De l`universel au local pour une radicalisation des méthodes

RECHERCHES QUALITATIVES Hors-série numéro 18 – pp. 182-190.
MÉTHODES QUALITATIVES EN SCIENCES SOCIALES ET HUMAINES : PERSPECTIVES ET EXPÉRIENCES
ISSN 1715-8702 - http://www.recherche-qualitative.qc.ca/revue/
© 2016 Association pour la recherche qualitative 182
De l’universel au local
pour une radicalisation des méthodes qualitatives
à Madagascar
Elisa Rafitoson, Maître de conférences
Université d’Antananarivo, Madagascar
Jean-Jules Harijaona, Maître de conférences
Université d’Antananarivo, Madagascar
su
Les méthodes qualitatives se présentent désormais comme une sorte de passage obligé
pour le chercheur en SIC. Elles se proposent en effet comme outil pour appréhender le
sens et la signification de faits humains et sociaux. Il semble alors bénéfique den tenter
la radicalisation en ladaptant à la nature de lobjet à étudier, ancré dans son contexte.
Cette adaptation risque de prendre une allure de bricolage mais ne sort pas pour autant
du cadre qualitatif dont elle se réclame et tel quil peut se retrouver dans les référentiels
de base, en loccurrence tel quon pourrait le lire dans le Dictionnaire des méthodes
qualitatives en sciences humaines et sociales (Mucchielli, 1996). Lexercice porte sur
un objet sociohistoriquement situé : la corruption dans un contexte spécifique,
Madagascar. Nous pensons ainsi mettre à disposition, au moins pour les acteurs de ce
contexte, une nouvelle façon de penser et éventuellement de résoudre une question
sociale à forte dimension communicationnelle.
Mots clés
RADICALISATION, CORRUPTION, SIGNIFICATION, MADAGASCAR
Émergence et légitimation
L’émergence et la légitimation des méthodes qualitatives peuvent se scinder,
sommairement, en trois périodes :
Au plan universel, on a assisté pendant des siècles à une domination,
pour ne pas dire un « impérialisme », des sciences physiques et naturelles au
détriment des autres disciplines auxquelles on refusait pratiquement le statut de
sciences. Madagascar, Île-continent du bout du monde, était à l’écart de tout
développement technique et scientifique. À partir du 19e siècle, le constat puis
la conviction que les méthodes quantitatives n’aboutissent pas toujours aux
RAFITOSONE & HARIJAONA / De l’universel au local pour une radicalisation… 183
résultats escomptés et, surtout, se révèlent inadéquates à l’étude des
phénomènes humains et sociaux, ont favorisé la réorientation vers d’autres
voies, d’autres approches, dans des disciplines en plein essor comme la
psychologie, l’anthropologie, la sociologie, la linguistique… D’où la floraison
de théories, de démarches, de principes d’analyse testés dans chaque discipline.
Cette émergence des méthodes qualitatives aura très peu, sinon aucune
répercussion à Madagascar où les sciences dites « exactes » qui régnaient
encore en maîtres, jouissent d’une crédibilité et d’un succès incontestables
auprès des étudiants, des parents, des secteurs professionnels, des dirigeants et
des bailleurs de fonds. Au niveau de la communauté scientifique internationale,
à travers les divergences souvent dues aux spécificités de chaque discipline, on
peut relever des points communs indéniables qui vont fédérer les chercheurs
autour de paradigmes de référence partagés contribuant et de façon décisive à
la légitimation des méthodes qualitatives. Deux tendances vont freiner cette
légitimation au niveau local malgache : la tendance à se réfugier dans le
« connu », le « familier » qui entraîne une résistance à la nouveauté; on peut
citer l’exemple du modèle EMEREC qui reste le modèle dominant, quasi-
exclusif dans notre pays1. La tendance à verser dans la facilité et donc à
privilégier la mise à disposition de « recettes », plutôt que de modèles ou de
théories dont la maîtrise pose plus de difficultés, la barrière linguistique
aidant2
Cette tension entre l’universel et le local nous rappelle la double
obligation du chercheur en méthodes qualitatives : contribuer au
développement et à l’enrichissement des connaissances relatives aux
phénomènes humains et sociaux grâce aux méthodes qualitatives; assurer la
diffusion et l’appropriation de ces méthodes par la communauté des chercheurs
et des étudiants.
.
Mais cette double opération suppose que soient résolus le problème de la
barrière (ou des difficultés) linguistique d’une part, et celui de la sélection des
férents scientifiques à diffuser d’autre part. En ce qui concerne le
département STICOM, nous avons résolu de centrer nos préoccupations, au
moins dans un premier temps, sur les concepts, principes d’analyse ou
approches ci-après : la recherche du sens (approche compréhensive), le
paradigme de la complexité (notion de vision polyphonique), l’importance de
la situation de communication et des différents contextes qui la composent,
l’approche systémique, le constructivisme.
Expériences et perspectives
Vouloir radicaliser les méthodes qualitatives répond à certains faits du système
local, notamment la place de l’Université dans un univers en perpétuelle
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perturbation3. Celle d’Antananarivo a survécu à 11 grèves en 20114 suivant un
modèle désormais connu des acteurs. Ainsi, pour remplir sa mission de
formation et de recherche l’Université est souvent obligée de se nourrir à
moindre coût : au lieu d’enrichir les contenus de formation par les résultats de
recherches qui font défaut, on se contente de perpétuer des « recettes » qui
fonctionnent grâce à la bénédiction du monde professionnel5
Combiner les « caractéristiques » et la méthode dans la démarche qualitative
. Bref, les
méthodes qualitatives n’ont pas beaucoup de notoriété dans cet univers
spécifique et nécessite qu’on les repense en tenant compte des singularités
locales.
La radicalisation que nous proposons, à l’instar des continuateurs de Saussure
en linguistique6, adopte comme référentiel faisant figure d’universalité le
Dictionnaire des méthodes qualitatives en sciences humaines et sociales de
Mucchielli (1996). Afin d’illustrer la possibilité et la cohérence de cette
radicalisation, nous choisissons de combiner7 les caractéristiques avec la
méthode8
En rappel, l’ouvrage nous dit, d’une part, que les caractéristiques des
méthodes qualitatives sont l’optique compréhensive, le cadrage large, l’usage
de l’interview, de l’observation libre et de la collecte de données; l’analyse de
chaque mot par d’autres mots; la finalité est un récit. Au final, l’objet en est
tout simplement le sens, ensemble de significations. D’autre part, la méthode
qualitative consiste en des opérations et des manipulations
et l’éprouver sur un fait social local qu’est la corruption.
techniques et en des
opérations et des manipulations intellectuelles
Mise à l’épreuve de la combinaison
de recueil et d’analyse. Ces deux
types d’activités peuvent d’ailleurs être posés comme des universalités de la
méthode.
Le choix de la « corruption » comme objet et phénomène à considérer est
essentiellement motivé par le fait qu’elle fait partie des préoccupations locales,
quelle que soit la catégorie d’appartenance de l’acteur9. L’optique
compréhensive se prête donc mieux à lappréhension du phénomène de
corruption; on déborde ainsi le cadre restreint de la méthode du cadre logique
(MCL) à laquelle on a habitué lacteur local; cette méthode de la MCL étant
comprise comme recette10
il s’agit, rappelons-le, d’un objet du quotidien des acteurs, donc ayant un
sens positif pour eux selon les termes de Mucchielli (1994);
pour certaines catégories d’acteurs. Vouloir
comprendre le concept « corruption » dans un contexte donné correspond aussi
à trois soucis :
RAFITOSONE & HARIJAONA / De l’universel au local pour une radicalisation… 185
il s’agit, en outre, de la mise à l’épreuve de la méthode sur un objet utile;
donc nous restons dans le paradigme du sens positif mucchellien;
l’objectif immédiat en est de catégoriser les préoccupations
pédagogiques méthode qualitative signifie phase de recueil et phase de
traitement et les significations grâce aux différentes étapes de la
démarche.
L’opération retiendra dans sa démarche qualitative la troisième
caractéristique qui est la collecte de documents dans la constitution de
données11
à la contextualisation de l’objet;
. Elle dégagera au moins trois niveaux d’émergence de significations,
montrant ainsi sa puissance en tant que méthode. Ceux-ci se situent :
à la phase de recueil, c’est-à-dire à la reconnaissance des lieux
d’occurrences;
au traitement des données lui-même, c’est-à-dire l’introduction de
l’ensemble dans le système des acteurs.
Les émergences de significations
La contextualisation de l’objet lui confère intelligence sémantique interne en
tant qu’objet humain. Afin de pouvoir accéder à cette substance sémantique, on
recourt à des opérations et à des manipulations qui nous placent au centre de la
méthode qualitative. Ainsi, l’acteur- analyste d’un système de significations qui
participent au sens global du concept :
il s’agit d’un objet qui nécessite qu’on le combatte; ainsi, les acteurs
construisent eux-mêmes un système des acteurs : moi et les autres, c’est-
à-dire les corrupteurs et ceux qui luttent contre;
la lutte contre la corruption réorganise l’axiologie sur laquelle se situe
l’objet, à savoir la quête de la victoire du Bien sur le Mal;
les acteurs seront amenés à découvrir les visages de la corruption au
quotidien; chacun reconnaîtra sa sensibilité par rapport à ce qui est posé
comme un problème à résoudre;
tout le monde admettra de même que l’éradication du phénomène relève
de la logique des rétributions, basique en matière de pédagogie; ce cadre
de relevance est socialement partagé et amènera « naturellement » à la
« signification juste »;
l’espoir d’y arriver devient le fondement du concept et incite
normalement à l’action. Donc, on assiste à une parfaite illustration du
« comprendre pour agir ».
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Force est de reconnaître que ce premier niveau d’émergence de
signification correspond à une construction intellectuelle qui ne requiert aucune
compétence particulière, donc un exercice auquel le sens commun peut
s’adonner comme dans toute participation à un débat social. Ainsi, la démarche
s’intègre parfaitement, grâce à cette allure empruntée à l’ethnométhode, dans
les caractéristiques propres à la méthode qualitative.
La reconnaissance des lieux d’occurrences de l’objet constitue dans la
démarche un autre niveau d’émergence de significations en ce sens qu’elle
correspond, elle aussi à une reconstruction d’une réalité sociale (Berger &
Luckman, 1986). À titre d’exemples, les acteurs mettront en relation les
multiples domaines sociaux de manifestation du phénomène de corruption tels
le service public, le secteur privé ou encore ceux de l’éducation ou autre. Pour
être lisibles à l’observateur extérieur et à certains acteurs locaux12, il faudrait
un long travail de contextualisation. À noter le rôle prépondérant des médias13
Ce que nous proposons comme troisième niveau d’émergence de
significations correspond à la phase de traitement des données qui consiste en
fait à introduire l’ensemble dans le système des acteurs. C’est ainsi que l’on
pense atteindre une certaine complétude dans la compréhension du phénomène
et construire une remédiation appropriée si tel est l’objectif social de la
recherche, en l’occurrence réorganiser la lutte contre la corruption. Une
perspective comparative des limites des recettes de la MCL avec la puissance
systémique de la méthode qualitative nous permet de voir que la première agit
uniquement sur une catégorie d’acteurs tandis que la seconde travaille le
système entier : on sait par exemple que la recette peut se contenter d’une
sensibilisation des acteurs action dont l’efficacité est aléatoire car nécessite
une évaluation quantitative alors qu’il est plus judicieux d’introduire dans le
système un mécanisme de recours assurant une réponse immédiate.
dans cette lisibilité de ces lieux d’occurrences.
En conclusion
La tension entre l’universel et le local dont il est question dans ce texte réside
dans le fait que le premier exige une globalisation pour asseoir sa légitimité en
tant que science alors que le second a surtout besoin de réduction, de
formalisation afin de s’ancrer dans l’immédiatement utilisable. La méthode
qualitative se prête à ce double exercice et s’il est une perspective qui nous
interpelle, c’est de s’atteler à vulgariser le référentiel cité supra par le jeu de
construction de combinaisons permettant d’appréhender des niveaux
d’émergence de significations. En somme, des exercices de travaux pratiques
qui familiariseraient les chercheurs à la manipulation de l’outil « méthode
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