Pierre Bourdieu La fabrique de l’habitus économique J’ai assisté, dans les années 1960, en Algérie, à ce qui m’apparaît rétrospectivement comme une véritable expérimentation sociale. Ce pays dans lequel certaines populations montagnardes reculées et isolées, comme celles que j’ai pu étudier en Kabylie, avaient pu conserver, à peu près intactes, les traditions d’une économie précapitaliste tout à fait étrangère à la logique du marché, a connu, avec la guerre de libération, et certaines des mesures de la politique militaire de répression, comme les regroupements de population opérés par l’armée française, une sorte d’accélération historique qui a fait coexister (ou se télescoper), sous le regard de l’observateur, deux formes, ordinairement séparées par un intervalle de plusieurs siècles, de système économique aux exigences contradictoires1. Je voudrais ici évoquer brièvement, sans revenir sur le détail des analyses déjà publiées et en donnant la priorité à des informations inédites, conservées dans mes carnets de terrain, ce qui m’est apparu en pleine clarté dans cette sorte de situation de laboratoire : la discordance entre des dispositions économiques façon- nées dans une économie précapitaliste et le cosmos économique importé et imposé, parfois de la manière la plus brutale, par la colonisation, obligeait à découvrir que l’accès aux conduites économiques les plus élémentaires (travail salarié, épargne, crédit, régulation des naissances, etc.) ne va nullement de soi et que l’agent économique dit «rationnel» est le produit de conditions historiques tout à fait particulières. C’est très précisément ce qu’ignorent et la théorie économique qui enregistre et ratifie sous le nom de « théorie de l’action rationnelle» un cas particulier d’habitus économique historiquement situé et daté sans s’interroger le moins du monde, tant il lui paraît aller de soi, sur les conditions économiques et sociales qui le rendent possible, et la « nouvelle sociologie économique2 » qui, faute de disposer d’une véritable théorie de l’agent économique, reprend par défaut la Rational Action Theory et omet d’historiciser les dispositions qui, comme le champ économique, ont une genèse sociale. C’est sans doute parce que je me suis trouvé placé dans une situation où je pouvais observer de visu le désarroi ou la détresse 1. Les lieux, conditions et objectifs des investigations sur lesquels cet article revient sont spécifiés en détail dans deux livres parus simultanément au début des années 1960 : Travail et travailleurs en Algérie (Pierre Bourdieu, avec Alain Darbel, Jean-Pierre Rivet et Claude Seibel, Paris-La Haye, Mouton, 1963), sur la transformation des dispositions économiques et des structures sociales accompagnant la diffusion de l’émigration, de l’urbanisation et du travail salarié à travers l’Algérie ; et Le Déracinement. La crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie (Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad, Paris, Minuit, 1964), sur les bouleversements de la société rurale, principalement en Kabylie, résultant de la colonisation et surtout de la politique de déplacement forcé, dite de « regroupement », par laquelle l’armée française cherchait à détruire les bases sociales de l’aile armée du mouvement nationaliste. Les principaux résultats de cette recherche sont récapitulés de manière succincte dans le premier chapitre d’Algérie 60 (P. Bourdieu, Paris, Minuit, 1977), « Le désenchantement du monde ». 2. Pour un échantillon représentatif de ce courant de la sociologie nord-américaine, issu de la réappropriation de Polanyi et de Weber et du développement de l’analyse des réseaux visant à rompre avec une conception atomisée des agents économiques, voir Richard Swedberg (éd.), Explorations in Economic Sociology, New York, Russell Sage Foundation, 1993 ; et Mark Granovetter, « The Old and the New Economic Sociology : A History and an Agenda », in Roger Friedland et A. F. Robertson (éds), Beyond the Marketplace, New York, Aldine De Gruyter, 1990, p.89-112 ; « Economic Institutions as Social Constructions : A Framework for Analysis », Acta Sociologica, 35-1, 1993, p.3-12. Pour une approche visant à réinscrire la sociologie économique dans la « théorie du choix rationnel » étroitement définie qui révèle la philosophie de l’action utilitariste et individualiste qui leur est commune, on peut lire James S. Coleman, « A Rational Choice Perspective on Economic Sociology », in Neil J. Smelser et Richard Swedberg (éds), The Handbook of Economic Sociology, New York, Russell Sage Foundation, 1994, p.166-180. Pour le contraste avec la même problématique posée en termes ethnologiques, voir Stuart Plattner (éd.), Economic Anthropology, Stanford, Stanford University Press, 1989. ACTES DE LA RECHERCHE EN SCIENCES SOCIALES numéro 150 p.79-90 79 Pierre Bourdieu d’agents économiques dépourvus des dispositions tacitement exigées par un ordre économique pour nous tout à fait familier, où, étant une structure sociale incorporée, donc naturalisée, elles apparaissent comme allant de soi, naturelles, et universelles, que j’ai pu avoir l’idée d’analyser statistiquement les conditions de possibilité de ces dispositions historiquement constituées. Quelques propriétés de l’économie précapitaliste Toutes les caractéristiques majeures des pratiques économiques précapitalistes peuvent se rattacher au fait que les conduites que nous considérons comme économiques ne sont pas autonomisées et constituées comme telles, c’est-à-dire comme ressortissant à un ordre spécifique, régi par des lois irréductibles à celles qui régissent les relations sociales ordinaires, notamment entre parents. Dans la société kabyle de la fin de l’ère coloniale, les échanges entre parents ou entre voisins obéissent à la logique du don et du contre-don. Les personnes honorables ne vendent pas du lait (« Tu parles! Il a vendu du lait ! »), ni du beurre ou du fromage, ou encore des légumes ou des fruits, mais on en « fait profiter les voisins »… Le meunier qui a un excédent de farine ne songerait pas à vendre un produit qui, comme la farine, est la base même de l’alimentation. La logique de l’échange de dons se combine avec la logique mythico-rituelle pour interdire de rendre vide un ustensile: ce qui est ainsi renvoyé est appelé el fel, c’est-à-dire « le porte-bonheur », comme ce qu’on donne au maçon, œufs ou volailles, lorsqu’il va travailler hors du village. Même chose pour les services, régis par des règles strictes de réciprocité et de gratuité; et aussi pour les prêts. Ainsi, la charka du bœuf (par laquelle un paysan prête un bœuf pour une durée déterminée contre un certain nombre de mesures de grains) ne peut s’instaurer qu’entre quasiétrangers (c’est-à-dire en cas de défaillance des plus proches) et elle est entourée de toutes sortes de dissimulations et euphémisations destinées à en masquer ou en refouler les potentialités mercantiles: le plus souvent, les deux « contractants » préfèrent la cacher d’un commun accord, l’emprunteur essayant de dissimuler son dénuement et de laisser croire que le bœuf est sa propriété, le prêteur se prêtant au jeu parce qu’il est mieux de tenir cachée une transaction qui n’est pas strictement conforme au sentiment de l’équité, le capital ne pouvant jamais être perçu et traité comme tel. Tout se passe comme si la transaction devenait de plus en plus réduite à sa « vérité » économique à mesure que le rapport entre les agents concernés par l’échange devient plus éloigné, donc plus neutre et impersonnel, le poids relatif de la générosité et du sentiment de l’équité décroissant alors continûment, dans ces rapports structuralement ambigus, au profit de l’intérêt et du calcul3. Les rapports réduits à leur dimension purement « économique » sont conçus comme des rapports de guerre, qui ne peuvent s’engager qu’entre étrangers. Le lieu par excellence de la guerre économique est le marché, moins le marché de village ou de tribu, lieu où l’on côtoie encore des familiers, que les grands marchés des petites villes lointaines (Bordj bou Arreridj, Akbou ou Maison-Carrée, dans la bouche des informateurs) où l’on s’affronte à des inconnus, et au plus redoutable d’entre eux, le maquignon, et où l’on est exposé, du même coup, à toutes les ruses et les supercheries de la guerre sans merci. Et l’on peut dégager des innombrables récits des infortunes du marché quelques règles de prudence : quand l’objet de la transaction est bien connu, sans équivoque, comme une terre, un rapport d’échange anonyme est possible et le choix se porte en priorité, sinon de manière exclusive, sur la chose achetée; quand il est mal connu, équivoque et peut donner matière à tromperies (comme un mulet qui peut se révéler rétif ou un bœuf qui peut être artificiellement «grossi» ou donner des coups de corne), le choix se porte en priorité sur le vendeur, et, en tout cas, on s’efforce de substituer un rapport personnel à un rapport impersonnel et anonyme, notamment en prenant toutes sortes de garanties et en mobilisant des «garants» et des témoins, qui visent en quelque sorte à noyer la relation de l’acheteur et du vendeur dans un réseau d’intermédiaires4. Les stratégies d’honneur qui régissent les échanges ordinaires ne sont pas totalement absentes des échanges extra-ordinaires du marché: ainsi, comme cela se fait aussi à l’occasion des mariages, le vendeur, après les échanges verbaux qui se concluent par la fixation du prix, rend ostensiblement à l’acheteur une part relativement importante de la somme « pour qu’il achète de la viande aux enfants». Et l’on raconte de nombreux cas d’achats de terres déterminés par le souci de protéger un parent ou une parente contre la dépossession au pro- 3. J’ai montré ailleurs qu’une semblable répression de l’intérêt strictement «économique» tend à gouverner le champ de la production artistique au fur et à mesure de sa constitution historique (P. Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992). 4. Pour une analyse convergente du point de vue de la théorie de l’information, voir la dissection du fonctionnement du bazar de Sefrou au Maroc opérée par Clifford Geertz (« The Bazaar Economy : Information and Search in Peasant Marketing », American Economic Review, 68, mai 1968, p.28-32). Un même mécanisme de réduction de l’incertitude entourant l’échange économique est décrit par Charles W. Smith dans son ethnographie des ventes aux enchères (Auctions: The Social Construction of Value, Berkeley, University of California Press, 1990). 5. On trouvera une analyse similaire des facteurs empêchant que la terre ne devienne une pure marchandise dans les campagnes du Béarn qui m’a permis, à l’époque, de mieux déchiffrer la logique de l’économie paysanne algérienne dans «Célibat et condition paysanne» (Études rurales, 5-6, avril 1963, p.32-136, repris in Le Bal des célibataires, Paris, Seuil, coll. « Points », 2002). 6. P. Bourdieu et A. Sayad, Le Déracinement, op. cit. 80 La fabrique de l’habitus économique fit d’un étranger ou, dans une autre logique, pour affirmer le point d’honneur d’un groupe en face d’un groupe rival. Bref, la logique du marché, c’est-à-dire de la guerre, n’est jamais vraiment acceptée et reconnue en tant que telle et ceux qui s’en accommodent, maquignon, collecteur des droits du marché ou usurier, sont voués au mépris5. Une brève parenthèse sur les relations entre les paysans et les artisans, notamment les forgerons et les meuniers, et sur leurs transformations, corrélatives de l’apparition de véritables métiers de commerce, permettra de vérifier que la logique proprement économique n’est pas indépendante de la logique des rapports sociaux dans lesquels elle est immergée. Ainsi, dans la Kabylie des années 1950, le travail des forgerons était l’objet d’une transaction non monétaire le plus souvent réglée par le droit coutumier, le forgeron du village devant assurer à chaque paysan les réparations nécessaires à l’entretien de son matériel en échange d’un prélèvement annuel d’une part de la récolte proportionnelle au nombre de paires de bœufs possédées. Le cas des moulins à eau d’Aghbala, que j’ai étudié avec Abdelmalek Sayad, permet de saisir l’interpénétration des relations sociales et des relations économiques : du fait que, à la différence des forgerons, très fortement stigmatisés, les meuniers n’étaient pas exclus de la communauté, bien qu’ils comptent parmi les plus déshérités, chaque moulin s’attachait, par le jeu des échanges de services et le chassé-croisé des relations et des alliances, une clientèle stable, traitée avec des égards spéciaux, un peu comme des hôtes, et prélevait une part (un dixième) des grains traités en échange du service rendu. Avec le déclin de l’agriculture lié à l’introduction d’activités nouvelles (artisanat, commerce, etc.) et à l’apparition de ressources non agricoles liées à l’émigration6, le recours aux moulins à eau traditionnels régresse (on s’approvisionne directement en semoule au lieu de faire moudre le grain récolté) et le moulin à moteur prend la place, ruinant, comme par magie, tout le système des conventions qui régissait le jeu de la solidarité collective dans le cas de la mouture traditionnelle. Ainsi, par exemple, il était de tradition de traiter gratuitement et en priorité toute charge de grains n’ayant pas été apportée à dos de bête; il ne pouvait s’agir que de la petite réserve d’un pauvre, issue du glanage, des dons de l’Aïd, de la dîme prélevée sur les récoltes, de l’aide d’un parent plus riche ou encore de la mendicité auprès des aires à battre, quantité trop réduite en tout cas pour pouvoir être amputée encore d’un dixième et trop impatiemment attendue pour qu’on puisse en différer la transformation. À travers le moulin à moteur, acquis le plus souvent à force d’économies (au lieu d’être simplement un bien d’usage hérité), et perçu et traité comme un simple moyen de production (au sens de l’économie), s’introduit la logique de l’investissement et du calcul des coûts et des profits, en lieu et place des satisfactions de l’accomplissement autarcique que pouvait procurer au paysan propriétaire de tout ou partie d’un moulin à eau le fait de moudre son propre grain : un vieux fellah se souvient d’avoir utilisé le moulin dont il possède les trois quarts pendant trente-cinq jours d’affilée, soit durant le quart de la période d’activité; l’utilisateur du moulin mécanique, si pauvre soit-il, se trouve converti en client et le meunier se comporte à son égard en commerçant soucieux de rentrer dans ses frais. Cette transformation des activités « artisanales », toujours subordonnées jusqu’alors à l’activité agricole et le plus souvent exercées par des catégories stigmatisées, comme les Noirs, ou par les plus pauvres, à titre de complément du khammessat (forme traditionnelle de métayage au quint) ou du métayage, en activités à part entière, en véritables « métiers », a son équivalent dans l’ordre du commerce qui ne pouvait être, autrefois, qu’une activité complémentaire, associée à l’agriculture (on aurait considéré comme un « paresseux » celui qui serait resté « assis sur une chaise », des « journées entières », « à l’ombre »). Aussi veillait-on à n’ouvrir boutique que le matin, avant le départ aux champs, et le soir au retour du travail, pendant la belle saison. Le local imparti au commerce faisait partie de l’habitation et les familiers (ou, quand on n’avait pas droit à cette intimité, la vieille de la maison) n’hésitaient pas à appeler ou à entrer dans la maison pour se faire servir un paquet de café ou de sucre (soit par le maître de maison, soit par une des femmes, soit par un des garçons spécialisé à cet effet). Tout vient à changer lorsque, dans les années 1960, on voit apparaître le commerçant à plein temps qui ne veut plus exercer le métier de paysan, laissant ses terres, s’il en a, à son fils, son frère ou à un khammès. Présent en permanence dans sa boutique, désormais distincte de la maison, pendant des heures d’ouverture bien fixées, souvent habillé autrement que le fellah, il a le sentiment de faire quelque chose en tenant boutique (et non de perdre son temps), même lorsque, dans les regroupements, produits de la fausse urbanisation opérée par l’armée, son activité est en fait très réduite (sa boutique devenant en fait un lieu de réunion où l’on vient pour bavarder sans consommer). Cette « ascension » des commerçants est, pour les vieux paysans attachés à l’économie de la bonne foi (niya), un des signes de l’effondrement du monde ancien, comme l’explique tel informateur du regroupement de Aïn Aghbel. « Même les bouchers se moquent maintenant des cultivateurs. Il leur suffit d’avoir un magasin, une chemise spéciale pour le travail, de changer de vête81 Pierre Bourdieu ments, d’avoir des ouvriers qui égorgent [les bêtes], qui nettoient, qui vendent sur les marchés, pour cesser d’être des bouchers [métier traditionnellement méprisé, comme celui de forgeron] et devenir des “riches”. C’est devenu un “métier” [en français]. Maintenant, tout est métier. Quel est ton métier, demande-t-on ? Et chacun de se trouver un métier. Qui, pour avoir entreposé trois boîtes de sucre et deux paquets de café dans un local, se dit commerçant; qui parce qu’il sait clouer quatre planches se dit menuisier; les chauffeurs ne se comptent plus, même s’il n’y a pas de voitures, il suffit pour cela d’avoir en poche son permis. Est-ce que cela donne à manger ? C’est l’armée [française] qui a fait un peu ça, qui a donné un métier aux gens. Il y a eu d’abord l’autodéfense, c’est le premier métier […]. Il y a eu par la suite les harkis, les goumiers, les moukhazni, les sardjan [sergent], kabran [caporal], serdjan chef, il y a eu le sakritir et le khodja [cadre], sans parler du maire (el mir) et ses conseillers (iqounsayan-is). Après ça, il suffit que le lieutenant apprenne qu’un tel sait faire ceci ou cela, pour qu’il le mentionne comme ayant ce métier; petit à petit tout le monde est venu à oublier qu’il y a le travail de la terre que l’on néglige. Au recensement, j’ai entendu Mohand L. s’insurger parce qu’on l’a porté comme cultivateur, alors qu’on a trouvé un vrai métier à tous les autres inscrits : “Vous me méprisez; les vrais cultivateurs, vous leur avez trouvé un métier, moi, parce que je ne possède pas un arpent (thamtirth), vous faites de moi un fellah. Voilà des cultivateurs, de la terre, ils en ont jusqu’au seuil de leur porte, et pourtant l’un est chauffeur, l’autre commerçant. Je ne parle pas de Hocine M. qui, lui, est elkhodja gel biro (khodja dans le bureau) ! Moi aussi, j’ai un métier !” » Et il continue en racontant comment ce personnage s’est improvisé maquignon (tadjar) et intermédiaire et, contre commission, assure des ventes de bois ou approvisionne le village en paille ou tout autre bien : « Il y a aussi le travail en France qui nous a valu des soudeurs, des peintres-tapissiers, des travailleurs sur machines. La mine a donné des piqueurs, des boiseurs, des coffreurs. Il ne manque que des ingénieurs. Tous ces gens ont cessé de travailler depuis fort longtemps, ils gardent toujours leur métier, surtout si sur leur carte d’identité il y a le métier; c’est la preuve irréfutable. À ceux qui n’ont pas de métier, il reste la possibilité d’être antriti [retraité, en retraite] ou anfaliditi [en invalidité]. » Les conditions économiques de l’accès aux pratiques économiques Ce long monologue haut en couleur évoque, pêle-mêle, quelques-uns des facteurs tels que l’émigration ou l’activité classificatoire de l’armée française, grande pourvoyeuse aussi de fausses activités, qui, avec la généralisation des échanges monétaires et l’introduction d’innovations techniques, ont introduit, jusque dans le monde rural, la logique de l’économie monétaire et du calcul économique dit rationnel. Mener en milieu rural l’étude des transformations des pratiques économiques permet de voir mieux, et plus complètement, ce qu’elles mettent en jeu, c’est-à-dire tout un style de vie ou, mieux, tout un système de croyances. Si bien qu’il faut parler, pour les décrire, non d’adaptation, mais de conversion7. Pour faire comprendre à des lecteurs qui, comme nos économistes et nos sociologues de l’économie, sont dans l’économie dite rationnelle comme des poissons dans l’eau, que le mot de conversion n’est pas trop fort, et pour provoquer en eux la conversion de tout l’esprit qui est nécessaire pour rompre avec l’univers de présupposés profondément incorporés qui nous font juger évidentes, naturelles et nécessaires, donc rationnelles, les conduites économiques en usage dans notre monde économique, il faudrait que je puisse ici évoquer la longue suite d’expériences souvent infimes qui m’ont fait éprouver de manière sensible et concrète le caractère contingent et arbitraire de ces conduites ordinaires, marquées du sceau du plus parfait naturel, que nous accomplissons tous les jours dans la routine de nos pratiques économiques. Comme, par exemple, le fait de se faire rendre la monnaie, dans un magasin, au lieu d’arriver chez le « commerçant », comme en Kabylie, avec, dans la main, la somme minutieusement décomptée correspondant exactement au prix de l’objet que l’on vient acheter. Je me souviens encore être resté de longues heures à poser des questions à un paysan kabyle qui essayait de m’expliquer une forme traditionnelle de prêt de bétail parce qu’il ne m’était pas venu à l’esprit que le prêteur pût, contre toute raison « économique », se sentir l’obligé de l’emprunteur au nom de l’idée que celuici assurait l’entretien de la bête qu’il aurait bien fallu nourrir en tout cas. Je me souviens aussi de la somme d’observations anecdotiques et de constats statistiques que j’ai dû accumuler avant de comprendre la philosophie implicite du travail, fondée sur l’équivalence du travail et de la rémunération en argent, que j’enga- 7. En l’absence d’une telle conversion, c’est l’ensemble des stratégies de reproduction qui se trouvent enrayées et en fin de course bloquées, et la reconversion devient impossible, menant le groupe à la démoralisation, voire à l’auto-extinction, comme on le voit bien dans le cas de paysannerie française (cf. Sylvain Maresca, Les Dirigeants paysans, Paris, Minuit, 1983). 82 La fabrique de l’habitus économique geais dans mon interprétation spontanée de ce monde et qui m’empêchait de comprendre complètement certaines conduites ou certains étonnements de mes informateurs (celui du vieux Kabyle découvrant la multiplication des « métiers » que j’ai cités ci-dessus) : la conduite, jugée suprêmement scandaleuse, du maçon qui, au retour d’un long séjour en France, demanda qu’on ajoute à son salaire une somme correspondant au prix du repas offert à la fin des travaux auquel, par un manquement inouï à la bienséance, il avait refusé de prendre part; ou le fait que, pour un nombre d’heures ou de jours de travail objectivement identiques, les paysans des régions du sud de l’Algérie, moins affectées par l’émigration (et par la politique d’encadrement de l’armée), se disaient plus souvent occupés, comme paysans, que les Kabyles, plus enclins à s’attribuer un « métiers » ou à se dire chômeurs. Cette philosophie allait pour moi tellement de soi qu’il ne m’apparaissait pas qu’elle me dissimulait le travail d’invention et de conversion que ceux que j’étais en train d’observer devaient accomplir pour s’arracher à une vision, pour moi très difficile à penser, de l’activité comme occupation sociale socialement reconnue, indépendamment de toute sanction matérielle, et pouvant, à la limite, se réduire à l’accomplissement de la fonction propre d’homme, qui ne perd pas son temps, lorsqu’il parle avec d’autres hommes à l’assemblée ou lorsqu’il distribue le travail aux membres de la maisonnée. De même que j’avais dû m’imprégner suffisamment de la logique du système mythico-rituel kabyle pour être capable de commettre délibérément des « barbarismes» dans les questions que je leur posais (en faisant par exemple intervenir un objet fabriqué par le feu, un peigne à carder la laine, dans un rituel où l’on attendait un objet féminin, comme l’eau ou la laine) afin de susciter le démenti ou le rire de mes informatrices, plus capables, comme nous en matière de langue, de repérer des fautes que d’énoncer des règles, ce qui est l’affaire des grammairiens et non des simples locuteurs, de même, mais sans doute plus difficilement, parce que rien ne me préparait à penser l’économie, la mienne surtout, comme un système de croyances, j’ai dû apprendre peu à peu, à travers des observations ethnographiques corroborées ensuite par l’analyse statistique, la logique pratique de l’économie précapitaliste, en même temps que j’essayais tant bien que mal d’en écrire la grammaire. C’est sans doute la familiarité quasi indigène avec la logique pratique de l’économie précapitaliste que j’avais acquise à travers l’enquête ethnographique et qui avait «réveillé», par une sorte d’anamnèse8 méthodiquement provoquée, des souvenirs profondément enfouis de mon enfance campagnarde (j’avais ainsi été envoyé, plus d’une fois, avec la monnaie exactement comptée dans la main, chez l’épicier, qu’il fallait faire venir en criant « houhou » à l’entrée de la maison) qui m’a permis d’apercevoir tout ce que pouvait avoir d’historiquement extra-ordinaire, dans son apparente banalité, l’histoire, rapportée par les journaux du 29 octobre 1959, de ces enfants de Lowestoft, en Angleterre, qui avaient créé une société d’assurance contre les punitions prévoyant que, pour une fessée, l’assuré recevrait quatre shillings et qui, devant certains abus, étaient allés jusqu’à établir une clause supplémentaire selon laquelle la société n’était pas responsable des accidents volontaires. C’est aussi cette compréhension pratique d’une économie des pratiques économiques devenue parfaitement exotique qui m’a permis de découvrir et de comprendre que, comme le rappelle Bergson, « il faut des siècles de culture pour produire un utilitariste comme Stuart Mill» ou, autrement dit, que tout ce que la science économique se donne comme un donné, c’est-à-dire l’ensemble des dispositions de l’agent économique qui fondent l’illusion de l’universalité anhistorique des catégories et des concepts utilisés par cette science, est en fait le produit d’une longue histoire collective, et doit être acquis au cours de l’histoire individuelle, dans et par un travail de conversion qui ne peut réussir que sous certaines conditions. Cet « utilitariste » ainsi restitué à son exotisme, j’ai voulu, après tant d’autres, comme Weber9, Sombart10 ou Tawney11, que je lisais avec passion, contribuer à comprendre comment il s’était peu à peu inventé, tout au long de l’histoire, en me donnant pour projet explicite d’observer les processus d’acquisition de toutes ces dispositions qui sont accordées d’emblée aux petits écoliers « spontanément » stuartmilliens de Lowestoft, comme le calcul des coûts et des profits, le prêt à intérêt, l’épargne, le crédit, l’investissement ou même le travail; et même d’établir rigoureusement, par les voies de la statistique, les conditions économiques et culturelles de l’accès à la conduite économique dite rationnelle. Le principe de tous les renversements de la vision du 8. La même anamnèse peut être déclenchée par la réappropriation historique des croyances et des pratiques économiques effacées par l’histoire économique, i.e. la transmutation de dispositions et de représentations collectives devenues littéralement impensables pour nous, telle celle provoquée par la révolution symbolique (dans le domaine de la religion, de la statistique, de la famille et de l’entreprise) qui a « mis la mort sur le marché » et rendu possible l’invention de l’industrie de l’assurance-vie à la fin du XIXe siècle en Amérique (Viviana Zelizer, Morals and Markets : the Development of Life Insurance in the United States, New York, Columbia University Press, 1979). Elle peut être également favorisée par cette sorte d’involution économique brutale qui rend subitement obsolète l’habitus économique formellement rationnel d’un ancien cosmos économique ordonné, telle que l’analyse Burawoy dans le cas de la Russie post-communiste (Michael Burawoy, Pavel Krotov et Tatyana Lytkina, « Involution and Destitution in Postcommunist Russia », Ethnography, 1-1, été 2000, p.43-66). 9. Max Weber, Gesammelte Aufsätze zur Sozial- und Wirtschaftsgeschichte, Tübingen, Mohr, 1924. 10. Werner Sombart, The Quintessence of Capitalism: A Study of the History and Psychology of the Modern Business Man, Londres, Unwin, 1915. 11. Richard Henry Tawney, Religion and the Rise of Capitalism, Londres, John Murray, 1926. 83 Pierre Bourdieu monde n’est autre chose que l’acquisition de l’esprit de calcul, qu’il faut se garder de confondre avec la capacité, sans doute universelle, de calculer. Soumettre toutes les conduites de l’existence à la raison calculatrice, comme le veut l’économie, c’est rompre avec la logique de la philia, dont parlait Aristote, c’est-à-dire de la bonne foi, de la confiance et de l’équité, qui doit régir les relations entre les parents et qui repose sur le refoulement ou, mieux, la dénégation du calcul. Refuser de calculer dans les échanges entre familiers, c’est refuser d’obéir au principe d’économie comme propension et aptitude à économiser ou à faire des économies (d’efforts, de peine, puis de travail, de temps, d’argent, etc.), au lieu de donner sans compter, refus qui peut sans doute à la longue favoriser une atrophie des dispositions calculatrices. C’est refuser de sortir d’un monde où la famille, et les échanges dont elle doit être le lieu, fournissaient le modèle de tous les échanges, y compris de ceux que nous considérons comme « économiques », pour entrer dans un monde où l’économie, désormais constituée comme telle, avec ses propres principes, ceux du calcul, du profit, etc., prétend devenir le principe de toutes les pratiques et de tous les échanges, y compris au sein de la famille, au grand scandale du père kabyle auquel son fils réclame un salaire. C’est de ce renversement de la table des valeurs qu’est née l’économie telle que nous la connaissons et dont certains économistes particulièrement intrépides, comme Gary Becker, ne font qu’accomplir jusqu’au bout la logique, dont leur pensée même est le produit impensé, lorsqu’ils appliquent à la famille, au mariage ou à l’art, des modèles construits selon le postulat de la rationalité calculatrice12. On comprend que l’apprentissage de l’économie moderne ne se réduit pas, comme on pourrait le croire, à sa dimension purement technique (qui n’est sans doute pas négligeable). Adhérer à la vision “utilitariste”, c’est rompre avec tout un art de vivre et, du même coup, avec tous ceux qui le partagent et qui se sentent directement visés par ce qui leur apparaît comme un reniement. Cela ne se voit jamais aussi bien que lorsque ceux qui parviennent à s’arracher à l’emprise de la nécessité sont rappelés aux devoirs de solidarité par les membres de leur famille. La pression terrible, constante, que ces derniers font peser est sans doute un des facteurs qui rendent particulièrement difficiles et périlleux les efforts d’ascension sociale (nombre d’émigrés maghrébins vivant en France sont aujourd’hui inscrits sur la liste rouge des abonnés au téléphone pour échapper aux sollicitations13) et, de manière plus générale, l’adaptation aux exigences de l’économie moderne. C’est tout le groupe qui, tant que reste vivante l’économie de la bonne foi, impose des obligations d’honneur qui sont parfaitement incompatibles avec la loi froide du calcul intéressé. Ainsi, tant dans les villages campagnards de Kabylie que dans les regroupements ou dans les bidonvilles autour d’Alger, les relations entre les commerçants et leurs clients n’ont pas la simplicité et la transparence des échanges de supermarché ou même des petites boutiques qui peuvent (et doivent) afficher que « la maison ne fait pas de crédit ». Paradoxalement, l’emprunt suppose une relation de confiance: on ne sollicite pas n’importe qui; mieux, on ne sollicite en quelque sorte que quelqu’un qui sera tenu de répondre à l’attente, c’est-àdire un membre du groupe à l’intérieur duquel joue une certaine forme de solidarité. Et même, à l’intérieur du groupe, on ne s’adresse qu’à des pairs qui sont en droit et en devoir de «réciproquer», par exemple, à l’occasion de la twiza des labours, des propriétaires de paires de bœufs (et non des journaliers qui, s’ils sont conviés, ou viennent de leur propre initiative, doivent être rétribués). De même, on ne sollicite le crédit que de celui que l’on sait tenu de l’accorder. Le commerçant auquel on demande de faire crédit se doit de l’accorder, parce qu’il n’ignore pas l’épreuve extrêmement rude à laquelle a été soumis l’honneur de son solliciteur, contraint, pour satisfaire aux besoins primordiaux de sa famille, de faire une démarche déshonorante, pour lui-même, et aussi pour toute sa famille, qui n’a pas su lui assurer les ressources permettant de l’éviter: «Ne me déshonore pas», « Je me couvre de déshonneur, ne me déshonore pas ». Hors du cadre social où la réponse est possible, le refus ne viole pas la loi de l’échange et l’acceptation prend le sens d’une aumône, don sans contre-don qui s’établit entre inconnus, ou d’un véritable crédit, au sens moderne du terme, qui suppose la restitution, donc les conditions présumées qui la rendent possible. C’est avec cette forme hautement ambiguë de relations, qui caractérise si profondément toutes les conduites traditionnelles de solidarité, que l’entrée dans le monde urbain, et l’économie économique, impose de rompre. Rupture qui suppose une transformation très profonde des dispositions les plus fondamentales, celles qui définissent tout le rapport au monde économique, qui est un monde de besoins et d’aspirations, mais inextricablement entrelacés avec des devoirs et des principes 12. Gary S. Becker, The Economic Theory to Human Behavior, Chicago, The University of Chicago Press, 1976; A Treatise on the Family, Cambridge, Harvard University Press, 1984. 13. Abdelmalek Sayad, La Double absence, Paris, Seuil, 1999. 14. P. Bourdieu, Algérie 60, op. cit. 15. La même condamnation morale, dans l’idiome pseudo-technique de l’« underclass » en Amérique et de l’« exclusion » en Europe, alimente nombre d’analyses d’apparence impeccablement positiviste du sort des fractions déclinantes de la classe ouvrière dans les sociétés avancées dont les dispositions en porte-à-faux avec les exigences de la nouvelle économie polarisée des services répètent, à différents stades de développement, l’expérience du sous-prolétariat urbain d’origine agraire à travers le monde colonial de l’Occident. 84 La fabrique de l’habitus économique éthiques, qui s’expriment dans le langage de l’honneur, de la dette, du dévouement, de la reconnaissance, etc. Ayant ainsi rappelé l’immersion des choses économiques dans l’univers des croyances et des valeurs ultimes, celles qui ont rapport avec l’idée que chaque homme (ou femme) a de lui-même devant lui-même et devant les autres, il restait à analyser les variations des pratiques et des stratégies économiques selon différentes variables, économiques notamment, et faire ainsi apparaître que les dispositions calculatrices en matière de travail, d’épargne, de logement, de fécondité ou d’éducation sont liées, par la médiation des dispositions à l’égard de l’avenir, à des conditions économiques et sociales qui sont des conditions économiques et sociales de possibilité et d’impossibilité. En deçà d’un certain seuil, défini (ou, mieux, repéré) par un certain niveau économique et culturel, les dispositions rationnelles ne peuvent pas se constituer et l’incohérence est le principe de l’organisation, foncièrement désorganisée, jusque dans le rapport au temps et à l’espace, de l’existence des sous-prolétaires. Plus largement, l’accès au jugement économique éclairé, dans l’acte d’achat, d’emprunt ou d’épargne, a des conditions économiques et culturelles de possibilité. J’ai en effet pu établir empiriquement que, en deçà d’un certain seuil de sécurité économique, assuré par la stabilité de l’emploi et la possession d’un minimum de revenus réguliers, les agents économiques ne peuvent concevoir ni accomplir la plupart des conduites qui supposent un effort pour prendre prise sur l’avenir, comme la gestion calculée des ressources dans le temps, l’épargne, le recours au crédit ou le contrôle de la fécondité14. C’est dire qu’il y a des conditions économiques et culturelles de l’accès à la conduite que l’on a tendance à considérer comme normale pour tout être humain normalement constitué ou, pire, comme naturelle. Faute de poser la question, pourtant typiquement économique, de ces conditions, la science économique traite comme un donné naturel, un don universel de la nature, la disposition prospective et calculatrice à l’égard du monde et du temps, dont on sait qu’elle est le produit d’une histoire collective et individuelle tout à fait particulière. Ce faisant, elle condamne tacitement sur le plan moral ceux que l’ordre économique dont elle enregistre les présupposés a déjà condamnés dans les faits15. ••• Un économiste spontané J’avais entendu les propos que tenait ce cuisinier kabyle d’Alger, au cours de l’été 1962, au moment où j’achevais l’analyse des données statistiques et des entretiens qui devaient servir de base à mon livre Travail et travailleurs en Algérie, avec un étonnement admiratif. Cet homme doté d’une petite éducation élémentaire disait, avec ses mots, français ou berbères – à propos des choses de la tradition –, l’essentiel de ce que j’avais pu découvrir par ailleurs au prix d’un long travail de déchiffrement : le nouveau sens imparti au travail, avec la « découverte » du travail salarié et la dévaluation corrélative des activités agricoles, l’acquisition de nouvelles habitudes temporelles, la logique économique des conduites apparemment anti-économiques des petits commerçants ambulants, les effets importants du travail salarié sur la sphère domestique et les relations hommes/femmes, le lien entre les conditions économiques et les ethos économiques, populaires, petit-bourgeois et bourgeois, la recherche permanente d’une sécurité matérielle dans un univers économique marqué par une insécurité et une imprévisibilité submergeantes, l’intrication complexe de stratégies matrimoniales, éducatives et économiques, la dépendance des aspirations, en matière d’éducation des enfants notamment, à l’égard des possibilités objectives d’ascension sociale et de la structure du capital à transmettre ou à acquérir, etc. À la manière d’un économiste spontané, ce cuisinier proposait en quelques heures une vision globale, digne de la discussion scientifique, d’un univers sur lequel il avait pu prendre une vue à la fois approfondie et distanciée, du fait de la position qu’il occupait au sein de la société coloniale: position à la fois centrale – à la différence de la plupart des ouvriers et des employés, il voyait le monde des Européens de l’intérieur – et, malgré tout, marginale, parce qu’il n’avait jamais rompu les liens avec tous les compagnons d’infortune qu’il avait côtoyés au cours d’une existence picaresque. La publication de la transcription de cet entretien (enregistré au domicile d’intermédiaires de confiance) permet au lecteur, quarante ans plus tard, de saisir le sens pratique économique orientant les actions et les représentations d’un membre particulièrement réceptif de la classe ouvrière algérienne au moment de son émergence à l’aube de l’indépendance du pays. Cet entretien retrace en termes biographiques très vivants le processus d’acquisition collective d’un habitus économique par lequel sont passés ces Algériens de la génération de la guerre qui disposaient du minimum nécessaire de capital économique et culturel pour y accéder. 85 Pierre Bourdieu “ J’ai essayé de travailler un peu partout, à faire n’importe quoi ” J’avais treize ans quand j’ai fui mon village et ma famille. J’allais encore à l’école, mon père était parti travailler en France. J’étais donc seul. C’était en 1928. Un parent (le fils de la sœur de ma mère) qui avait déjà trouvé à s’employer à Alger me promit de me trouver du travail. Je vins donc avec lui à Alger. Je fus placé comme chasseur dans une maison de couture, de haute mode féminine. J’avais 200 francs par mois, l’abonnement et un costume (livrée) de drap bleu marine, avec une casquette et les insignes de la maison. La maison appartenait à trois sœurs, il y avait 23 ouvrières. Je faisais les livraisons de robes. La première fois que j’entrai à l’hôtel Aletti, je n’en revenais pas, je venais de la montagne, c’était la première fois que je voyais un grand hôtel, que je montais dans un ascenseur, que j’étais reçu par un portier. Je devais livrer une robe de soirée, j’avais le nom de la cliente, le numéro de sa chambre, elle me donna 100 francs de pourboire, la moitié de mon mois. Je gagnais assez bien, on travaillait pendant la saison : l’été, l’automne, l’hiver. Le printemps, c’était la saison morte, les patronnes partaient chercher les cartons et les modèles de la saison à Paris. J’avais malgré ça mon mois et je faisais quelque chose d’autre à côté… J’envoyais tout mon argent à la maison. Tant que je leur envoyais de l’argent, ça a marché, ils n’ont jamais voulu me retenir au village. Au début je vivais chez mon cousin avec qui j’étais venu, après j’ai été habiter chez une des ouvrières. Elle était très gentille. Elle faisait des heures supplémentaires, elle travaillait parfois jusqu’à 23 heures, minuit. Ensuite je la raccompagnais. Son père était boulanger. J’ai fait deux saisons dans le magasin de couture. Je commençais à grandir, c’est un métier que je ne pouvais faire constamment, on n’apprend rien à transporter les robes. Je voulais quelque chose pour l’avenir. J’entrais donc chez le boulanger. J’étais apprenti la nuit et je faisais la tournée le matin. Je partais à 7 heures avec une corbeille de pains, je montais aux quatrième, cinquième et sixième étages. J’étais mal payé; à cette époque, on n’était pas payé comme maintenant à la balle. J’ai commencé à apprendre le métier, ça ne m’emballait pas. J’aimais beaucoup le cinéma. J’étais au cinéma toute la journée, j’aimais la vie moderne. La nuit je ne dormais pas, je ne pouvais pas tenir. Je suis resté deux ans chez ce boulanger. J’ai essayé, après, de travailler un peu partout, à faire n’importe quoi. En 1935, j’étais plongeur dans un restaurant. Petit à petit, en voyant faire, et puis 86 en mettant la main à la pâte, j’ai appris à faire la cuisine. Mon premier patron a vu que ça m’intéressait, il m’a aidé… C’était d’abord un petit restaurant, là j’ai appris à faire la cuisine ordinaire; ce n’était pas encore le métier. Le métier, je l’ai appris quand je suis passé dans les grands restaurants où fonctionnent des brigades entières: un chef cuisinier, un maître d’hôtel, un maître de rang, un chef hors-d’œuvrier, un chef saucier, rôtisseur, légumier, poissonnier, etc. C’est un métier que j’aime beaucoup mais il présente de grands inconvénients. L’horaire: très tôt le matin, tard le soir. Parce que la clientèle n’est pas régulière. Par exemple, il arrive que de 7 heures à 9 heures du soir, il n’y ait pas un seul client et, à 22 heures, vous n’avez pas une table. On travaille près du feu, on boit énormément. J’ai pris l’habitude de boire dans ce métier. Puis j’ai quitté les restaurants. J’avais travaillé surtout au Casino de la Corniche. J’ai voulu avoir les deux, faire mon métier et être fonctionnaire. J’ai travaillé à Maison-Blanche à l’AIA. J’ai perdu ma place après la grève de 1957. Malgré toutes les promesses, je n’ai jamais été repris. Après ça, j’ai loué un petit local pour 1 100 francs par mois. Je vendais les légumes. J’ai mangé tout mon argent dans ce commerce. Je l’ai fermé et j’ai transformé ce local en habitation. Depuis sept mois, je suis en congé de maladie. “ Quand on ne peut pas acheter un cassecroûte, on achète 10 francs de cacahuètes ” […] Pendant la guerre de 1942, j’ai fait moi aussi marchand ambulant. Je vendais des blocs de glace, sur un étalage. Je m’en sortais assez bien car, à cette époque, il n’y avait pas autant de courant pour faire marcher les frigos. Il n’y avait pas autant de frigidaires comme maintenant. On avait des glacières. C’est dur de s’en sortir dans ce métier; certains arrivent à faire de bonnes journées, d’autres gagnent juste de quoi manger maigrement. Les plus malheureux, ceux qui font ça pour faire quelque chose, ce sont les marchands d’eau colorée. Ils achètent un colorant et de la glace et proposent des verres d’eau jaune, verte, rose pour 5 francs le verre ou 20 francs la bouteille. Ne gagnent rien aussi les marchands de merguez, de brochettes. Je ne te parle pas des marchands bien installés dans les cafés : ceux-là se font de l’argent, 60 francs la brochette, 40 ou 50 francs la merguez, je te parle de ceux de la place du Gouvernement. Ils font frire des boyaux, des poumons, c’est-à-dire les abats non mangeables, que l’on ne peut même pas broyer pour les merguez. Ils font frire des sardines aussi. Ceux-là sont aussi traqués par la police; le peu qu’ils gagnent, ils le gagnent La fabrique de l’habitus économique sur le pain. Ils achètent le petit pain 35 francs, peut-être même 28 ou 30 francs, ils le revendent en six petits morceaux à 10 francs le morceau. Dernièrement, les CRS, à la suite d’un article paru dans le Journal d’Alger, ont fait une descente sur eux. C’était la fin du mois, il devait y avoir des abonnés de la RSTA qui étaient venus pour renouveler leurs cartes d’abonnement, ils ont eu peur d’être salis ou bousculés ou bien ils ont dû prendre mal en respirant les vapeurs et toutes ces odeurs, ils ont dû écrire au Journal. Le Journal a fait un article violent contre eux avec photos, il a demandé à ce qu’on les condamne et non pas seulement qu’on leur confisque leur matériel, il a parlé d’hygiène, de laideur, de honte pour la ville de donner un pareil spectacle. Autant de choses qui n’ont pas de sens pour nous et surtout pour les intéressés. […] Le lendemain de la descente des CRS, ils étaient aussi nombreux qu’avant. Vous avez les marchands de légumes et de fruits qui gagnent, les marchands de cacahuètes aussi. Parce que, quand on manque d’argent, le commerce qui est touché le premier et le plus, c’est celui des objets et des produits non consommables, seulement ensuite l’alimentation: d’abord la plus chère, celle de luxe, ensuite, catastrophe, les denrées de première nécessité: pain, semoule… C’est alors que se vendent le plus les petites quantités, les produits qui ne coûtent pas cher, les choses qu’on peut acheter à 10 francs, 15 francs, surtout quand on a faim. Quand on ne peut pas se nourrir à la maison, on mange pour 150 francs à la gargote. Quand on ne peut pas, on mange un casse-croûte place du Gouvernement pour 60 francs, 80 francs. Quand on ne peut pas, on achète 10 francs de cacahuètes. Ceux-là ils sont toujours assurés de vendre, ils achètent les cacahuètes 150 francs le kilo, il les revendent 500 francs. “ Ça dépend ce que l’on entend par travail ” Les marchands de légumes aussi, parce qu’ils sont bien organisés. Ils sont tous de la même région: Djidjelli, Taher, Collo, El-Milia. Ce n’est pas pour rien. Aux Halles – j’ai vu ça quand je vendais des légumes –, tous les vendeurs sans exception sont de cette région. Il y a un peu d’escroquerie. Ces vendeurs donnent la marchandise à moitié prix à des vendeurs de chez eux qui l’emportent et la vendent sur la rue. Ils font ça soit par solidarité, soit parce qu’ils touchent un peu. Le mandataire n’est au courant de rien. C’est cette façon qui assure aux revendeurs une certaine marge de bénéfices et qui leur permet de vendre les tomates 40 francs quand un marchand de légumes est obligé de les vendre 75 francs et l’épicier ou le mozabite 120 francs. D’ailleurs, dès qu’ils arrivent à devenir un peu permanents, ils ont leur clientèle, généralement des ouvriers qui habitent loin et viennent exprès faire l’approvisionnement pour toute la semaine. C’est plus économique pour eux. C’est facile, avec rien on démarre. Avec 500 francs on achète une friperie, un pantalon, on va le vendre cent mètres plus loin 550 francs, 600 francs, 700 francs. Ça fait toujours ça de gagné, 100 francs, 150 francs. Et 100 francs c’est beaucoup pour quelqu’un qui n’a pas deux francs en poche (je ne sais pas si vous avez fait l’expérience). Quand j’ai 1000 francs, 100 francs pour moi c’est le prix d’un café, j’achète un journal pour 100 francs, je donne 100 francs à un gosse qui mendie. Mais quand je n’ai pas ces 100 francs, je vous assure que pour les trouver on dirait que c’est la lune, c’est plus de 1000 francs, plus de 5000 francs, plus que 10000 francs. Eh bien, pour cet homme aussi, c’est la même chose. Quand il n’a que ça, 100 francs pour lui c’est une fortune. Celui qui n’a jamais manqué d’argent ne peut connaître ça, ne peut le comprendre. J’en ai vu plusieurs dans ce cas. En vérité, ils sont très nombreux, maintenant, car il y a beaucoup de réfugiés qui n’ont pas de travail et qui sont tenus de rapporter de l’argent. C’est le seul moyen qui leur reste. Par un moyen ou un autre on arrive toujours à entrer en relation avec un commerçant qui vous donne un peu de marchandises à lui vendre sur la place. Ça permet de faire un peu de bénéfice. J’ai vu des personnes commencer par vendre pour un boulanger une corbeille de croissants et brioches, d’autres un peu de vaisselle, d’autres quelques mètres de tissu dans les quartiers populaires sur le devant des portes. On arrive toujours à travailler. Bien sûr, ça dépend ce que l’on entend par travail. Si travail ça veut dire un métier, l’exercer de façon stable et en vivre de façon correcte, ça c’est pas pour tout le monde et c’est une autre chose. Si travail, ça veut dire faire quelque chose, faire n’importe quoi pour ne pas rester les bras croisés, pour gagner sa croûte, là, il n’y a que les paresseux qui ne travaillent pas. Un homme digne qui ne veut pas vivre aux dépens des autres, même s’il doit vivre d’expédients, doit travailler. S’il ne trouve aucun travail, il peut encore vendre à la sauvette. Beaucoup se sont trouvés obligés de faire ça pour vivre, si bien que maintenant pour rien au monde ils ne feraient autre chose. Ça, c’est mauvais parce que ce qui était une nécessité au point de départ devient une forme de paresse. […] Les Kabyles, eux, ont résolu le problème: ils ne cherchaient même pas à travailler ici, ils partaient carrément en France, sans expérience. J’ai connu moi deux crises où il y a eu vraiment du chômage: 1936 et les événements récents depuis décembre. 1936, 87 Pierre Bourdieu je ne t’en parlerai pas, c’était la préparation de la guerre. Mais la situation est grave maintenant à cause de cette armée de cultivateurs qui maintenant en ville demandent à travailler. Ces gens commencent à savoir ce que c’est le travail et à se rendre compte que ce qu’ils faisaient avant – piocher la terre – ce n’était pas du travail; donc il y a beaucoup maintenant qui réclament du travail et il y a de moins en moins de travail. “ Le fonctionnaire est roi ” […] Ce qui compte, d’abord, dans le travail, c’est s’il est fatigant ou non. Le travail le moins fatigant, c’est les fonctionnaires surtout, les professions libérales; et encore, les médecins ont une grande fatigue moralement. Mais le fonctionnaire fait ses huit heures, rentre chez lui, a son traitement fixe, c’est une vie assurée. Après cette catégorie: les commerçants. Plus ils sont gros, moins ils se fatiguent. Ensuite les artisans qui travaillent eux-mêmes: c’est comme les fonctionnaires moyens, les ouvriers spécialisés, les techniciens. Après ceux-là viennent les ouvriers. Les fellahs sont soit comme les artisans les plus gros qui généralement ne travaillent pas eux-mêmes, soit comme les ouvriers agricoles quand ils sont obligés de travailler eux-mêmes. Mais le pire de tous, ce sont les ouvriers agricoles qui travaillent beaucoup, très longtemps et qui gagnent rien. Chez nous, il y a deux expressions qui disent bien ce qu’elles veulent dire, c’est d’abord Aqabach (le défoncement de la terre: les ouvriers agricoles) et ensuite Albala dou ouabiouch (la pelle et la pioche: les manœuvres). Maintenant, si c’est la préférence, tout le monde veut être fonctionnaire. Il y a pas mieux que fonctionnaire, quelle que soit la catégorie. À niveau égal en tout, mieux vaut être fonctionnaire, à moins de pouvoir, comme médecin, être les deux à la fois: un libéral et un fonctionnaire. Ils travaillent tous à l’hôpital et ont leur cabinet; jamais un fonctionnaire, le plus haut soit-il, ne peut gagner autant que le dernier des médecins. Et puis c’est le médecin qui a le plus de prestige. Plus que l’ingénieur par exemple. D’ailleurs, moi je préfère le médecin, question de responsabilité. […] Ingénieur, médecin, ce sont de beaux métiers ; avocat aussi… et encore, non, les avocats sont tous en chômage en ce moment. Mieux vaut être juge de paix, à titres équivalents: le juge est fonctionnaire, le fonctionnaire est roi. Avant, le dernier métier c’était receveur des messageries ou des CFRA. Il fallait aller de l’avant à l’arrière des voitures, se bousculer, contrôler, parfois se disputer avec les voyageurs; maintenant que les receveurs de la RSTA sont fonctionnaires, ils sont rois; ils sont mieux que les chauffeurs, ont de bons mois, ne bougent plus 88 de leur place, n’ont plus l’occasion de se disputer, il y en a qui font 100 000 francs par mois. Tiens, M., le garçon qui nous sert, avec les allocations familiales, il fait 120 000 francs. Il a six ou sept enfants. (Mais, je t’en prie, qu’est-ce qu’ils mangent les enfants de chez nous. Ils coûtent de l’argent quand ils sont malades ou quand il faut les habiller.) […] Le dernier des fonctionnaires a sa voiture et sa villa avec le prêt du gouvernement. Regarde, tu ne penses pas que M. soit plus instruit que moi, et pourtant moi j’ai fait marchand de légumes. J’ai mangé mon argent. Parce que les plus malheureux ce sont les petits commerçants. Ils gagnent beaucoup moins que les ouvriers, ils mangent le plus souvent leur argent. Une des lois du commerce, c’est que c’est l’argent qui rapporte l’argent; or nos commerçants ne disposent pas de grands capitaux, ont peu d’argent au départ, c’est donc inévitable qu’ils gagnent peu. Ils arrivent tout juste à vivre et, par rapport à l’ouvrier, ils se font plus de soucis: recherche de la clientèle, approvisionnement, calcul et constamment la peur de déposer le bilan alors que, pour le même revenu, l’ouvrier fait sa journée et est débarrassé de tous soucis, surtout s’il est payé au mois comme un fonctionnaire. Pour un fonctionnaire, le travail est un capital, il ne l’est pas pour un commerçant. À un fonctionnaire, le gouvernement accorde un prêt, par exemple pour la construction; un commerçant ne peut avoir de prêt, ou une avance de la part d’une banque que s’il est solvable, c’est-à-dire qu’il possède des biens immobiliers. Un fonctionnaire est soigné par le gouvernement s’il est malade; le commerçant ? Rien ! Tout ça pour quels avantages ? Le prétendu libéralisme de la profession ? Ce n’est pas vrai. Une profession est libérale quand elle rapporte à son homme, quand elle peut le faire vivre et toutes le sont à partir de ce moment. Un commerçant qui est libre d’ouvrir ou de fermer son magasin en théorie, quand il doit attendre le client, perd la liberté qu’il a et il n’a rien à faire d’une liberté dont il ne peut profiter. Même un médecin n’est pas si libre que ça. Un médecin est tenu de se rendre chez le malade à minuit, s’il le faut, mais il y a aucune comparaison avec le commerçant: le commerçant attend le client tandis que le médecin, le client va le trouver. “ Ce n’est pas parce qu’ils peuvent porter tous les jours une chemise blanche qu’ils sont des bourgeois ” […] La bourgeoisie chez nous n’existe pas. On aime beaucoup être bourgeois, mais on ne l’est pas. À combien se comptent les fortunes chez les musulmans ? Quelques noms: Tchkikene, Bensiam, Bellounich qui La fabrique de l’habitus économique fait du bois et de la glace, Tamzali qui fait huile, savon, figues, Tiar qui est un gros commerçant et industriel, Ben Turki, Mouhoub ben Ali, etc. Ce sont les plus gros, les seuls bourgeois! Remarquez que tous ces gens-là ont fait fortune dans le commerce et l’industrie et si aujourd’hui ils possèdent des maisons, des terres, ils les ont acquises. Ce ne sont donc pas des bourgeois qui possèdent des terres, des troupeaux et des hommes vivant sur leurs terres. Cette bourgeoisie est totalement absente en Algérie; si elle a existé avant (les grandes tentes), elle est ruinée maintenant; elle a perdu ses terres. J’ai un livre, je peux vous l’apporter, où il y a des chiffres. Je ne me rappelle pas exactement mais il n’y a pas 1/10, 1/40 et même 1/100 de gros propriétaires musulmans, et puis on ne peut comparer un hectare de rocailles sur un versant de montagne qu’il faut piocher car une paire de bœufs dégringolerait et un hectare en plaine avec l’eau, travaillé au tracteur. Des bourgeois propriétaires de terres, qui il y a ? On peut citer Sayah, Bengana, Ben Ali Chérif. C’est surtout Oran et Constantine qui comptent ces quelques riches colons musulmans. À Alger, c’est une bourgeoisie de commerçants et d’industriels. Ce doit être des nouveaux riches, car notre proverbe «La fortune vient des labours ou de l’héritage» ne s’applique pas à eux. Ils n’ont pas de labours et ne peuvent hériter d’autre chose puisque la terre et le troupeau sont les seules richesses d’avant. Quant aux médecins, avocats, gros commerçants, ce ne sont pas à proprement parler des bourgeois, ce n’est pas parce qu’ils peuvent porter tous les jours une chemise blanche, changer de costume, habiter dans une villa, rouler en voiture, bien manger, dépenser autant qu’ils veulent, qu’ils sont pour ça des bourgeois. Être bourgeois, c’est faire la profession de bourgeois, c’est-à-dire avoir des capitaux qui rapportent, soit diriger une usine, soit avoir une entreprise, avoir des actions en banque. Le bourgeois a de l’argent mais cet argent doit rapporter et aider à faire travailler les autres. Un médecin, un avocat, un grand fonctionnaire, même s’ils ont de l’argent, ne sont pas des bourgeois. Il y aura des bourgeois en Algérie quand il y aura des usines, des fortunes très grandes, des types qui posséderaient des bateaux, des avions, des chemins de fer… Les autobus maintenant ça ne suffit plus. Quand je dis des bourgeois, ce sont plutôt des sociétés, des «compagnies». Une chose qui montre bien que même les bourgeois de chez nous n’ont pas encore le sens des affaires des véritables bourgeois, c’est que ce sont des fortunes personnelles, ils n’ont monté aucune compagnie, ne se sont pas organisés; au contraire, ils se font une concurrence entre eux, rivalisent entre eux. Ils ont essayé de le faire juste avant les événements; puis il y a eu les événements, ils ont eu peur que les affaires ne marchent plus bien, ils ont eu peur aussi de montrer leurs fortunes car il y a des sollicitations et des jalousies. […] “ La morale qu’enseigne la faim ” Maintenant dans les affaires ce sont les petits qui ont compris, les petites fortunes se regroupent maintenant (les moins de 10 millions); mais c’est dommage, ce sont des Kabyles, ils se lancent sur les cafés, après les hôtels et les restaurants, c’est par habitude. Quand on débute dans la restauration, même au niveau de la gargote, si on s’enrichit avec ça, qu’est-ce qu’on peut faire, à part ouvrir un plus gros restaurant ? Or les Kabyles ont commencé comme ça : d’abord garçons de café, serveurs de restaurants. Et puis un fils de famille à Alger n’ouvre pas une salle pour faire la popote et servir à manger, il ne vendrait pas une assiettée; c’est donc un métier méprisé. Il faut être un montagnard kabyle pour le faire, comme il faut être un Noir de Biskra pour faire porteur d’eau : souvent les petits s’enrichissent parce qu’ils n’ont pas la mentalité de « fils à papa » et n’hésitent pas à faire des affaires. C’est pourquoi ils sont en avance; ils ne disent pas « Moi, je suis fils d’un tel ou d’un tel ou mon grand-père était un tel ». Comme les marabouts de chez moi, ils vivent presque de mendicité, c’est honteux. D’ailleurs maintenant, c’est fini, plus personne ne leur donne quoi que ce soit, on leur répond : « Votre ancêtre était un saint, lui d’accord méritait notre ferveur, mais vous, vous êtes des voleurs; si votre grand-père pouvait vous parler, il vous condamnerait et vous dirait “Allez travailler ”. Ce sont les préjugés que tout ça : il n’y a pas de “sous”-métier. Il faut être travailleur et faire tous les moyens, et les parents, les oublier; ils ont tout emporté avec eux – la baraka, le nom, qualités et défauts. » Ça, les petits l’ont compris devant la nécessité. C’est pourquoi sur beaucoup de choses, surtout en ce moment avec la guerre, les petits sont en avance sur les anciens riches des villes. Ces petits sont décidés à aller de l’avant, à tout envoyer balader, à balancer les traditions tandis que les riches s’y accrochent encore. Les petits ne demandent qu’à être aidés dans ce sens et sitôt qu’ils ont fait le premier pas, ils vont jusqu’au bout sans regarder. […] Je me suis mis à fréquenter les familles algéroises qui ne jurent que par leur nom et leur origine, même les femmes mariées. Entre nous, elles trompent plus facilement et plus souvent leur mari que les femmes des ouvriers, car avec les bijoux qu’elles ont, l’argent, les toilettes, elles s’ennuient plus que celles 89 Pierre Bourdieu qui s’occupent de leurs enfants et de leur petite pièce qu’elles tiennent propres. En ce moment, je suis avec une femme de ce milieu par une relation ; donc je sais beaucoup de choses sur la mentalité de ces gens; c’est pourri ! La morale est chez les petits, c’est la morale du travail, celle qu’enseigne la faim; quand on a faim, il y a un tas de choses auxquelles on ne pense pas. Je cite un exemple. En ce moment, tu prends les filles d’un ouvrier spécialisé qui gagne correctement sa vie, a une place stable, un métier sûr, peut habiller correctement ses enfants, par exemple un postier, un agent de l’hôpital, un receveur de la RSTA. Eh bien ! les filles de ces gens-là vont à l’école et si elles réussissent dans les études, les parents feront tout pour les pousser le plus loin possible, comme les garçons. Même si la fille a vingt ans, vingt-deux ans, le père pense à sa fille seulement; il sait que plus elle est instruite, plus elle gagnera sa vie, plus elle sera heureuse dans son foyer en donnant un coup de main à son mari, mari que la fille choisira elle-même car s’il accepte de donner l’instruction à sa fille, il sait que cette fille prendra des libertés à l’égard de son autorité à lui, le père. Le riche, lui, raisonne autrement. Il se dit, le bonheur de ma fille, je le ferai avec mon argent, celui qui viendra épouser ma fille la veut pour la fortune que j’ai, la veut parce que c’est ma fille, moi un tel. Mais moi je ne veux pas que ma fortune, donc ma fille, aille chez n’importe qui, il faut que je choisisse moi le mari de ma fille. Et pour cela, il faut que ma fille à quinze ans soit à la maison, porte le voile et que je la surveille pour la marier comme je l’entends. Ces parents se soucient de leur argent et non de leurs enfants. Conséquence, la fille de l’ouvrier fera professeur, institutrice, infirmière, médecin peut-être, ou simplement petite employée de bureau: et on a besoin de tout en Algérie; la fille du riche qui est normalement mieux placée pour s’instruire saura tout juste écrire une lettre avec le certificat d’études et sera une oisive, demandant à se couvrir de bijoux, à s’engraisser de gâteaux et à fabriquer des enfants. À trente ans, elle est déjà vieille parce qu’elle s’est mariée à dix-sept ans. Elle pèse 160 livres parce qu’elle mange bien et ne bouge pas du sofa; quand elle va au bain maure, elle loue un taxi. Ça encore c’est une autre «Algérie à papa» dont il faut se débarrasser comme de l’autre. Il y va de l’avenir. Ce qui peut sauver l’Algérie, c’est de donner à toute cette masse de malheureux qui ne possèdent rien, ne peuvent rien faire d’autre que manœuvres, à tous ceux-là, il faut leur donner un emploi stable du genre de ceux-là qui n’hésitent pas à envoyer leurs filles au lycée, à la faculté… Les petits deviennent plus modernes, plus évolués que les riches. 90 “ La vie moderne exige que tout le monde travaille : le mari, la femme, les enfants aussi ” L’instruction ne peut faire de mal. Tout au contraire, «un fils de rien» ne l’est pas s’il est instruit; sans instruction, il le serait deux fois plus. Je dis ça parce que longtemps on a dit que l’instruction, c’est la perdition de la fille. Ça y est ! L’envoyer à l’école, lui apprendre le français, c’est lui montrer tout ce qui se fait chez les Européens, la tenter et lui donner le goût et la possibilité d’échapper à l’autorité des parents, du mari, en mal évidemment. Voilà ce que l’on a dit pendant longtemps et c’est à ça que s’en tiennent encore les riches avec leurs filles, soucieux plutôt de ceux qui auront à hériter de leurs richesses. Maintenant on commence à se rendre compte qu’au contraire l’instruction est nécessaire dans la vie et qu’en plus de l’instruction, il y a l’éducation, avec l’éducation on peut faire confiance à la femme, avant il suffisait de voir une femme parler à un homme pour la condamner, la voir sourire. Or parler avec un homme, rire et sourire ne veut pas dire coucher avec lui. C’est parce qu’il y avait de la haine en nous qu’on attribuait à nos femmes toujours les mauvaises intentions. Heureusement que tout cela commence à disparaître. C’est la guerre qui l’a fait disparaître. Les femmes qui n’avaient jamais vu la rue se sont trouvées en face des militaires, dans les bureaux, les marchés. C’est fini, personne ne peut maintenant les condamner; au contraire, il y a lieu de les féliciter si elles arrivent à suppléer à leurs maris, leurs enfants. Les filles ne doivent donc pas être exclues de la scolarisation. Il faut que la femme travaille et il faut que les jeunes filles soient évoluées pour travailler et non plus pour vivre à la maison comme avant, nous sommes au siècle de l’atome, il faut faire la civilisation chez nous. La femme, c’est selon son ménage; il faut toujours revenir à ça. La femme ne peut travailler comme l’homme; l’homme n’a que ça à faire, la femme a un foyer, des enfants. Il ne faut pas faire d’elle un homme par le travail. D’après et comme va la civilisation, la couture, les soins et d’autres professions vont pour la femme. Il faut développer ça et vite car en Algérie, on manque de tout, on a rien (même des infirmières), il nous faut de tout, de A à Z. Actuellement ? Rien – la vie moderne exige que tout le monde travaille et non pas comme jusqu’ici, un travaille, dix mangent. Le mari au travail, la femme aussi, les enfants aussi, à l’école, en apprentissage ou au travail (bureaux, ateliers, etc.). Il faut de la discipline, respecter les ordres du gouvernement. Il faut même une dictature pour obliger tout le monde à travailler. […]