahi : « comportent plus
d’avantages que d’inconvénients »). Seul Appuhn, comme on voit, fait explicitement quoiqu’indirectement- référence à la notion « d’utilité ». On pourrait donc suggérer :
« apportent plus d’utilité que de dommage ».
70
Éthique IV App. 17 : « Les hommes sont vaincus, en outre, par la largesse,
et surtout ceux qui n’ont pas de quoi se procurer le nécessaire pour subsister. Et
pourtant, porter secours à chaque indigent dépasse de loin les forces et l’utilité d’un
simple particulier <vires et utilitatem viri privati longe superat>. Car les richesses d’un
particulier sont bien loin de pouvoir y fournir. En outre, la faculté d’un seul est trop limitée
pour qu’il puisse s’attacher d’amitié à tous les hommes ; et donc le soin des pauvres
incombe à la société tout entière, et concerne seulement l’utilité commune <et ad
communem tantum utilitatem spectat> » (texte cité intégralement).
24
C. RAMOND : « L’UTILE » CHEZ SPINOZA
voie que ce soit, par la force, par la ruse, par les prières, enfin par le
moyen qui lui paraîtra le plus facile ; conséquemment aussi de tenir
pour ennemi celui qui veut l’empêcher de se satisfaire71 ». On notera
la violence du propos. Et pourtant, il s’agit bien des mêmes hommes,
appartenant à la même espèce, jouissant non seulement
(éventuellement) de leur raison, mais aussi de cette convenance et de
cette similitude de nature qui avaient fait dire plus haut que rien ne
pouvait être « plus « utile » à l’un de ces homme, qu’un autre d’entre
eux.
La seule manière concevable d’accorder l’utilité de chacun et
l’utilité commune sera donc que chacun trouve plus utile pour luimême de vivre en commun avec les autres, que de rester seul72.
Seule une utilité supérieure pourra supplanter une utilité inférieure. On
ne s’étonne donc pas de voir Spinoza définir le pacte social d’abord
par son « utilité » : « Nous concluons de là », écrit-il en effet dans ce
même Chapitre XVI du Traité Théologico-Politique, « que nul pacte ne
peut avoir de force hors de la règle de l’utilité, laquelle ôtée le pacte
est aussitôt emporté et demeure invalide ; un homme est insensé en
conséquence de demander à un autre d’engager sa foi pour l’éternité,
s’il ne s’efforce en même temps de faire que la rupture du pacte
entraîne, pour celui qui l’a rompu, plus de dommage que d’utilité :
c’est là un point d’importance capitale dans l’institution de la chose
71
Traité Théologico-Politique, chp. XVI (G III 190 23-29) : quicquid itaque
unusquisque, qui sub solo naturae imperio consideratur, sibi utile vel ductu sanae rationis,
vel ex affectuum impetu judicat, id summo naturae jure appetere, [...]. Nous traduisons en
nous appuyant sur Appuhn. Idée exprimée avec tout autant de force en Éthique IV App.
8 : « [...] et tout ce que nous jugeons [...] être bon, autrement dit, être utile pour
conserver notre être, et jouir de la vie rationnelle, il nous est permis de le prendre pour
notre usage, et d’en user de toutes les manières ; et, absolument parlant, il est permis à
chacun, par droit souverain de nature, de faire ce qu’il juge contribuer à son utilité <[...]
quicquid [...] datur, quod judicamus bonum, sive utile esse ad nostrum esse
conservandum, et vitâ rationali fruendum, id ad nostrum usum capere, et eo quocumque
modo uti nobis licet ; et absolute id unicuique summo naturae jure facere licet, quod ad
ipsius utilitatem conferre judicat>. Nous traduisons.
72
Spinoza donne ainsi, par exemple, en TTP 16, une réponse complète à la
question de « l’esclavage », que nous avons rencontrée au début de cette analyse :
« Nous reconnaissons donc une grande différence entre un esclave, un fils et un sujet,
qui se définissent ainsi : est esclave qui est tenu d’obéir à des commandements n’ayant
égard qu’à l’utilité du maître commandant <utilitatem imperantis> ; fils, qui fait ce qui lui
est utile <quod sibi utile [...] agit> par le commandement de ses parents ; sujet enfin, qui
fait par le commandement du souverain ce qui est utile au bien commun et par
conséquent aussi à lui-même <id quod communi et consequenter quoque sibi utile est
[...] agit> » (G III 195 8-14 ; traduction Appuhn).
25
C. RAMOND : « L’UTILE » CHEZ SPINOZA
publique73 ». L’opposition entre l’utilité de chacun et l’utilité de tous se
résout donc de façon strictement quantitative : et on a là une raison
supplémentaire de comprendre la disparition du « pacte » dans le
Traité Politique : tout pacte, en effet, suppose une rupture qualitative
entre un état de nature et un état social, tandis que chez Spinoza, il y
a une hiérarchie quantitative continue des degrés de puissance des
corps politiques : un corps politique trop restreint, trop peu puissant,
n’offrira pas une « utilité » supérieure, pour chacun, à celle qu’il peut
se procurer lui-même : de tels corps politique n’auront aucune
pérennité ni aucune stabilité ; en revanche, certaines associations
présenteront le degré d’utilité qui fait nécessairement préférer la vie
sociale : mais, dans tous les cas, il n’y aura aucune rupture, ni dans
les motivations, ni dans les comportements74, et la césure du pacte se
révélera donc, dans tous les cas, théoriquement inutile.
Conclusion : l’Appendice de la Première Partie de l’Éthique,
et la détermination de ce qui est « utile ».
La notion « d’utilité » montre donc une présence si
constante, et une liaison si forte et si intime avec les principaux
concepts du système, que, après avoir noté l’étonnante indifférence
qu’elle a généralement suscitée, on en viendrait, par un excès inverse,
à en faire le cœur de la philosophie de Spinoza. Thèse peut-être
acceptable, au fond, à condition de voir dans la notion « d’utilité » le
concentré, non seulement de certaines avancées, mais aussi de
certaines difficultés de la doctrine. Spinoza semble d’ailleurs avoir tout
fait pour nous en avertir : comment ne pas être frappé, en effet, du fait
que la notion « d’utilité », qui est, pourrait-on dire, la colonne
vertébrale des déductions des Parties II à V de l’Éthique, est
précisément la cible centrale, pour ne pas dire unique, des violentes
73
Traité Théologico-Politique, chp XVI : Ex quibus concludimus pactum nullam
vim habere posse, nisi ratione utilitatis, qua sublata pactum simul tollitur, et irritum
manet. Ac propterea stulte alterius fidem in aeternum sibi aliquem expostulare, si simul
non conatur efficere, ut ex ruptione pacti ineundi plus damni quam utilitatis ruptorem
sequatur : quod quidem in Republica instituenda maxime locum habere debet. (G III 192
25-30). Nous traduisons à partir d’Appuhn, dont nous modifions sensiblement le début
(surtout) du passage.
74
Voir Traité Politique 3/3 : Homo [...] tam in statu naturali, quam civili ex
legibus suae naturae agit, suaeque utilitati consulit (« L’homme [...], dans l’état de nature
comme dans la société civile, agit selon les lois de sa nature, et veille à son utilité »).
26
C. RAMOND : « L’UTILE » CHEZ SPINOZA
critiques et des violentes attaques de l’Appendice de la Première
Partie ? Si bien que cette notion « d’utilité » pourrait bien être dite, si
on le voulait, la principale notion du système, à condition de
remarquer qu’elle y est à la fois, par un de ces brusques
renversements du pour au contre dont nous avons montré ailleurs
qu’ils étaient si caractéristiques de la démarche spinoziste75, la
meilleure et la pire des choses.
On sait que l’Appendice de la Première Partie de l’Éthique
est principalement dirigé contre l’idée de « finalité ». Mais on semble
oublier que la croyance à la finalité provient, aux yeux de Spinoza,
d’une extension à la nature entière de la motivation première des
hommes : à savoir, précisément, la recherche de « l’utilité ». Le texte
est cependant explicite : « [...] Il suit », écrit Spinoza, « qu’en tout les
hommes agissent à cause d’une fin ; à savoir, à cause de l’utile dont
ils ont l’appétit ; d’où vient que, des choses accomplies, ils veulent
toujours savoir les causes finales76 ». Une fois aperçue, la notion
« d’utilité », et les notions connexes « d’utile » et « d’usage » se
révèlent tramer l’ensemble du texte : « En outre, comme [les hommes]
trouvent en eux et hors d’eux bon nombre de moyens <non pauca
reperiant media> qui contribuent grandement à leur procurer ce qui
leur est utile <quae, ad suum utile assequendum, non parum
conducant>, comme par exemple des yeux pour voir, des dents pour
mâcher, des herbes et des animaux pour s’alimenter, un soleil pour
éclairer, une mer pour nourrir les poissons, etc ; de là vint qu’ils
considèrent tous les êtres naturels comme des moyens en vue de ce
qui leur est utile <hinc factum, ut omnia naturalia, tanquam ad suum
utile media, considerent> ; et parce qu’ils savent que, ces moyens, ils
les ont trouvés et non pas disposés, ils y ont vu une raison de croire
que c’était quelqu’un d’autre qui avait disposé ces moyens à leur
usage <aliquem alium esse, qui illa media in eorum usum paraverit>.
75
Le geste même de Spinoza nous semble en effet lisible à partir des
« renversements » symétriques qu’il fait subir à certaines notions centrales de son
système, et principalement aux notions de « qualité » et de « quantité », selon qu’on se
trouve sur le plan de la « nature naturante » ou de la « nature naturée » : la qualité (sous
la forme des « attributs ») étant mise en Dieu, mais exclue (sous la forme des « qualités
occultes ») des « choses singulières » ; la quantité au contraire, étant exclue de Dieu (et
de l’infini), mais expliquant au contraire intégralement le monde des « modes ». C’est la
thèse que nous avons soutenue et développée dans notre Qualité et Quantité dans la
Philosophie de Spinoza (Paris : PUF, 1995), et dont l’article présent offre bien
évidemment un prolongement, et, croyons-nous, une confirmation.
76
Éthique I App. : Sequitur secundo, homines omnia propter finem agere ;
videlicet, propter utile, quod appetunt ; unde fit, ut semper rerum peractarum causas
finales tantum scire expetant [...]. Traduction Pautrat.
27
C. RAMOND : « L’UTILE » CHEZ SPINOZA
Car, une fois qu’ils eurent considéré les choses comme des moyens,
ils ne purent plus croire qu’elles se fussent faites elles-mêmes ; mais,
à partir des moyens qu’ils disposent d’ordinaire pour eux-mêmes, ils
avaient dû conclure à l’existence d’un ou plusieurs recteurs de la
nature, dotés de liberté humaine, ayant pour eux pris soin de tout,
ayant tout fait pour leur usage <aliquos naturae rectores, qui [...] in
eorum usum omnia fecerint> », etc.
La recherche de l’utilité est ainsi, indirectement, à la source
même de tous les préjugés, et du « renversement de la nature »
caractéristique de la croyance aux causes finales, qui constituent le
« deuxième point » développé par Spinoza dans l’Appendice. Mais
elle revient directement et explicitement au premier plan, dès le début
du développement consacré au « troisième point » : « Une fois qu’ils
se furent persuadés que tout ce qui a lieu a lieu à cause d’eux, les
hommes ne purent que tenir pour principal, en toute chose, ce qui
avait le plus d’utilité pour eux <quod ipsis utilissimum>, et juger le
plus éminent tout ce qui les affectait au mieux. D’où vint qu’il leur fallut
former ces notions par lesquelles expliquer les natures des choses, à
savoir le bon, le mauvais, l’ordre, la confusion, le chaud, le froid, la
beauté et la laideur [...]. Par exemple, si le mouvement que reçoivent
les nerfs à partir des objets qui se représentent par les yeux contribue
à la santé <valetudini conducat>, les objets qui le causent sont dits
beaux, et ceux qui excitent un mouvement contraire, laids. Ensuite,
ceux qui émeuvent le sens par les narines, ils les appellent parfumés
ou fétides <odorifera, vel fetida>, par la langue, doux ou amers,
savoureux ou fades, etc, et quand c’est par le tact, durs ou moux,
rugueux ou lisses, etc ». Juger les choses selon l’utilité qu’elles ont
pour nous conduit donc à imaginer plutôt qu’à comprendre, et
finalement, au scepticisme : autrement dit, on atteint là à la racine
unique des erreurs et des préjugés humains.
On devrait cependant s’étonner, nous semble-t-il, de telles
condamnations. Comme nous l’avons vu à propos du « droit naturel »,
Spinoza légitime entièrement, du point de vue de la recherche de
« l’utile propre », le fait pour les hommes de privilégier ce qu’ils jugent
« utile pour eux » (que cela soit à tort ou à raison, qu’ils soient guidés
par les affects ou par la raison77). Bien sûr, il est absurde (du moins à
77
Voir par exemple Éthique III 39 scolie : [...] Ac sic unusquisque ex suo
affectu rem aliquam bonam aut malam, utilem aut inutilem judicat (« et ainsi chacun
juge-t-il selon son affect qu’une chose est bonne ou mauvaise, utile ou inutile ») ;
Spinoza, dans ce scolie, renvoie au fameux texte de III 9 scolie, selon lequel, « que nous
jugions que quelque chose est bon n’est jamais suffisant pour nous y efforcer, le vouloir,
28
C. RAMOND : « L’UTILE » CHEZ SPINOZA
première vue) de penser que la nature agit en suivant la règle de
« l’utile propre » des hommes ; en revanche, en ce qui les concerne,
comment reprocher aux hommes de ne juger de « l’utile » que par
« l’utile propre », c’est-à-dire l’utile pour eux ? Ce qui est « utile »
n’est-il pas nécessairement utile « pour », ou « à » quelqu’un, et n’y
aurait-il pas quelque étrangeté à parler d’un « utile en soi » ?
Or, incontestablement, Spinoza, en posant la notion d’un
« utile véritable » <verum utile> pour les hommes, laisse supposer
que la recherche universelle de « l’utile propre » <suum utile> peut se
révéler (et se révèle sans doute dans la plupart des cas) illusoire78 opposition qui néanmoins, nous l’avons montré, peut se résoudre,
dans le cadre du système, comme le passage de l’imagination à la
raison, ou de la vie naturelle à la vie sociale, c’est-à-dire, dans tous
les cas, par une augmentation quantitative de la puissance d’agir.
Mais surtout, point véritablement problématique, Spinoza soutient,
dans le même mouvement, que « l’utile véritable » des hommes ne
s’accorde pas nécessairement avec les lois générales de la nature.
Ce thème, bien présent en I Appendice, se retrouve assez
fréquemment dans la suite de l’Éthique, et dans les traités politiques.
On lit ainsi, par exemple, en IV 57 scolie : « [...] j’appelle mauvais ces
affects et leurs semblables, en tant que je ne considère que l’utilité
de l’homme. Mais les lois de la nature regardent l’ordre commun de
la nature, dont l’homme est une partie79 » ; cette idée est reprise au
Chapitre XVI du Traité Théologico-Politique : « la nature », y écrit en
y aspirer, ou le désirer ; mais c’est au contraire parce que nous nous y efforçons, le
voulons, y aspirons ou le désirons, que nous jugeons que quelque chose est bon » <nihil
nos conari, velle, appetere, neque cupere, quia id bonum esse judicamus ; sed contra
nos propterea, aliquid bonum esse, judicare, quia id conamur, volumus, appetimus, atque
cupimus>. Nous traduisons.
78
On lit ainsi, par exemple, au chp 3/3 du Traité Politique : quod si humanâ
naturâ ita comparatum esset, ut homines id, quod maxime utile est, maxime cuperent,
nullâ esset opus arte ad concordiam, et fidem ; sed quia longe aliter cum naturâ humanâ
constitum esse constat, etc (« Si la nature humaine était ainsi disposée que les hommes
désiraient au plus haut point ce qui leur est utile au plus haut point, il ne serait besoin
d’aucun art pour la concorde et pour la loyauté. Mais, comme il est manifeste que la
nature humaine est constituée tout autrement », etc ; nous traduisons. Le thème de
« l’apparence de l’utilité » <imago utilitatis> apparaît à la fin de TP 7/29.
79
Éthique IV 57 scolie : et jam dixi me hos, et similes affectûs malos vocare,
quatenus ad solam humanam utilitatem attendo. Sed naturae leges communem
naturae ordinem, cujus homo pars est, respiciunt. Voir également Éthique IV App. 30 :
[...] non eum in finem res agunt, ut nos laetitiâ afficiant, nec earum agendi potentia ex
nostrâ utilitate temperatur (« [...] les choses [...] n’agissent pas à cette fin de nous
affecter de joie, et [...] leur puissance d’agir ne se règle pas sur notre utilité » ; traduction
Pautrat).
29
C. RAMOND : « L’UTILE » CHEZ SPINOZA
effet Spinoza, « ne se limite pas aux lois de la raison humaine dont
l’unique objet est l’utilité véritable et la conservation des hommes ;
elle en comprend une infinité d’autres qui se rapportent à l’ordre
éternel de la nature entière dont l’homme est une petite partie80 » déclaration que l’on retrouve, pratiquement dans les mêmes termes,
au Chapitre II du Traité Politique81.
De ce point de vue, la recherche de « l’utile propre », bien
loin de rapprocher les hommes de l’ordre véritable et éternel de la
nature, les en éloignerait irrémédiablement, en y substituant un ordre
imaginaire82. Et, quand bien même nous aurions trouvé le
« véritablement utile », c’est-à-dire ce que la raison nous montre être
utile, nous n’aurions guère fait de progrès dans l’accord de notre
nature avec l’ordre réel de la nature. Une telle lecture du spinozisme
pourrait s’appuyer par exemple sur l’Axiome unique de la Quatrième
Partie de l’Éthique, pour montrer que, si grande soit jamais
l’augmentation quantitative de notre puissance d’agir, même dans une
communauté idéale d’hommes parfaitement libres et raisonnables,
nous trouverions toujours au-dessus de nous la puissance supérieure
de quelque autre chose singulière qui finirait inévitablement par nous
détruire ; si bien que, globalement perçue, la nature ne serait jamais
fondamentalement utile aux hommes, mais leur serait au contraire
toujours fondamentalement nuisible.
De telles conclusions, cependant, iraient évidemment à
l’encontre de tout ce que nous avons montré être construit par
Spinoza à partir de la recherche de « l’utile propre », de l’affirmation
de la puissance de chaque chose singulière, jusqu’à la vie politique, la
vie libre, et la béatitude. Comment en effet imaginer que la « raison
humaine » pourrait être fondamentalement différente de la raison prise
absolument ? Comment la compréhension des lois éternelles et
constantes de la nature, dans la compréhension de ce qui nous est
« véritablement utile », ne manifesterait pas un accord possible, et,
80
Traité Théologico-Politique, chp XVI : [...] natura non legibus humanae
rationis, quae non nisi hominum verum utile, et conservationem intendunt, intercluditur,
sed infinitis aliis, quae totius naturae, cujus homo particula est, aeternum ordinem
respiciunt. Traduction Appuhn.
81
Traité Politique 2/8 (G III 273 24-28).
82
Éthique I App. : Et quoniam ea nobis prae ceteris grata sunt, quae facile
imaginari possumus, ideo homines ordinem confusioni praeferunt : quasi ordo aliquid in
naturâ praeter respectum ad nostram imginationem esset (« Et, puisque nous plaît plus
que tout ce que nous n’avons pas de mal à imaginer, pour cette raison les hommes
préfèrent l’ordre à la confusion ; comme si, sauf par rapport à notre imagination, l’ordre
était quelque chose dans la nature ! »)
30
C. RAMOND : « L’UTILE » CHEZ SPINOZA
dans ce cas, profond, entre notre nature et la nature universelle83 ?
Comment, faute d’un tel accord, serait simplement possible une
philosophie de la raison et de l’immanence, c’est-à-dire le spinozisme
lui-même ? Si donc on peut voir dans la notion « d’utilité » une
« notion cardinale » du spinozisme, c’est parce que, pensons-nous,
elle constitue un exemple éclatant de ces concepts autour desquels le
système pivote sur lui-même, révélant alternativement, dans un
basculement sans fin, sa certitude de l’impossibilité, puis de la
nécessité, de « convenances », ou de « similitudes » (c’est-à-dire
finalement de qualités) objectives.
_________________
83
Comme l’indiquent les derniers mots de la Quatrième Partie de l’Éthique (IV
App. 32, fin) : adeoque quatenus haec recte intelligimus, eatenus conatus melioris partis
nostri cum ordine totius Naturae convenit (« dans la mesure donc où nous connaissons
cela droitement, l’effort de la meilleure partie de nous-même s’accorde avec l’ordre de la
Nature entière ») ; traduction Appuhn.
31
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