QUESTIONS DE LOGIQUE JURIDIQUE DANS
L'HISTOIRE DE L A PHILOSOPHIE DU DRO IT (')
Michel VILLEY
Il me manque, pour mériter l'honneur de participer aux travaux
du Centre belge de logique, les deux qualités de logicien ou de prati-
cien du droit. Je ne suis qu'historien du droit; plus précisément,
bien que le mot de philosophie soit de ceux qu'on craint d'assumer,
de la philosophie du droit. Je n'aborde à peine aux rivages de la
logique juridique (mais il me faut bien y aborder) que par ce biais.
Alors mon propos ne peut être que de signaler des points de rencon-
tre, des rapports d'interdépendance entre ces deux disciplines dis-
tinctes.
Lorsqu'il s'agit de définir ce qu'est la logique juridique, c'est-à-dire
quelle part de la logique ou quelle espèce de logique est applicable
dans le droit, comment ne pas d'abord s'entendre sur le sens du
mot "droit"? Lourd problème, auquel il existe hélas des réponses fort
diverses. Chez nos éminents spécialistes de la logique juridique il y
en a plusieurs qui postulent, comme allant de soi et évidente, une
finition du droit en réalité discutable; c'est la base de leur construc-
tion, et là, dessus ils nous psentent une image de la logique du
droit qui me parait trop étroite et inadéquate. Or peut-être par-
viendraient-ils à des conclusions différentes s'ils acceptaient de
mettre en question leurs postulats de philosophie juridique.
Faute d'avoir le temps d'explorer le domaine immense de l'histoire
desfinitions du mot "droit", je vais me borner à opposer deux
définitions : l'une que j'appellerai moderne et l'autre que j'appel-
lerai classique, j'entends celle qui fut à l'honneur en Grèce, dans le
droit romain classique et le droit savant du moyen âge. Nous nous
demanderons quelles notions et de la méthode juridique et de la
(I) Ce texte reproduit en partie le rapport que nous avons donné au Colloque
de philosophie du droit de Toulouse (septembre 1966); nous en avons suivi
le canevas dans une conférence présentée à Bruxelles au Centre National de
Recherches de Logique encembre 1966.
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logique du droit correspondent à ces deux manières opposées de con-
cevoir le droit. Vous m'excuserez de vous entralner, ce qui n'est pas
tris à la mode, clans les terres lointaines du passé, dans des formules
étrangères à nos habitudes actuelles, et périmées en apparence.
Et d'abord dans lpoque moderne. Selon l'usage des historiens,
je désignerai par ce terme l'époque comprise A peu près entre la fin
du moyen age et la Révolution fraaise, Non la notre; notre siècle
à nous n'appartient plus aux temps modernes; et ce qu'il y a de
plus vivant dans la pensée contemporaine serait plutôt en réaction
contre la philosophie "moderne"; cependant nous sommes les
héritiers de la philosophie moderne; elle est encore proche de nous
et constitue encore le fond (sans doute surtout chez les juristes) de
notre éducation première; nos lieux communs et nos routines. Nous
en dépendons â tel point qu'en comprendre les principaux thèmes
nous est relativement facile. Aussi n'aurons nous pas besoin de nous
y attarder longuement. Je n'en traite que pour m'en servir de terme
dc comparaison.
I. DÉFI NI TI O N DU DROIT
Cc qui me parait caracriser la pensée juridique moderne (je ne
puis en traiter en tail et me borne de dresser hativement une sorte
dc type ial) c'est de considérer le droit coin me une production de
l'esprit, et de l'esprit seulement humain. Le droit serait forme des
normes, par lesquelles l'esprit humain commande aux faits de la
nature_ Derrre cette façon de concevoir l'essence et les sources du
droit, il y a le dualisme essentiel à la philosophie moderne, qui sépare,
comme deux mondes distincts, avec Descartes, le monde de l'esprit
et celui des corps étendus, avec Kant l'eue et le phénomène, et aussi
ltre et le devoir etre. Le droit est cette norme engendrée par l'esprit
humain et qui prescrit l a nature la façon dont elk devrait etre
(sans doute est-ce parce qu'ils acceptent sans réserve ce présupposé
que plusieurs de nos théoriciens traitent de la logique juridique coin-
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Inc appartenant à la classe d'une logique dite "deontique", ou
"normalise", qualification qui me parait tout à fait contestable).
Cette philosophie du droit comporte des variantes innombrables,
dans la diversi desquelles nous n'avons pas le loisir d'entrer :
c'est ainsi que pour Savigny et son école pandectiste, la règle de
droit est moins le produit de resprit de l'homme individuel, que de
l'esprit collectif des peup!es. Mais surtout : on a rhabitude de dis-
tinguer à l'intérieur de cette philosophie moderne deux principales
directions :
a) Les uns font de la règle de droit le produit de la raison hu-
maine. C'est à l'époque qui nous occupe, la tendance rationaliste,
de l'école dite de droit naturel; celle, par exemple de &Pela
.
Grotius entreprend de tirer son système des rien du droit à partir
de quelques principes rationnels dc moralité : ne point voler tenir
ses promesses réparer les dommages causes. Pareillement Kant
s'est efforcé de construire son droit naturel sur quelques axiomes
rationnels de la raison pure pratique.
b) Li seconde école attribue aux règles de droit pour source la
volonti humaine_ Tendance de Hobbes et de ses disciples, auxquels
on réserve souvent ltiquette de positivistes. C'est la volon arbi-
traire du législateur mandaté par le contrat social qui est constitutive
du droit. Mais peu importe â notre propos que le droit provienne
pluts3t de la raison ou de la volonté, ou d'un mélange de l'une et de
l'autre. De toutes manières il est produit de l'esprit humain et il
réside dans les règles posées et conçues par l'esprit de l'homme
.
Aussi le droit est-il défini un ensemble de régies: c'est là ce que tra-
ditionnellement on continue à enseigner à la Facul, dès le premier
cours de droit civil.
2. MIÉTIFOD13 JURIDIQUE
Or il s'ensuit dans le monde juridique moderne une certaine
méthode d'invention des solutions de droit, donc de présentation
du droit. Normalement toute solution devrait tire trouvée par infé-
rence à partir des règles qui siègent dans la pensée de l'homme,
issues de sa raison ou de sa volonté. Au moins la solution de droit
ne peut etre fone comme telle, sa validité démontrée, qu'en la
reliant déductivement à une règle juridique donnée; et la règle elle-
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mErnc foncke qu'en la reliant à un principe. En tous cas est-ce
l'ial que poursuivra la science du droit.
Aux divers étages où s'exerce le travail du juriste (au sens large),
nous constatons que les grands ouvrages de la doctrine juridique de
l'époque moderne proprement dite ont effectivement cultivé cette
méthode ductive
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juridiques, c'est l'âge des systèmes tels que ceux de Grotius,
Pufendorf, de Domat. Je tiens le trai de Grotius pour la première
grande tentative de système de droit axiomatique; toutes les régies y
sont fondées déductivement sur un principe, ramenées à un principe
premier rationnel dc moralité; ou du moins Grotius s+y efforce (les
"systtmes" du XVI•mt sitcle. dc Connan, de Bodin, d'Altbusius,
qui sont plutôt des tentatives de classifications de cas ou de notions
juridiques ressortissaient d'un idéal scientifique t ris différent).
Et s'il s'agit de l'application du droit à rétage judiciaire, alors la
doctrine moderne invite à tirer la sentence déductivement de la règle
de droit, soit codifiée dans les grands ouvrages dc doctrine, soit
posée dans les textes dc lois par la volonté plus ou moins arbitraire du
législateur. Telle est la tonne que revêtent en fin de compte les traités
de droit. Il ne peut en are autrement, dès lors que nous avons pos-
tulé que le droit ctait rensemble des règles commandées par l'es-
prit humain
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3. NOTION DE LA LOGIQUE JURIDIQUE
Et j'en arrive aux conséquences, touchant l'ie que les modernes
peuvent se faire de la logique juridique. Cette conception de la
logique spécialement pratiquée dans le droit coincide d'ailleurs
avec celle qui me parait avoir prévalu au début de l'époque moderne
(c'est-à-direaussidu triomphe des mathématiques et de ressor dm
sciences exactes) de la logique en ral.
respire ne point me tromper en affirmant que la science logique.
dans le monde moderne, est axée surtout sur la science et la mise en
ceuvre pratique du raisonnement déductif: Ne nous enseigne-t-on pas
encore que la logique, au sens le plus strict, est l'étude des inférences
qui nous permettent de passer, avec le plus de rigueur possible, d'une
proposition a une autre? Le reste, l'analyse des concepts ou de la
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structure des jugements, parait tenir un rôle auxiliaire et atm or-
donné a cette fin. Au début de lpoque moderne, la logique c'est
d'abord ltude du syllogisme, procédant des Analytiques d'Aristote :
legs de la scolastique diévale, surtout de celle décadente des
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la logique formelle. qui (non sans dc graves conséquences, nous le
constaterons tout I l'heure), comme beaucoup de ses contempo-
rains, jette le discrédit sur ltude du raisonnement syllo g is
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mais le TaiSOMICMCEIt mothimarique. dont il veut user non seulement
dans ltude des nombres et des formes, mais dans la science uni-
Venelle et jusque dans la métaphysique, le raisonnement à la mode
d'Euclide est pour lui comme un substitut de rancierine logique
formelle. LI s'agit toujours d'un modèle de raisonnement ductif.
Or quel instrument serait plus propre aux besoins de rart juridi-
que? Le droit tel que l'on vient de le finir, tel que le C011goillent
les modernes, est le paradis de la logique conque comme art de la
déduction. Aussi ne faut-il pas s'étonner si ce que nous possédons de
traités de méthodologie juridique à partir du XVIPEA siècle nous
présentent cette espèce là de logique du droit. Ainsi Grotius dans sa
préface. Ou Donut, dont les Lois Civiles préfigurent le Code Napo-
leon: Domat qui traite le droit romain en le refondant dans les for-
mes de la Logique de Port-Royal, elle-méme largement inspirée par
les Regulaz de Descartes. Le XV111
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Allemagne, une classe de mothématieleits-joeistes, dont l'ambition
fut de reconstruire l'ensemble de la science du droit sur le mode
mathernatique : tel que fut le fameux Weigel, le maitre à la fois de
Leibniz el de Pufendorf. Mais 1c meilleur exemple est sans doute dans
l'aulne de Leibniz_ Leibniz s'est, nous le savons tous, toute sa vie
occupé de droit : je ne voudrais pas vous donner une caricature trop
simpliste des idées de Leibniz sur le droit, L'intelligence de Leibniz
était trop immensément riche pour qu'il n'ait pas eu conscience aussi
du caracre problématique de beaucoup de solutions juridiques, et
feCACInntl l'importance dc la dialectique dans les raisonnements des
juristes, ce qu'il appelle la -
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dus diseendae clocenclacque jurisprudentiae de 1617 et dans ses innom-
brables travaux postérieurs concernant le droit (que viennent d'édi-
ter pour partie Gaston Grua et un récent recueil d'Ascarelli), noms
1c voyons bien s'efforcer de réduire la science juridique en un sys-
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