83
geais dans mon interprétation spontanée de ce monde
et qui m’empêchait de comprendre complètement cer-
taines conduites ou certains étonnements de mes infor-
mateurs (celui du vieux Kabyle découvrant la multi-
plication des «métiers» que j’ai cités ci-dessus) : la
conduite, jugée suprêmement scandaleuse, du maçon
qui, au retour d’un long séjour en France, demanda
qu’on ajoute à son salaire une somme correspondant au
prix du repas offert à la fin des travaux auquel, par un
manquement inouï à la bienséance, il avait refusé de
prendre part; ou le fait que, pour un nombre d’heures
ou de jours de travail objectivement identiques, les
paysans des régions du sud de l’Algérie, moins affectées
par l’émigration (et par la politique d’encadrement de
l’armée), se disaient plus souvent occupés, comme pay-
sans, que les Kabyles, plus enclins à s’attribuer un
«métiers» ou à se dire chômeurs. Cette philosophie
allait pour moi tellement de soi qu’il ne m’apparaissait
pas qu’elle me dissimulait le travail d’invention et de
conversion que ceux que j’étais en train d’observer
devaient accomplir pour s’arracher à une vision, pour
moi très difficile à penser, de l’activité comme occupa-
tion sociale socialement reconnue, indépendamment
de toute sanction matérielle, et pouvant, à la limite, se
réduire à l’accomplissement de la fonction propre d’hom-
me, qui ne perd pas son temps, lorsqu’il parle avec
d’autres hommes à l’assemblée ou lorsqu’il distribue le
travail aux membres de la maisonnée.
De même que j’avais dû m’imprégner suffisamment
de la logique du système mythico-rituel kabyle pour
être capable de commettre délibérément des «barba-
rismes» dans les questions que je leur posais (en faisant
par exemple intervenir un objet fabriqué par le feu, un
peigne à carder la laine, dans un rituel où l’on attendait
un objet féminin, comme l’eau ou la laine) afin de sus-
citer le démenti ou le rire de mes informatrices, plus
capables, comme nous en matière de langue, de repérer
des fautes que d’énoncer des règles, ce qui est l’affaire
des grammairiens et non des simples locuteurs, de
même, mais sans doute plus difficilement, parce que rien
ne me préparait à penser l’économie, la mienne surtout,
comme un système de croyances, j’ai dû apprendre peu
à peu, à travers des observations ethnographiques cor-
roborées ensuite par l’analyse statistique, la logique
pratique de l’économie précapitaliste, en même temps
que j’essayais tant bien que mal d’en écrire la grammaire.
C’est sans doute la familiarité quasi indigène avec la
logique pratique de l’économie précapitaliste que j’avais
acquise à travers l’enquête ethnographique et qui avait
«réveillé», par une sorte d’anamnèse8méthodiquement
provoquée, des souvenirs profondément enfouis de mon
enfance campagnarde (j’avais ainsi été envoyé, plus
d’une fois, avec la monnaie exactement comptée dans
la main, chez l’épicier, qu’il fallait faire venir en criant
«houhou» à l’entrée de la maison) qui m’a permis
d’apercevoir tout ce que pouvait avoir d’historique-
ment extra-ordinaire, dans son apparente banalité, l’his-
toire, rapportée par les journaux du 29 octobre 1959,
de ces enfants de Lowestoft, en Angleterre, qui avaient
créé une société d’assurance contre les punitions pré-
voyant que, pour une fessée, l’assuré recevrait quatre
shillings et qui, devant certains abus, étaient allés jusqu’à
établir une clause supplémentaire selon laquelle la socié-
té n’était pas responsable des accidents volontaires.
C’est aussi cette compréhension pratique d’une éco-
nomie des pratiques économiques devenue parfaite-
ment exotique qui m’a permis de découvrir et de com-
prendre que, comme le rappelle Bergson, «il faut des
siècles de culture pour produire un utilitariste comme
Stuart Mill» ou, autrement dit, que tout ce que la scien-
ce économique se donne comme un donné, c’est-à-dire
l’ensemble des dispositions de l’agent économique qui
fondent l’illusion de l’universalité anhistorique des
catégories et des concepts utilisés par cette science,
est en fait le produit d’une longue histoire collective, et
doit être acquis au cours de l’histoire individuelle, dans
et par un travail de conversion qui ne peut réussir que
sous certaines conditions. Cet «utilitariste» ainsi res-
titué à son exotisme, j’ai voulu, après tant d’autres,
comme Weber9, Sombart10 ou Tawney11, que je lisais
avec passion, contribuer à comprendre comment il
s’était peu à peu inventé, tout au long de l’histoire, en
me donnant pour projet explicite d’observer les
processus d’acquisition de toutes ces dispositions qui
sont accordées d’emblée aux petits écoliers «sponta-
nément» stuartmilliens de Lowestoft, comme le calcul
des coûts et des profits, le prêt à intérêt, l’épargne, le
crédit, l’investissement ou même le travail; et même
d’établir rigoureusement, par les voies de la statistique,
les conditions économiques et culturelles de l’accès à
la conduite économique dite rationnelle.
Le principe de tous les renversements de la vision du
La fabrique de l’habitus économique
8.La même anamnèse peut être déclenchée par la réappropriation historique des croyances et des pratiques économiques effacées par l’histoire économique,
i.e. la transmutation de dispositions et de représentations collectives devenues littéralement impensables pour nous, telle celle provoquée par la révolution symbo-
lique (dans le domaine de la religion, de la statistique, de la famille et de l’entreprise) qui a «mis la mort sur le marché» et rendu possible l’invention de l’industrie
de l’assurance-vie à la fin du XIXesiècle en Amérique (Viviana Zelizer,
Morals and Markets : the Development of Life Insurance in the United States
, New York, Columbia
University Press, 1979). Elle peut être également favorisée par cette sorte d’involution économique brutale qui rend subitement obsolète l’habitus économique
formellement rationnel d’un ancien cosmos économique ordonné, telle que l’analyse Burawoy dans le cas de la Russie post-communiste (Michael Burawoy, Pavel
Krotov et Tatyana Lytkina, «Involution and Destitution in Postcommunist Russia »,
Ethnography
, 1-1, été 2000, p.43-66). 9. Max Weber,
Gesammelte Aufsätze
zur Sozial- und Wirtschaftsgeschichte
, Tübingen, Mohr, 1924. 10. Werner Sombart,
The Quintessence of Capitalism: A Study of the History and Psychology of
the Modern Business Man
, Londres, Unwin, 1915. 11.Richard Henry Tawney,
Religion and the Rise of Capitalism,
Londres, John Murray, 1926.