1 - ACTES 150 jb_nri

publicité
Pierre Bourdieu
La fabrique de l’habitus
économique
J’ai assisté, dans les années 1960, en Algérie, à ce qui
m’apparaît rétrospectivement comme une véritable
expérimentation sociale. Ce pays dans lequel certaines
populations montagnardes reculées et isolées, comme
celles que j’ai pu étudier en Kabylie, avaient pu conserver, à peu près intactes, les traditions d’une économie
précapitaliste tout à fait étrangère à la logique du marché, a connu, avec la guerre de libération, et certaines
des mesures de la politique militaire de répression,
comme les regroupements de population opérés par l’armée française, une sorte d’accélération historique qui
a fait coexister (ou se télescoper), sous le regard de l’observateur, deux formes, ordinairement séparées par un
intervalle de plusieurs siècles, de système économique
aux exigences contradictoires1.
Je voudrais ici évoquer brièvement, sans revenir
sur le détail des analyses déjà publiées et en donnant la
priorité à des informations inédites, conservées dans mes
carnets de terrain, ce qui m’est apparu en pleine clarté dans cette sorte de situation de laboratoire : la discordance entre des dispositions économiques façon-
nées dans une économie précapitaliste et le cosmos
économique importé et imposé, parfois de la manière
la plus brutale, par la colonisation, obligeait à découvrir que l’accès aux conduites économiques les plus élémentaires (travail salarié, épargne, crédit, régulation des
naissances, etc.) ne va nullement de soi et que l’agent
économique dit «rationnel» est le produit de conditions
historiques tout à fait particulières. C’est très précisément ce qu’ignorent et la théorie économique qui enregistre et ratifie sous le nom de « théorie de l’action
rationnelle» un cas particulier d’habitus économique historiquement situé et daté sans s’interroger le moins
du monde, tant il lui paraît aller de soi, sur les conditions économiques et sociales qui le rendent possible,
et la « nouvelle sociologie économique2 » qui, faute de
disposer d’une véritable théorie de l’agent économique,
reprend par défaut la Rational Action Theory et omet
d’historiciser les dispositions qui, comme le champ
économique, ont une genèse sociale. C’est sans doute
parce que je me suis trouvé placé dans une situation où
je pouvais observer de visu le désarroi ou la détresse
1. Les lieux, conditions et objectifs des investigations sur lesquels cet article revient sont spécifiés en détail dans deux livres parus simultanément au début des
années 1960 : Travail et travailleurs en Algérie (Pierre Bourdieu, avec Alain Darbel, Jean-Pierre Rivet et Claude Seibel, Paris-La Haye, Mouton, 1963), sur la transformation des dispositions économiques et des structures sociales accompagnant la diffusion de l’émigration, de l’urbanisation et du travail salarié à travers l’Algérie ;
et Le Déracinement. La crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie (Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad, Paris, Minuit, 1964), sur les bouleversements de la
société rurale, principalement en Kabylie, résultant de la colonisation et surtout de la politique de déplacement forcé, dite de « regroupement », par laquelle l’armée
française cherchait à détruire les bases sociales de l’aile armée du mouvement nationaliste. Les principaux résultats de cette recherche sont récapitulés de
manière succincte dans le premier chapitre d’Algérie 60 (P. Bourdieu, Paris, Minuit, 1977), « Le désenchantement du monde ». 2. Pour un échantillon représentatif de ce courant de la sociologie nord-américaine, issu de la réappropriation de Polanyi et de Weber et du développement de l’analyse des réseaux visant à
rompre avec une conception atomisée des agents économiques, voir Richard Swedberg (éd.), Explorations in Economic Sociology, New York, Russell Sage
Foundation, 1993 ; et Mark Granovetter, « The Old and the New Economic Sociology : A History and an Agenda », in Roger Friedland et A. F. Robertson (éds), Beyond
the Marketplace, New York, Aldine De Gruyter, 1990, p.89-112 ; « Economic Institutions as Social Constructions : A Framework for Analysis », Acta Sociologica,
35-1, 1993, p.3-12. Pour une approche visant à réinscrire la sociologie économique dans la « théorie du choix rationnel » étroitement définie qui révèle la philosophie de l’action utilitariste et individualiste qui leur est commune, on peut lire James S. Coleman, « A Rational Choice Perspective on Economic Sociology »,
in Neil J. Smelser et Richard Swedberg (éds), The Handbook of Economic Sociology, New York, Russell Sage Foundation, 1994, p.166-180. Pour le contraste
avec la même problématique posée en termes ethnologiques, voir Stuart Plattner (éd.), Economic Anthropology, Stanford, Stanford University Press, 1989.
ACTES DE LA RECHERCHE EN SCIENCES SOCIALES numéro 150 p.79-90
79
Pierre Bourdieu
d’agents économiques dépourvus des dispositions tacitement exigées par un ordre économique pour nous tout
à fait familier, où, étant une structure sociale incorporée, donc naturalisée, elles apparaissent comme allant
de soi, naturelles, et universelles, que j’ai pu avoir l’idée
d’analyser statistiquement les conditions de possibilité
de ces dispositions historiquement constituées.
Quelques propriétés
de l’économie précapitaliste
Toutes les caractéristiques majeures des pratiques
économiques précapitalistes peuvent se rattacher au fait
que les conduites que nous considérons comme économiques ne sont pas autonomisées et constituées
comme telles, c’est-à-dire comme ressortissant à un
ordre spécifique, régi par des lois irréductibles à celles
qui régissent les relations sociales ordinaires, notamment
entre parents.
Dans la société kabyle de la fin de l’ère coloniale, les
échanges entre parents ou entre voisins obéissent à la
logique du don et du contre-don. Les personnes honorables ne vendent pas du lait (« Tu parles! Il a vendu du
lait ! »), ni du beurre ou du fromage, ou encore des
légumes ou des fruits, mais on en « fait profiter les voisins »… Le meunier qui a un excédent de farine ne songerait pas à vendre un produit qui, comme la farine, est
la base même de l’alimentation. La logique de l’échange de dons se combine avec la logique mythico-rituelle
pour interdire de rendre vide un ustensile: ce qui est ainsi
renvoyé est appelé el fel, c’est-à-dire « le porte-bonheur », comme ce qu’on donne au maçon, œufs ou
volailles, lorsqu’il va travailler hors du village. Même
chose pour les services, régis par des règles strictes de
réciprocité et de gratuité; et aussi pour les prêts. Ainsi,
la charka du bœuf (par laquelle un paysan prête un bœuf
pour une durée déterminée contre un certain nombre de
mesures de grains) ne peut s’instaurer qu’entre quasiétrangers (c’est-à-dire en cas de défaillance des plus
proches) et elle est entourée de toutes sortes de dissimulations et euphémisations destinées à en masquer ou
en refouler les potentialités mercantiles: le plus souvent,
les deux « contractants » préfèrent la cacher d’un commun accord, l’emprunteur essayant de dissimuler son
dénuement et de laisser croire que le bœuf est sa propriété, le prêteur se prêtant au jeu parce qu’il est mieux
de tenir cachée une transaction qui n’est pas strictement
conforme au sentiment de l’équité, le capital ne pouvant
jamais être perçu et traité comme tel. Tout se passe
comme si la transaction devenait de plus en plus réduite à sa « vérité » économique à mesure que le rapport
entre les agents concernés par l’échange devient plus éloigné, donc plus neutre et impersonnel, le poids relatif de
la générosité et du sentiment de l’équité décroissant
alors continûment, dans ces rapports structuralement
ambigus, au profit de l’intérêt et du calcul3.
Les rapports réduits à leur dimension purement
« économique » sont conçus comme des rapports de
guerre, qui ne peuvent s’engager qu’entre étrangers. Le
lieu par excellence de la guerre économique est le marché, moins le marché de village ou de tribu, lieu où l’on
côtoie encore des familiers, que les grands marchés
des petites villes lointaines (Bordj bou Arreridj, Akbou
ou Maison-Carrée, dans la bouche des informateurs) où
l’on s’affronte à des inconnus, et au plus redoutable
d’entre eux, le maquignon, et où l’on est exposé, du
même coup, à toutes les ruses et les supercheries de la
guerre sans merci. Et l’on peut dégager des innombrables récits des infortunes du marché quelques règles
de prudence : quand l’objet de la transaction est bien
connu, sans équivoque, comme une terre, un rapport
d’échange anonyme est possible et le choix se porte en
priorité, sinon de manière exclusive, sur la chose achetée; quand il est mal connu, équivoque et peut donner
matière à tromperies (comme un mulet qui peut se
révéler rétif ou un bœuf qui peut être artificiellement
«grossi» ou donner des coups de corne), le choix se porte
en priorité sur le vendeur, et, en tout cas, on
s’efforce de substituer un rapport personnel à un rapport impersonnel et anonyme, notamment en prenant
toutes sortes de garanties et en mobilisant des «garants»
et des témoins, qui visent en quelque sorte à noyer la relation de l’acheteur et du vendeur dans un réseau d’intermédiaires4.
Les stratégies d’honneur qui régissent les échanges
ordinaires ne sont pas totalement absentes des échanges extra-ordinaires du marché: ainsi, comme cela se fait
aussi à l’occasion des mariages, le vendeur, après les
échanges verbaux qui se concluent par la fixation du
prix, rend ostensiblement à l’acheteur une part relativement importante de la somme « pour qu’il achète de
la viande aux enfants». Et l’on raconte de nombreux cas
d’achats de terres déterminés par le souci de protéger
un parent ou une parente contre la dépossession au pro-
3. J’ai montré ailleurs qu’une semblable répression de l’intérêt strictement «économique» tend à gouverner le champ de la production artistique au fur et à mesure
de sa constitution historique (P. Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992). 4. Pour une analyse convergente du
point de vue de la théorie de l’information, voir la dissection du fonctionnement du bazar de Sefrou au Maroc opérée par Clifford Geertz (« The Bazaar Economy :
Information and Search in Peasant Marketing », American Economic Review, 68, mai 1968, p.28-32). Un même mécanisme de réduction de l’incertitude entourant l’échange économique est décrit par Charles W. Smith dans son ethnographie des ventes aux enchères (Auctions: The Social Construction of Value, Berkeley,
University of California Press, 1990). 5. On trouvera une analyse similaire des facteurs empêchant que la terre ne devienne une pure marchandise dans les campagnes du Béarn qui m’a permis, à l’époque, de mieux déchiffrer la logique de l’économie paysanne algérienne dans «Célibat et condition paysanne» (Études
rurales, 5-6, avril 1963, p.32-136, repris in Le Bal des célibataires, Paris, Seuil, coll. « Points », 2002). 6. P. Bourdieu et A. Sayad, Le Déracinement, op. cit.
80
La fabrique de l’habitus économique
fit d’un étranger ou, dans une autre logique, pour affirmer le point d’honneur d’un groupe en face d’un groupe rival. Bref, la logique du marché, c’est-à-dire de la
guerre, n’est jamais vraiment acceptée et reconnue en
tant que telle et ceux qui s’en accommodent, maquignon, collecteur des droits du marché ou usurier, sont
voués au mépris5.
Une brève parenthèse sur les relations entre les paysans et les artisans, notamment les forgerons et les
meuniers, et sur leurs transformations, corrélatives de
l’apparition de véritables métiers de commerce, permettra de vérifier que la logique proprement économique n’est pas indépendante de la logique des rapports
sociaux dans lesquels elle est immergée. Ainsi, dans la
Kabylie des années 1950, le travail des forgerons était
l’objet d’une transaction non monétaire le plus souvent
réglée par le droit coutumier, le forgeron du village
devant assurer à chaque paysan les réparations nécessaires à l’entretien de son matériel en échange d’un prélèvement annuel d’une part de la récolte proportionnelle au nombre de paires de bœufs possédées. Le
cas des moulins à eau d’Aghbala, que j’ai étudié avec
Abdelmalek Sayad, permet de saisir l’interpénétration des relations sociales et des relations économiques : du fait que, à la différence des forgerons,
très fortement stigmatisés, les meuniers n’étaient pas
exclus de la communauté, bien qu’ils comptent parmi
les plus déshérités, chaque moulin s’attachait, par le
jeu des échanges de services et le chassé-croisé des relations et des alliances, une clientèle stable, traitée avec
des égards spéciaux, un peu comme des hôtes, et prélevait une part (un dixième) des grains traités en
échange du service rendu.
Avec le déclin de l’agriculture lié à l’introduction
d’activités nouvelles (artisanat, commerce, etc.) et à
l’apparition de ressources non agricoles liées à l’émigration6, le recours aux moulins à eau traditionnels
régresse (on s’approvisionne directement en semoule au
lieu de faire moudre le grain récolté) et le moulin à
moteur prend la place, ruinant, comme par magie, tout
le système des conventions qui régissait le jeu de la solidarité collective dans le cas de la mouture traditionnelle.
Ainsi, par exemple, il était de tradition de traiter gratuitement et en priorité toute charge de grains n’ayant
pas été apportée à dos de bête; il ne pouvait s’agir que
de la petite réserve d’un pauvre, issue du glanage, des
dons de l’Aïd, de la dîme prélevée sur les récoltes, de
l’aide d’un parent plus riche ou encore de la mendicité auprès des aires à battre, quantité trop réduite en tout
cas pour pouvoir être amputée encore d’un dixième et
trop impatiemment attendue pour qu’on puisse en différer la transformation. À travers le moulin à moteur,
acquis le plus souvent à force d’économies (au lieu
d’être simplement un bien d’usage hérité), et perçu et
traité comme un simple moyen de production (au sens
de l’économie), s’introduit la logique de l’investissement
et du calcul des coûts et des profits, en lieu et place des
satisfactions de l’accomplissement autarcique que pouvait procurer au paysan propriétaire de tout ou partie
d’un moulin à eau le fait de moudre son propre grain :
un vieux fellah se souvient d’avoir utilisé le moulin
dont il possède les trois quarts pendant trente-cinq
jours d’affilée, soit durant le quart de la période
d’activité; l’utilisateur du moulin mécanique, si pauvre
soit-il, se trouve converti en client et le meunier se
comporte à son égard en commerçant soucieux de rentrer dans ses frais.
Cette transformation des activités « artisanales »,
toujours subordonnées jusqu’alors à l’activité agricole
et le plus souvent exercées par des catégories stigmatisées, comme les Noirs, ou par les plus pauvres, à titre
de complément du khammessat (forme traditionnelle
de métayage au quint) ou du métayage, en activités à
part entière, en véritables « métiers », a son équivalent
dans l’ordre du commerce qui ne pouvait être, autrefois, qu’une activité complémentaire, associée à l’agriculture (on aurait considéré comme un « paresseux »
celui qui serait resté « assis sur une chaise », des « journées entières », « à l’ombre »). Aussi veillait-on à n’ouvrir boutique que le matin, avant le départ aux champs,
et le soir au retour du travail, pendant la belle saison.
Le local imparti au commerce faisait partie de l’habitation et les familiers (ou, quand on n’avait pas droit à
cette intimité, la vieille de la maison) n’hésitaient pas
à appeler ou à entrer dans la maison pour se faire
servir un paquet de café ou de sucre (soit par le
maître de maison, soit par une des femmes, soit par un
des garçons spécialisé à cet effet).
Tout vient à changer lorsque, dans les années 1960,
on voit apparaître le commerçant à plein temps qui ne
veut plus exercer le métier de paysan, laissant ses terres, s’il en a, à son fils, son frère ou à un khammès.
Présent en permanence dans sa boutique, désormais distincte de la maison, pendant des heures d’ouverture bien
fixées, souvent habillé autrement que le fellah, il a le sentiment de faire quelque chose en tenant boutique (et non
de perdre son temps), même lorsque, dans les regroupements, produits de la fausse urbanisation opérée par
l’armée, son activité est en fait très réduite (sa boutique
devenant en fait un lieu de réunion où l’on vient pour
bavarder sans consommer). Cette « ascension » des
commerçants est, pour les vieux paysans attachés à
l’économie de la bonne foi (niya), un des signes de l’effondrement du monde ancien, comme l’explique tel
informateur du regroupement de Aïn Aghbel.
« Même les bouchers se moquent maintenant des
cultivateurs. Il leur suffit d’avoir un magasin, une
chemise spéciale pour le travail, de changer de vête81
Pierre Bourdieu
ments, d’avoir des ouvriers qui égorgent [les bêtes],
qui nettoient, qui vendent sur les marchés, pour cesser d’être des bouchers [métier traditionnellement
méprisé, comme celui de forgeron] et devenir des
“riches”. C’est devenu un “métier” [en français].
Maintenant, tout est métier. Quel est ton métier,
demande-t-on ? Et chacun de se trouver un métier.
Qui, pour avoir entreposé trois boîtes de sucre et
deux paquets de café dans un local, se dit commerçant; qui parce qu’il sait clouer quatre planches se
dit menuisier; les chauffeurs ne se comptent plus,
même s’il n’y a pas de voitures, il suffit pour cela
d’avoir en poche son permis. Est-ce que cela donne à
manger ? C’est l’armée [française] qui a fait un peu
ça, qui a donné un métier aux gens. Il y a eu d’abord
l’autodéfense, c’est le premier métier […]. Il y a eu
par la suite les harkis, les goumiers, les moukhazni,
les sardjan [sergent], kabran [caporal], serdjan chef,
il y a eu le sakritir et le khodja [cadre], sans parler
du maire (el mir) et ses conseillers (iqounsayan-is).
Après ça, il suffit que le lieutenant apprenne qu’un tel
sait faire ceci ou cela, pour qu’il le mentionne comme
ayant ce métier; petit à petit tout le monde est venu à
oublier qu’il y a le travail de la terre que l’on néglige.
Au recensement, j’ai entendu Mohand L. s’insurger
parce qu’on l’a porté comme cultivateur, alors qu’on
a trouvé un vrai métier à tous les autres inscrits :
“Vous me méprisez; les vrais cultivateurs, vous leur
avez trouvé un métier, moi, parce que je ne possède
pas un arpent (thamtirth), vous faites de moi un
fellah. Voilà des cultivateurs, de la terre, ils en ont
jusqu’au seuil de leur porte, et pourtant l’un est
chauffeur, l’autre commerçant. Je ne parle pas de
Hocine M. qui, lui, est elkhodja gel biro (khodja
dans le bureau) ! Moi aussi, j’ai un métier !” »
Et il continue en racontant comment ce personnage
s’est improvisé maquignon (tadjar) et intermédiaire et,
contre commission, assure des ventes de bois ou approvisionne le village en paille ou tout autre bien :
« Il y a aussi le travail en France qui nous a valu des
soudeurs, des peintres-tapissiers, des travailleurs sur
machines. La mine a donné des piqueurs, des boiseurs, des coffreurs. Il ne manque que des ingénieurs.
Tous ces gens ont cessé de travailler depuis fort longtemps, ils gardent toujours leur métier, surtout si sur
leur carte d’identité il y a le métier; c’est la preuve
irréfutable. À ceux qui n’ont pas de métier, il reste la
possibilité d’être antriti [retraité, en retraite] ou anfaliditi [en invalidité]. »
Les conditions économiques de l’accès aux
pratiques économiques
Ce long monologue haut en couleur évoque, pêle-mêle,
quelques-uns des facteurs tels que l’émigration ou l’activité classificatoire de l’armée française, grande pourvoyeuse aussi de fausses activités, qui, avec la généralisation des échanges monétaires et l’introduction
d’innovations techniques, ont introduit, jusque dans
le monde rural, la logique de l’économie monétaire et
du calcul économique dit rationnel. Mener en milieu
rural l’étude des transformations des pratiques économiques permet de voir mieux, et plus complètement, ce qu’elles mettent en jeu, c’est-à-dire tout un
style de vie ou, mieux, tout un système de croyances.
Si bien qu’il faut parler, pour les décrire, non d’adaptation, mais de conversion7.
Pour faire comprendre à des lecteurs qui, comme nos
économistes et nos sociologues de l’économie, sont
dans l’économie dite rationnelle comme des poissons
dans l’eau, que le mot de conversion n’est pas trop
fort, et pour provoquer en eux la conversion de tout
l’esprit qui est nécessaire pour rompre avec l’univers de
présupposés profondément incorporés qui nous font
juger évidentes, naturelles et nécessaires, donc rationnelles, les conduites économiques en usage dans notre
monde économique, il faudrait que je puisse ici évoquer
la longue suite d’expériences souvent infimes qui m’ont
fait éprouver de manière sensible et concrète le caractère contingent et arbitraire de ces conduites ordinaires, marquées du sceau du plus parfait naturel, que nous
accomplissons tous les jours dans la routine de nos
pratiques économiques. Comme, par exemple, le fait de
se faire rendre la monnaie, dans un magasin, au lieu
d’arriver chez le « commerçant », comme en Kabylie,
avec, dans la main, la somme minutieusement décomptée correspondant exactement au prix de l’objet que l’on
vient acheter.
Je me souviens encore être resté de longues heures
à poser des questions à un paysan kabyle qui essayait
de m’expliquer une forme traditionnelle de prêt de
bétail parce qu’il ne m’était pas venu à l’esprit que le
prêteur pût, contre toute raison « économique », se sentir l’obligé de l’emprunteur au nom de l’idée que celuici assurait l’entretien de la bête qu’il aurait bien fallu
nourrir en tout cas. Je me souviens aussi de la somme
d’observations anecdotiques et de constats statistiques
que j’ai dû accumuler avant de comprendre la philosophie implicite du travail, fondée sur l’équivalence
du travail et de la rémunération en argent, que j’enga-
7. En l’absence d’une telle conversion, c’est l’ensemble des stratégies de reproduction qui se trouvent enrayées et en fin de course bloquées, et la reconversion
devient impossible, menant le groupe à la démoralisation, voire à l’auto-extinction, comme on le voit bien dans le cas de paysannerie française (cf. Sylvain
Maresca, Les Dirigeants paysans, Paris, Minuit, 1983).
82
La fabrique de l’habitus économique
geais dans mon interprétation spontanée de ce monde
et qui m’empêchait de comprendre complètement certaines conduites ou certains étonnements de mes informateurs (celui du vieux Kabyle découvrant la multiplication des « métiers » que j’ai cités ci-dessus) : la
conduite, jugée suprêmement scandaleuse, du maçon
qui, au retour d’un long séjour en France, demanda
qu’on ajoute à son salaire une somme correspondant au
prix du repas offert à la fin des travaux auquel, par un
manquement inouï à la bienséance, il avait refusé de
prendre part; ou le fait que, pour un nombre d’heures
ou de jours de travail objectivement identiques, les
paysans des régions du sud de l’Algérie, moins affectées
par l’émigration (et par la politique d’encadrement de
l’armée), se disaient plus souvent occupés, comme paysans, que les Kabyles, plus enclins à s’attribuer un
« métiers » ou à se dire chômeurs. Cette philosophie
allait pour moi tellement de soi qu’il ne m’apparaissait
pas qu’elle me dissimulait le travail d’invention et de
conversion que ceux que j’étais en train d’observer
devaient accomplir pour s’arracher à une vision, pour
moi très difficile à penser, de l’activité comme occupation sociale socialement reconnue, indépendamment
de toute sanction matérielle, et pouvant, à la limite, se
réduire à l’accomplissement de la fonction propre d’homme, qui ne perd pas son temps, lorsqu’il parle avec
d’autres hommes à l’assemblée ou lorsqu’il distribue le
travail aux membres de la maisonnée.
De même que j’avais dû m’imprégner suffisamment
de la logique du système mythico-rituel kabyle pour
être capable de commettre délibérément des « barbarismes» dans les questions que je leur posais (en faisant
par exemple intervenir un objet fabriqué par le feu, un
peigne à carder la laine, dans un rituel où l’on attendait
un objet féminin, comme l’eau ou la laine) afin de susciter le démenti ou le rire de mes informatrices, plus
capables, comme nous en matière de langue, de repérer
des fautes que d’énoncer des règles, ce qui est l’affaire
des grammairiens et non des simples locuteurs, de
même, mais sans doute plus difficilement, parce que rien
ne me préparait à penser l’économie, la mienne surtout,
comme un système de croyances, j’ai dû apprendre peu
à peu, à travers des observations ethnographiques corroborées ensuite par l’analyse statistique, la logique
pratique de l’économie précapitaliste, en même temps
que j’essayais tant bien que mal d’en écrire la grammaire.
C’est sans doute la familiarité quasi indigène avec la
logique pratique de l’économie précapitaliste que j’avais
acquise à travers l’enquête ethnographique et qui avait
«réveillé», par une sorte d’anamnèse8 méthodiquement
provoquée, des souvenirs profondément enfouis de mon
enfance campagnarde (j’avais ainsi été envoyé, plus
d’une fois, avec la monnaie exactement comptée dans
la main, chez l’épicier, qu’il fallait faire venir en criant
« houhou » à l’entrée de la maison) qui m’a permis
d’apercevoir tout ce que pouvait avoir d’historiquement extra-ordinaire, dans son apparente banalité, l’histoire, rapportée par les journaux du 29 octobre 1959,
de ces enfants de Lowestoft, en Angleterre, qui avaient
créé une société d’assurance contre les punitions prévoyant que, pour une fessée, l’assuré recevrait quatre
shillings et qui, devant certains abus, étaient allés jusqu’à
établir une clause supplémentaire selon laquelle la société n’était pas responsable des accidents volontaires.
C’est aussi cette compréhension pratique d’une économie des pratiques économiques devenue parfaitement exotique qui m’a permis de découvrir et de comprendre que, comme le rappelle Bergson, « il faut des
siècles de culture pour produire un utilitariste comme
Stuart Mill» ou, autrement dit, que tout ce que la science économique se donne comme un donné, c’est-à-dire
l’ensemble des dispositions de l’agent économique qui
fondent l’illusion de l’universalité anhistorique des
catégories et des concepts utilisés par cette science,
est en fait le produit d’une longue histoire collective, et
doit être acquis au cours de l’histoire individuelle, dans
et par un travail de conversion qui ne peut réussir que
sous certaines conditions. Cet « utilitariste » ainsi restitué à son exotisme, j’ai voulu, après tant d’autres,
comme Weber9, Sombart10 ou Tawney11, que je lisais
avec passion, contribuer à comprendre comment il
s’était peu à peu inventé, tout au long de l’histoire, en
me donnant pour projet explicite d’observer les
processus d’acquisition de toutes ces dispositions qui
sont accordées d’emblée aux petits écoliers « spontanément » stuartmilliens de Lowestoft, comme le calcul
des coûts et des profits, le prêt à intérêt, l’épargne, le
crédit, l’investissement ou même le travail; et même
d’établir rigoureusement, par les voies de la statistique,
les conditions économiques et culturelles de l’accès à
la conduite économique dite rationnelle.
Le principe de tous les renversements de la vision du
8. La même anamnèse peut être déclenchée par la réappropriation historique des croyances et des pratiques économiques effacées par l’histoire économique,
i.e. la transmutation de dispositions et de représentations collectives devenues littéralement impensables pour nous, telle celle provoquée par la révolution symbolique (dans le domaine de la religion, de la statistique, de la famille et de l’entreprise) qui a « mis la mort sur le marché » et rendu possible l’invention de l’industrie
de l’assurance-vie à la fin du XIXe siècle en Amérique (Viviana Zelizer, Morals and Markets : the Development of Life Insurance in the United States, New York, Columbia
University Press, 1979). Elle peut être également favorisée par cette sorte d’involution économique brutale qui rend subitement obsolète l’habitus économique
formellement rationnel d’un ancien cosmos économique ordonné, telle que l’analyse Burawoy dans le cas de la Russie post-communiste (Michael Burawoy, Pavel
Krotov et Tatyana Lytkina, « Involution and Destitution in Postcommunist Russia », Ethnography, 1-1, été 2000, p.43-66). 9. Max Weber, Gesammelte Aufsätze
zur Sozial- und Wirtschaftsgeschichte, Tübingen, Mohr, 1924. 10. Werner Sombart, The Quintessence of Capitalism: A Study of the History and Psychology of
the Modern Business Man, Londres, Unwin, 1915. 11. Richard Henry Tawney, Religion and the Rise of Capitalism, Londres, John Murray, 1926.
83
Pierre Bourdieu
monde n’est autre chose que l’acquisition de l’esprit de
calcul, qu’il faut se garder de confondre avec la capacité,
sans doute universelle, de calculer. Soumettre toutes les
conduites de l’existence à la raison calculatrice, comme
le veut l’économie, c’est rompre avec la logique de la philia, dont parlait Aristote, c’est-à-dire de la bonne foi, de
la confiance et de l’équité, qui doit régir les relations
entre les parents et qui repose sur le refoulement ou,
mieux, la dénégation du calcul. Refuser de calculer
dans les échanges entre familiers, c’est refuser d’obéir
au principe d’économie comme propension et aptitude
à économiser ou à faire des économies (d’efforts, de
peine, puis de travail, de temps, d’argent, etc.), au lieu
de donner sans compter, refus qui peut sans doute à la
longue favoriser une atrophie des dispositions calculatrices. C’est refuser de sortir d’un monde où la famille,
et les échanges dont elle doit être le lieu, fournissaient
le modèle de tous les échanges, y compris de ceux que
nous considérons comme « économiques », pour entrer
dans un monde où l’économie, désormais constituée
comme telle, avec ses propres principes, ceux du calcul,
du profit, etc., prétend devenir le principe de toutes les
pratiques et de tous les échanges, y compris au sein de
la famille, au grand scandale du père kabyle auquel son
fils réclame un salaire. C’est de ce renversement de la
table des valeurs qu’est née l’économie telle que nous
la connaissons et dont certains économistes particulièrement intrépides, comme Gary Becker, ne font qu’accomplir jusqu’au bout la logique, dont leur pensée
même est le produit impensé, lorsqu’ils appliquent à la
famille, au mariage ou à l’art, des modèles construits
selon le postulat de la rationalité calculatrice12.
On comprend que l’apprentissage de l’économie
moderne ne se réduit pas, comme on pourrait le croire,
à sa dimension purement technique (qui n’est sans
doute pas négligeable). Adhérer à la vision “utilitariste”,
c’est rompre avec tout un art de vivre et, du même
coup, avec tous ceux qui le partagent et qui se sentent
directement visés par ce qui leur apparaît comme un
reniement. Cela ne se voit jamais aussi bien que lorsque
ceux qui parviennent à s’arracher à l’emprise de la
nécessité sont rappelés aux devoirs de solidarité par les
membres de leur famille. La pression terrible, constante, que ces derniers font peser est sans doute un des facteurs qui rendent particulièrement difficiles et périlleux
les efforts d’ascension sociale (nombre d’émigrés maghrébins vivant en France sont aujourd’hui inscrits sur la
liste rouge des abonnés au téléphone pour échapper aux
sollicitations13) et, de manière plus générale, l’adaptation aux exigences de l’économie moderne. C’est tout
le groupe qui, tant que reste vivante l’économie de la
bonne foi, impose des obligations d’honneur qui sont
parfaitement incompatibles avec la loi froide du calcul
intéressé.
Ainsi, tant dans les villages campagnards de Kabylie
que dans les regroupements ou dans les bidonvilles
autour d’Alger, les relations entre les commerçants et
leurs clients n’ont pas la simplicité et la transparence des
échanges de supermarché ou même des petites boutiques qui peuvent (et doivent) afficher que « la maison
ne fait pas de crédit ». Paradoxalement, l’emprunt suppose une relation de confiance: on ne sollicite pas n’importe qui; mieux, on ne sollicite en quelque sorte que
quelqu’un qui sera tenu de répondre à l’attente, c’est-àdire un membre du groupe à l’intérieur duquel joue
une certaine forme de solidarité. Et même, à l’intérieur
du groupe, on ne s’adresse qu’à des pairs qui sont en droit
et en devoir de «réciproquer», par exemple, à l’occasion
de la twiza des labours, des propriétaires de paires de
bœufs (et non des journaliers qui, s’ils sont conviés, ou
viennent de leur propre initiative, doivent être rétribués). De même, on ne sollicite le crédit que de celui que
l’on sait tenu de l’accorder. Le commerçant auquel on
demande de faire crédit se doit de l’accorder, parce qu’il
n’ignore pas l’épreuve extrêmement rude à laquelle a été
soumis l’honneur de son solliciteur, contraint, pour
satisfaire aux besoins primordiaux de sa famille, de faire
une démarche déshonorante, pour lui-même, et aussi
pour toute sa famille, qui n’a pas su lui assurer les ressources permettant de l’éviter: «Ne me déshonore pas»,
« Je me couvre de déshonneur, ne me déshonore pas ».
Hors du cadre social où la réponse est possible, le refus
ne viole pas la loi de l’échange et l’acceptation prend le
sens d’une aumône, don sans contre-don qui s’établit
entre inconnus, ou d’un véritable crédit, au sens moderne du terme, qui suppose la restitution, donc les conditions présumées qui la rendent possible.
C’est avec cette forme hautement ambiguë de relations, qui caractérise si profondément toutes les conduites traditionnelles de solidarité, que l’entrée dans le
monde urbain, et l’économie économique, impose de
rompre. Rupture qui suppose une transformation très
profonde des dispositions les plus fondamentales, celles
qui définissent tout le rapport au monde économique,
qui est un monde de besoins et d’aspirations, mais inextricablement entrelacés avec des devoirs et des principes
12. Gary S. Becker, The Economic Theory to Human Behavior, Chicago, The University of Chicago Press, 1976; A Treatise on the Family, Cambridge, Harvard
University Press, 1984. 13. Abdelmalek Sayad, La Double absence, Paris, Seuil, 1999. 14. P. Bourdieu, Algérie 60, op. cit. 15. La même condamnation
morale, dans l’idiome pseudo-technique de l’« underclass » en Amérique et de l’« exclusion » en Europe, alimente nombre d’analyses d’apparence impeccablement
positiviste du sort des fractions déclinantes de la classe ouvrière dans les sociétés avancées dont les dispositions en porte-à-faux avec les exigences de la nouvelle
économie polarisée des services répètent, à différents stades de développement, l’expérience du sous-prolétariat urbain d’origine agraire à travers le monde
colonial de l’Occident.
84
La fabrique de l’habitus économique
éthiques, qui s’expriment dans le langage de l’honneur,
de la dette, du dévouement, de la reconnaissance, etc.
Ayant ainsi rappelé l’immersion des choses économiques dans l’univers des croyances et des valeurs ultimes, celles qui ont rapport avec l’idée que chaque
homme (ou femme) a de lui-même devant lui-même et
devant les autres, il restait à analyser les variations des
pratiques et des stratégies économiques selon différentes variables, économiques notamment, et faire ainsi
apparaître que les dispositions calculatrices en matière
de travail, d’épargne, de logement, de fécondité ou d’éducation sont liées, par la médiation des dispositions à
l’égard de l’avenir, à des conditions économiques et
sociales qui sont des conditions économiques et sociales de possibilité et d’impossibilité. En deçà d’un certain
seuil, défini (ou, mieux, repéré) par un certain niveau économique et culturel, les dispositions rationnelles ne peuvent pas se constituer et l’incohérence est le principe de
l’organisation, foncièrement désorganisée, jusque dans
le rapport au temps et à l’espace, de l’existence des
sous-prolétaires. Plus largement, l’accès au jugement
économique éclairé, dans l’acte d’achat, d’emprunt ou
d’épargne, a des conditions économiques et culturelles
de possibilité. J’ai en effet pu établir empiriquement
que, en deçà d’un certain seuil de sécurité économique,
assuré par la stabilité de l’emploi et la possession d’un
minimum de revenus réguliers, les agents économiques
ne peuvent concevoir ni accomplir la plupart des conduites qui supposent un effort pour prendre prise sur l’avenir, comme la gestion calculée des ressources dans le
temps, l’épargne, le recours au crédit ou le contrôle de
la fécondité14. C’est dire qu’il y a des conditions économiques et culturelles de l’accès à la conduite que l’on a
tendance à considérer comme normale pour tout être
humain normalement constitué ou, pire, comme naturelle. Faute de poser la question, pourtant typiquement
économique, de ces conditions, la science économique
traite comme un donné naturel, un don universel de la
nature, la disposition prospective et calculatrice à l’égard
du monde et du temps, dont on sait qu’elle est le produit d’une histoire collective et individuelle tout à fait particulière. Ce faisant, elle condamne tacitement sur le plan
moral ceux que l’ordre économique dont elle enregistre
les présupposés a déjà condamnés dans les faits15.
•••
Un économiste spontané
J’avais entendu les propos que tenait ce cuisinier
kabyle d’Alger, au cours de l’été 1962, au moment où
j’achevais l’analyse des données statistiques et des
entretiens qui devaient servir de base à mon livre
Travail et travailleurs en Algérie, avec un étonnement admiratif. Cet homme doté d’une petite éducation élémentaire disait, avec ses mots, français ou
berbères – à propos des choses de la tradition –,
l’essentiel de ce que j’avais pu découvrir par ailleurs
au prix d’un long travail de déchiffrement : le nouveau
sens imparti au travail, avec la « découverte » du travail salarié et la dévaluation corrélative des activités
agricoles, l’acquisition de nouvelles habitudes temporelles, la logique économique des conduites apparemment anti-économiques des petits commerçants
ambulants, les effets importants du travail salarié sur
la sphère domestique et les relations hommes/femmes,
le lien entre les conditions économiques et les ethos
économiques, populaires, petit-bourgeois et bourgeois, la recherche permanente d’une sécurité matérielle dans un univers économique marqué par une
insécurité et une imprévisibilité submergeantes, l’intrication complexe de stratégies matrimoniales, éducatives et économiques, la dépendance des aspirations, en matière d’éducation des enfants notamment,
à l’égard des possibilités objectives d’ascension sociale et de la structure du capital à transmettre ou à
acquérir, etc.
À la manière d’un économiste spontané, ce cuisinier
proposait en quelques heures une vision globale, digne de
la discussion scientifique, d’un univers sur lequel il avait
pu prendre une vue à la fois approfondie et distanciée, du
fait de la position qu’il occupait au sein de la société coloniale: position à la fois centrale – à la différence de la plupart des ouvriers et des employés, il voyait le monde des
Européens de l’intérieur – et, malgré tout, marginale,
parce qu’il n’avait jamais rompu les liens avec tous les
compagnons d’infortune qu’il avait côtoyés au cours d’une
existence picaresque.
La publication de la transcription de cet entretien
(enregistré au domicile d’intermédiaires de confiance) permet au lecteur, quarante ans plus tard, de saisir le sens pratique économique orientant les actions
et les représentations d’un membre particulièrement
réceptif de la classe ouvrière algérienne au moment
de son émergence à l’aube de l’indépendance du pays.
Cet entretien retrace en termes biographiques très
vivants le processus d’acquisition collective d’un
habitus économique par lequel sont passés ces
Algériens de la génération de la guerre qui disposaient du minimum nécessaire de capital économique
et culturel pour y accéder.
85
Pierre Bourdieu
“ J’ai essayé de travailler un peu partout,
à faire n’importe quoi ”
J’avais treize ans quand j’ai fui mon village et ma
famille. J’allais encore à l’école, mon père était parti
travailler en France. J’étais donc seul. C’était en 1928.
Un parent (le fils de la sœur de ma mère) qui avait
déjà trouvé à s’employer à Alger me promit de me
trouver du travail. Je vins donc avec lui à Alger.
Je fus placé comme chasseur dans une maison
de couture, de haute mode féminine. J’avais 200
francs par mois, l’abonnement et un costume (livrée)
de drap bleu marine, avec une casquette et les insignes de la maison. La maison appartenait à trois
sœurs, il y avait 23 ouvrières. Je faisais les livraisons
de robes. La première fois que j’entrai à l’hôtel Aletti,
je n’en revenais pas, je venais de la montagne,
c’était la première fois que je voyais un grand hôtel,
que je montais dans un ascenseur, que j’étais reçu
par un portier. Je devais livrer une robe de soirée,
j’avais le nom de la cliente, le numéro de sa chambre,
elle me donna 100 francs de pourboire, la moitié
de mon mois. Je gagnais assez bien, on travaillait
pendant la saison : l’été, l’automne, l’hiver. Le printemps, c’était la saison morte, les patronnes partaient
chercher les cartons et les modèles de la saison
à Paris. J’avais malgré ça mon mois et je faisais
quelque chose d’autre à côté… J’envoyais tout mon
argent à la maison. Tant que je leur envoyais de l’argent, ça a marché, ils n’ont jamais voulu me retenir
au village.
Au début je vivais chez mon cousin avec qui j’étais
venu, après j’ai été habiter chez une des ouvrières.
Elle était très gentille. Elle faisait des heures supplémentaires, elle travaillait parfois jusqu’à 23 heures,
minuit. Ensuite je la raccompagnais. Son père était
boulanger. J’ai fait deux saisons dans le magasin
de couture. Je commençais à grandir, c’est un métier
que je ne pouvais faire constamment, on n’apprend
rien à transporter les robes. Je voulais quelque chose
pour l’avenir. J’entrais donc chez le boulanger.
J’étais apprenti la nuit et je faisais la tournée le matin.
Je partais à 7 heures avec une corbeille de pains,
je montais aux quatrième, cinquième et sixième
étages. J’étais mal payé; à cette époque, on n’était pas
payé comme maintenant à la balle. J’ai commencé
à apprendre le métier, ça ne m’emballait pas. J’aimais
beaucoup le cinéma. J’étais au cinéma toute la journée,
j’aimais la vie moderne. La nuit je ne dormais pas,
je ne pouvais pas tenir. Je suis resté deux ans chez
ce boulanger.
J’ai essayé, après, de travailler un peu partout,
à faire n’importe quoi. En 1935, j’étais plongeur dans
un restaurant. Petit à petit, en voyant faire, et puis
86
en mettant la main à la pâte, j’ai appris à faire la cuisine. Mon premier patron a vu que ça m’intéressait,
il m’a aidé… C’était d’abord un petit restaurant,
là j’ai appris à faire la cuisine ordinaire; ce n’était pas
encore le métier. Le métier, je l’ai appris quand je suis
passé dans les grands restaurants où fonctionnent des
brigades entières: un chef cuisinier, un maître d’hôtel,
un maître de rang, un chef hors-d’œuvrier, un chef
saucier, rôtisseur, légumier, poissonnier, etc.
C’est un métier que j’aime beaucoup mais il présente
de grands inconvénients. L’horaire: très tôt le matin,
tard le soir. Parce que la clientèle n’est pas régulière.
Par exemple, il arrive que de 7 heures à 9 heures
du soir, il n’y ait pas un seul client et, à 22 heures,
vous n’avez pas une table. On travaille près du feu,
on boit énormément. J’ai pris l’habitude de boire
dans ce métier. Puis j’ai quitté les restaurants. J’avais
travaillé surtout au Casino de la Corniche. J’ai voulu
avoir les deux, faire mon métier et être fonctionnaire.
J’ai travaillé à Maison-Blanche à l’AIA. J’ai perdu
ma place après la grève de 1957. Malgré toutes
les promesses, je n’ai jamais été repris. Après ça,
j’ai loué un petit local pour 1 100 francs par mois.
Je vendais les légumes. J’ai mangé tout mon argent
dans ce commerce. Je l’ai fermé et j’ai transformé
ce local en habitation. Depuis sept mois, je suis
en congé de maladie.
“ Quand on ne peut pas acheter un cassecroûte, on achète 10 francs de cacahuètes ”
[…] Pendant la guerre de 1942, j’ai fait moi aussi
marchand ambulant. Je vendais des blocs de glace,
sur un étalage. Je m’en sortais assez bien car, à cette
époque, il n’y avait pas autant de courant pour faire
marcher les frigos. Il n’y avait pas autant de frigidaires
comme maintenant. On avait des glacières.
C’est dur de s’en sortir dans ce métier; certains
arrivent à faire de bonnes journées, d’autres gagnent
juste de quoi manger maigrement. Les plus malheureux, ceux qui font ça pour faire quelque chose,
ce sont les marchands d’eau colorée. Ils achètent
un colorant et de la glace et proposent des verres d’eau
jaune, verte, rose pour 5 francs le verre ou 20 francs
la bouteille. Ne gagnent rien aussi les marchands
de merguez, de brochettes. Je ne te parle pas
des marchands bien installés dans les cafés :
ceux-là se font de l’argent, 60 francs la brochette,
40 ou 50 francs la merguez, je te parle de ceux de
la place du Gouvernement. Ils font frire des boyaux,
des poumons, c’est-à-dire les abats non mangeables,
que l’on ne peut même pas broyer pour les merguez.
Ils font frire des sardines aussi. Ceux-là sont aussi traqués par la police; le peu qu’ils gagnent, ils le gagnent
La fabrique de l’habitus économique
sur le pain. Ils achètent le petit pain 35 francs,
peut-être même 28 ou 30 francs, ils le revendent
en six petits morceaux à 10 francs le morceau.
Dernièrement, les CRS, à la suite d’un article paru
dans le Journal d’Alger, ont fait une descente sur eux.
C’était la fin du mois, il devait y avoir des abonnés
de la RSTA qui étaient venus pour renouveler leurs
cartes d’abonnement, ils ont eu peur d’être salis
ou bousculés ou bien ils ont dû prendre mal en respirant les vapeurs et toutes ces odeurs, ils ont dû écrire
au Journal. Le Journal a fait un article violent contre
eux avec photos, il a demandé à ce qu’on les condamne et non pas seulement qu’on leur confisque
leur matériel, il a parlé d’hygiène, de laideur, de honte
pour la ville de donner un pareil spectacle. Autant
de choses qui n’ont pas de sens pour nous et surtout
pour les intéressés. […] Le lendemain de la descente
des CRS, ils étaient aussi nombreux qu’avant.
Vous avez les marchands de légumes et de fruits qui
gagnent, les marchands de cacahuètes aussi. Parce
que, quand on manque d’argent, le commerce qui est
touché le premier et le plus, c’est celui des objets et
des produits non consommables, seulement ensuite l’alimentation: d’abord la plus chère, celle de luxe, ensuite, catastrophe, les denrées de première nécessité: pain,
semoule… C’est alors que se vendent le plus
les petites quantités, les produits qui ne coûtent
pas cher, les choses qu’on peut acheter à 10 francs,
15 francs, surtout quand on a faim. Quand on
ne peut pas se nourrir à la maison, on mange pour
150 francs à la gargote. Quand on ne peut pas,
on mange un casse-croûte place du Gouvernement
pour 60 francs, 80 francs. Quand on ne peut pas,
on achète 10 francs de cacahuètes. Ceux-là ils sont
toujours assurés de vendre, ils achètent les cacahuètes
150 francs le kilo, il les revendent 500 francs.
“ Ça dépend ce que l’on entend par travail ”
Les marchands de légumes aussi, parce qu’ils sont
bien organisés. Ils sont tous de la même région:
Djidjelli, Taher, Collo, El-Milia. Ce n’est pas pour rien.
Aux Halles – j’ai vu ça quand je vendais des
légumes –, tous les vendeurs sans exception sont
de cette région. Il y a un peu d’escroquerie. Ces vendeurs donnent la marchandise à moitié prix à des vendeurs de chez eux qui l’emportent et la vendent sur
la rue. Ils font ça soit par solidarité, soit parce qu’ils
touchent un peu. Le mandataire n’est au courant de
rien. C’est cette façon qui assure aux revendeurs une
certaine marge de bénéfices et qui leur permet de vendre les tomates 40 francs quand un marchand de légumes est obligé de les vendre 75 francs et l’épicier ou
le mozabite 120 francs. D’ailleurs, dès qu’ils arrivent
à devenir un peu permanents, ils ont leur clientèle,
généralement des ouvriers qui habitent loin et viennent exprès faire l’approvisionnement pour toute
la semaine. C’est plus économique pour eux.
C’est facile, avec rien on démarre. Avec 500 francs
on achète une friperie, un pantalon, on va le vendre
cent mètres plus loin 550 francs, 600 francs,
700 francs. Ça fait toujours ça de gagné, 100 francs,
150 francs. Et 100 francs c’est beaucoup pour quelqu’un qui n’a pas deux francs en poche (je ne sais pas
si vous avez fait l’expérience). Quand j’ai 1000 francs,
100 francs pour moi c’est le prix d’un café, j’achète
un journal pour 100 francs, je donne 100 francs
à un gosse qui mendie. Mais quand je n’ai pas ces
100 francs, je vous assure que pour les trouver on
dirait que c’est la lune, c’est plus de 1000 francs,
plus de 5000 francs, plus que 10000 francs. Eh bien,
pour cet homme aussi, c’est la même chose. Quand
il n’a que ça, 100 francs pour lui c’est une fortune.
Celui qui n’a jamais manqué d’argent ne peut connaître ça, ne peut le comprendre.
J’en ai vu plusieurs dans ce cas. En vérité, ils sont
très nombreux, maintenant, car il y a beaucoup
de réfugiés qui n’ont pas de travail et qui sont tenus
de rapporter de l’argent. C’est le seul moyen qui leur
reste. Par un moyen ou un autre on arrive toujours
à entrer en relation avec un commerçant qui vous
donne un peu de marchandises à lui vendre
sur la place. Ça permet de faire un peu de bénéfice.
J’ai vu des personnes commencer par vendre pour
un boulanger une corbeille de croissants et brioches,
d’autres un peu de vaisselle, d’autres quelques mètres
de tissu dans les quartiers populaires sur le devant
des portes. On arrive toujours à travailler.
Bien sûr, ça dépend ce que l’on entend par travail.
Si travail ça veut dire un métier, l’exercer de façon
stable et en vivre de façon correcte, ça c’est pas pour
tout le monde et c’est une autre chose. Si travail,
ça veut dire faire quelque chose, faire n’importe quoi
pour ne pas rester les bras croisés, pour gagner sa
croûte, là, il n’y a que les paresseux qui ne travaillent
pas. Un homme digne qui ne veut pas vivre aux
dépens des autres, même s’il doit vivre d’expédients,
doit travailler. S’il ne trouve aucun travail, il peut
encore vendre à la sauvette. Beaucoup se sont trouvés
obligés de faire ça pour vivre, si bien que maintenant
pour rien au monde ils ne feraient autre chose.
Ça, c’est mauvais parce que ce qui était une nécessité
au point de départ devient une forme de paresse. […]
Les Kabyles, eux, ont résolu le problème: ils ne
cherchaient même pas à travailler ici, ils partaient
carrément en France, sans expérience. J’ai connu moi
deux crises où il y a eu vraiment du chômage: 1936
et les événements récents depuis décembre. 1936,
87
Pierre Bourdieu
je ne t’en parlerai pas, c’était la préparation de la
guerre. Mais la situation est grave maintenant à cause
de cette armée de cultivateurs qui maintenant en ville
demandent à travailler. Ces gens commencent à savoir
ce que c’est le travail et à se rendre compte que ce
qu’ils faisaient avant – piocher la terre – ce n’était pas
du travail; donc il y a beaucoup maintenant qui réclament du travail et il y a de moins en moins de travail.
“ Le fonctionnaire est roi ”
[…] Ce qui compte, d’abord, dans le travail, c’est s’il
est fatigant ou non. Le travail le moins fatigant, c’est
les fonctionnaires surtout, les professions libérales;
et encore, les médecins ont une grande fatigue moralement. Mais le fonctionnaire fait ses huit heures, rentre
chez lui, a son traitement fixe, c’est une vie assurée.
Après cette catégorie: les commerçants. Plus ils sont
gros, moins ils se fatiguent. Ensuite les artisans qui
travaillent eux-mêmes: c’est comme les fonctionnaires
moyens, les ouvriers spécialisés, les techniciens.
Après ceux-là viennent les ouvriers. Les fellahs sont
soit comme les artisans les plus gros qui généralement
ne travaillent pas eux-mêmes, soit comme les ouvriers
agricoles quand ils sont obligés de travailler eux-mêmes.
Mais le pire de tous, ce sont les ouvriers agricoles qui
travaillent beaucoup, très longtemps et qui gagnent
rien. Chez nous, il y a deux expressions qui disent
bien ce qu’elles veulent dire, c’est d’abord Aqabach
(le défoncement de la terre: les ouvriers agricoles)
et ensuite Albala dou ouabiouch (la pelle et la pioche:
les manœuvres).
Maintenant, si c’est la préférence, tout le monde
veut être fonctionnaire. Il y a pas mieux que fonctionnaire, quelle que soit la catégorie. À niveau égal en
tout, mieux vaut être fonctionnaire, à moins de pouvoir, comme médecin, être les deux à la fois: un libéral et un fonctionnaire. Ils travaillent tous à l’hôpital
et ont leur cabinet; jamais un fonctionnaire, le plus
haut soit-il, ne peut gagner autant que le dernier
des médecins. Et puis c’est le médecin qui a le plus
de prestige. Plus que l’ingénieur par exemple.
D’ailleurs, moi je préfère le médecin, question de
responsabilité. […] Ingénieur, médecin, ce sont de
beaux métiers ; avocat aussi… et encore, non, les avocats sont tous en chômage en ce moment. Mieux vaut
être juge de paix, à titres équivalents: le juge est fonctionnaire, le fonctionnaire est roi. Avant, le dernier
métier c’était receveur des messageries ou des CFRA.
Il fallait aller de l’avant à l’arrière des voitures,
se bousculer, contrôler, parfois se disputer avec les
voyageurs; maintenant que les receveurs de la RSTA
sont fonctionnaires, ils sont rois; ils sont mieux que
les chauffeurs, ont de bons mois, ne bougent plus
88
de leur place, n’ont plus l’occasion de se disputer,
il y en a qui font 100 000 francs par mois. Tiens,
M., le garçon qui nous sert, avec les allocations familiales, il fait 120 000 francs. Il a six ou sept enfants.
(Mais, je t’en prie, qu’est-ce qu’ils mangent les enfants
de chez nous. Ils coûtent de l’argent quand ils sont
malades ou quand il faut les habiller.) […]
Le dernier des fonctionnaires a sa voiture
et sa villa avec le prêt du gouvernement. Regarde,
tu ne penses pas que M. soit plus instruit que moi,
et pourtant moi j’ai fait marchand de légumes.
J’ai mangé mon argent. Parce que les plus malheureux
ce sont les petits commerçants. Ils gagnent beaucoup
moins que les ouvriers, ils mangent le plus souvent
leur argent. Une des lois du commerce, c’est que c’est
l’argent qui rapporte l’argent; or nos commerçants ne
disposent pas de grands capitaux, ont peu d’argent
au départ, c’est donc inévitable qu’ils gagnent peu.
Ils arrivent tout juste à vivre et, par rapport à l’ouvrier,
ils se font plus de soucis: recherche de la clientèle,
approvisionnement, calcul et constamment la peur
de déposer le bilan alors que, pour le même revenu,
l’ouvrier fait sa journée et est débarrassé de tous soucis, surtout s’il est payé au mois comme un fonctionnaire. Pour un fonctionnaire, le travail est un capital,
il ne l’est pas pour un commerçant. À un fonctionnaire, le gouvernement accorde un prêt, par exemple pour
la construction; un commerçant ne peut avoir de prêt,
ou une avance de la part d’une banque que s’il est solvable, c’est-à-dire qu’il possède des biens immobiliers.
Un fonctionnaire est soigné par le gouvernement s’il
est malade; le commerçant ? Rien ! Tout ça pour
quels avantages ? Le prétendu libéralisme de la profession ? Ce n’est pas vrai. Une profession est libérale
quand elle rapporte à son homme, quand elle peut
le faire vivre et toutes le sont à partir de ce moment.
Un commerçant qui est libre d’ouvrir ou de fermer
son magasin en théorie, quand il doit attendre
le client, perd la liberté qu’il a et il n’a rien à faire
d’une liberté dont il ne peut profiter. Même un médecin n’est pas si libre que ça. Un médecin est tenu
de se rendre chez le malade à minuit, s’il le faut,
mais il y a aucune comparaison avec le commerçant:
le commerçant attend le client tandis que le médecin,
le client va le trouver.
“ Ce n’est pas parce qu’ils peuvent porter
tous les jours une chemise blanche
qu’ils sont des bourgeois ”
[…] La bourgeoisie chez nous n’existe pas. On aime
beaucoup être bourgeois, mais on ne l’est pas. À combien se comptent les fortunes chez les musulmans ?
Quelques noms: Tchkikene, Bensiam, Bellounich qui
La fabrique de l’habitus économique
fait du bois et de la glace, Tamzali qui fait huile,
savon, figues, Tiar qui est un gros commerçant
et industriel, Ben Turki, Mouhoub ben Ali, etc.
Ce sont les plus gros, les seuls bourgeois! Remarquez
que tous ces gens-là ont fait fortune dans le commerce
et l’industrie et si aujourd’hui ils possèdent des maisons, des terres, ils les ont acquises. Ce ne sont donc
pas des bourgeois qui possèdent des terres, des troupeaux et des hommes vivant sur leurs terres.
Cette bourgeoisie est totalement absente en Algérie;
si elle a existé avant (les grandes tentes),
elle est ruinée maintenant; elle a perdu ses terres.
J’ai un livre, je peux vous l’apporter, où il y a
des chiffres. Je ne me rappelle pas exactement mais
il n’y a pas 1/10, 1/40 et même 1/100 de gros propriétaires musulmans, et puis on ne peut comparer
un hectare de rocailles sur un versant de montagne
qu’il faut piocher car une paire de bœufs dégringolerait et un hectare en plaine avec l’eau, travaillé
au tracteur. Des bourgeois propriétaires de terres,
qui il y a ? On peut citer Sayah, Bengana, Ben Ali
Chérif. C’est surtout Oran et Constantine qui comptent ces quelques riches colons musulmans. À Alger,
c’est une bourgeoisie de commerçants et d’industriels.
Ce doit être des nouveaux riches, car notre proverbe
«La fortune vient des labours ou de l’héritage»
ne s’applique pas à eux. Ils n’ont pas de labours
et ne peuvent hériter d’autre chose puisque la terre
et le troupeau sont les seules richesses d’avant.
Quant aux médecins, avocats, gros commerçants,
ce ne sont pas à proprement parler des bourgeois,
ce n’est pas parce qu’ils peuvent porter tous les jours
une chemise blanche, changer de costume, habiter
dans une villa, rouler en voiture, bien manger, dépenser autant qu’ils veulent, qu’ils sont pour ça des bourgeois. Être bourgeois, c’est faire la profession de bourgeois, c’est-à-dire avoir des capitaux qui rapportent,
soit diriger une usine, soit avoir une entreprise,
avoir des actions en banque. Le bourgeois a de l’argent mais cet argent doit rapporter et aider à faire travailler les autres. Un médecin, un avocat, un grand
fonctionnaire, même s’ils ont de l’argent, ne sont pas
des bourgeois. Il y aura des bourgeois en Algérie
quand il y aura des usines, des fortunes très grandes,
des types qui posséderaient des bateaux, des avions,
des chemins de fer… Les autobus maintenant ça ne
suffit plus. Quand je dis des bourgeois, ce sont plutôt
des sociétés, des «compagnies». Une chose qui montre bien que même les bourgeois de chez nous n’ont
pas encore le sens des affaires des véritables bourgeois, c’est que ce sont des fortunes personnelles,
ils n’ont monté aucune compagnie, ne se sont pas
organisés; au contraire, ils se font une concurrence
entre eux, rivalisent entre eux. Ils ont essayé de le faire
juste avant les événements; puis il y a eu les événements, ils ont eu peur que les affaires ne marchent
plus bien, ils ont eu peur aussi de montrer leurs fortunes car il y a des sollicitations et des jalousies. […]
“ La morale qu’enseigne la faim ”
Maintenant dans les affaires ce sont les petits
qui ont compris, les petites fortunes se regroupent
maintenant (les moins de 10 millions); mais c’est
dommage, ce sont des Kabyles, ils se lancent sur
les cafés, après les hôtels et les restaurants, c’est par
habitude. Quand on débute dans la restauration,
même au niveau de la gargote, si on s’enrichit avec
ça, qu’est-ce qu’on peut faire, à part ouvrir un plus
gros restaurant ? Or les Kabyles ont commencé
comme ça : d’abord garçons de café, serveurs de restaurants. Et puis un fils de famille à Alger n’ouvre
pas une salle pour faire la popote et servir à manger,
il ne vendrait pas une assiettée; c’est donc un métier
méprisé. Il faut être un montagnard kabyle pour
le faire, comme il faut être un Noir de Biskra pour
faire porteur d’eau : souvent les petits s’enrichissent
parce qu’ils n’ont pas la mentalité de « fils à papa »
et n’hésitent pas à faire des affaires. C’est pourquoi
ils sont en avance; ils ne disent pas « Moi, je suis
fils d’un tel ou d’un tel ou mon grand-père était un
tel ». Comme les marabouts de chez moi, ils vivent
presque de mendicité, c’est honteux. D’ailleurs maintenant, c’est fini, plus personne ne leur donne quoi
que ce soit, on leur répond : « Votre ancêtre était un
saint, lui d’accord méritait notre ferveur, mais vous,
vous êtes des voleurs; si votre grand-père pouvait
vous parler, il vous condamnerait et vous dirait
“Allez travailler ”. Ce sont les préjugés que tout ça :
il n’y a pas de “sous”-métier. Il faut être travailleur
et faire tous les moyens, et les parents, les oublier;
ils ont tout emporté avec eux – la baraka, le nom,
qualités et défauts. » Ça, les petits l’ont compris
devant la nécessité. C’est pourquoi sur beaucoup
de choses, surtout en ce moment avec la guerre,
les petits sont en avance sur les anciens riches des
villes. Ces petits sont décidés à aller de l’avant,
à tout envoyer balader, à balancer les traditions tandis
que les riches s’y accrochent encore. Les petits ne
demandent qu’à être aidés dans ce sens et sitôt qu’ils
ont fait le premier pas, ils vont jusqu’au bout sans
regarder.
[…] Je me suis mis à fréquenter les familles algéroises qui ne jurent que par leur nom et leur origine,
même les femmes mariées. Entre nous, elles trompent
plus facilement et plus souvent leur mari que les femmes des ouvriers, car avec les bijoux qu’elles ont,
l’argent, les toilettes, elles s’ennuient plus que celles
89
Pierre Bourdieu
qui s’occupent de leurs enfants et de leur petite pièce
qu’elles tiennent propres. En ce moment, je suis
avec une femme de ce milieu par une relation ; donc
je sais beaucoup de choses sur la mentalité de ces
gens; c’est pourri ! La morale est chez les petits,
c’est la morale du travail, celle qu’enseigne la faim;
quand on a faim, il y a un tas de choses auxquelles
on ne pense pas.
Je cite un exemple. En ce moment, tu prends
les filles d’un ouvrier spécialisé qui gagne correctement sa vie, a une place stable, un métier sûr,
peut habiller correctement ses enfants, par exemple
un postier, un agent de l’hôpital, un receveur de
la RSTA. Eh bien ! les filles de ces gens-là vont
à l’école et si elles réussissent dans les études,
les parents feront tout pour les pousser le plus loin
possible, comme les garçons. Même si la fille a vingt
ans, vingt-deux ans, le père pense à sa fille seulement; il sait que plus elle est instruite, plus elle
gagnera sa vie, plus elle sera heureuse dans son foyer
en donnant un coup de main à son mari, mari que
la fille choisira elle-même car s’il accepte de donner
l’instruction à sa fille, il sait que cette fille prendra
des libertés à l’égard de son autorité à lui, le père.
Le riche, lui, raisonne autrement. Il se dit, le bonheur de ma fille, je le ferai avec mon argent, celui
qui viendra épouser ma fille la veut pour la fortune
que j’ai, la veut parce que c’est ma fille, moi un tel.
Mais moi je ne veux pas que ma fortune, donc ma
fille, aille chez n’importe qui, il faut que je choisisse
moi le mari de ma fille. Et pour cela, il faut que
ma fille à quinze ans soit à la maison, porte le voile
et que je la surveille pour la marier comme je l’entends.
Ces parents se soucient de leur argent et non de
leurs enfants. Conséquence, la fille de l’ouvrier fera
professeur, institutrice, infirmière, médecin peut-être,
ou simplement petite employée de bureau: et on a
besoin de tout en Algérie; la fille du riche qui est normalement mieux placée pour s’instruire saura tout
juste écrire une lettre avec le certificat d’études et sera
une oisive, demandant à se couvrir de bijoux, à s’engraisser de gâteaux et à fabriquer des enfants. À trente
ans, elle est déjà vieille parce qu’elle s’est mariée à
dix-sept ans. Elle pèse 160 livres parce qu’elle mange
bien et ne bouge pas du sofa; quand elle va au bain
maure, elle loue un taxi. Ça encore c’est une autre
«Algérie à papa» dont il faut se débarrasser comme de
l’autre. Il y va de l’avenir. Ce qui peut sauver l’Algérie,
c’est de donner à toute cette masse de malheureux qui
ne possèdent rien, ne peuvent rien faire d’autre que
manœuvres, à tous ceux-là, il faut leur donner un
emploi stable du genre de ceux-là qui n’hésitent pas à
envoyer leurs filles au lycée, à la faculté… Les petits
deviennent plus modernes, plus évolués que les riches.
90
“ La vie moderne exige que tout le monde
travaille : le mari, la femme, les enfants aussi ”
L’instruction ne peut faire de mal. Tout au contraire,
«un fils de rien» ne l’est pas s’il est instruit; sans
instruction, il le serait deux fois plus. Je dis ça parce
que longtemps on a dit que l’instruction, c’est
la perdition de la fille. Ça y est ! L’envoyer à l’école,
lui apprendre le français, c’est lui montrer tout ce qui
se fait chez les Européens, la tenter et lui donner
le goût et la possibilité d’échapper à l’autorité des
parents, du mari, en mal évidemment. Voilà ce que
l’on a dit pendant longtemps et c’est à ça que s’en
tiennent encore les riches avec leurs filles, soucieux
plutôt de ceux qui auront à hériter de leurs richesses.
Maintenant on commence à se rendre compte
qu’au contraire l’instruction est nécessaire dans la vie
et qu’en plus de l’instruction, il y a l’éducation, avec
l’éducation on peut faire confiance à la femme, avant
il suffisait de voir une femme parler à un homme
pour la condamner, la voir sourire. Or parler avec un
homme, rire et sourire ne veut pas dire coucher avec
lui. C’est parce qu’il y avait de la haine en nous qu’on
attribuait à nos femmes toujours les mauvaises intentions. Heureusement que tout cela commence à disparaître. C’est la guerre qui l’a fait disparaître. Les femmes
qui n’avaient jamais vu la rue se sont trouvées en face
des militaires, dans les bureaux, les marchés. C’est
fini, personne ne peut maintenant les condamner;
au contraire, il y a lieu de les féliciter si elles arrivent
à suppléer à leurs maris, leurs enfants. Les filles ne
doivent donc pas être exclues de la scolarisation.
Il faut que la femme travaille et il faut que les jeunes filles soient évoluées pour travailler et non plus
pour vivre à la maison comme avant, nous sommes
au siècle de l’atome, il faut faire la civilisation chez
nous. La femme, c’est selon son ménage; il faut toujours revenir à ça. La femme ne peut travailler comme
l’homme; l’homme n’a que ça à faire, la femme a un
foyer, des enfants. Il ne faut pas faire d’elle un homme
par le travail. D’après et comme va la civilisation,
la couture, les soins et d’autres professions vont pour
la femme.
Il faut développer ça et vite car en Algérie,
on manque de tout, on a rien (même des infirmières),
il nous faut de tout, de A à Z. Actuellement ?
Rien – la vie moderne exige que tout le monde
travaille et non pas comme jusqu’ici, un travaille,
dix mangent. Le mari au travail, la femme aussi,
les enfants aussi, à l’école, en apprentissage ou au
travail (bureaux, ateliers, etc.). Il faut de la discipline,
respecter les ordres du gouvernement. Il faut même une
dictature pour obliger tout le monde à travailler. […]
Téléchargement