Penser la marchandisation du monde avec Karl Polanyi

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Coordonné par Richard SOBEL
Penser
du monde
la marchandisation
avec Karl Polanyi
L'Harmattan
Revue sen1estrielle publiée par
la Faculté des sciences économiques et sociales de l'Université de Lille /
COMITÉ DE RÉDACTION
D. AKAGÜL, B. CONVERT, L. CORDONNIER,
, V. DELDRÈVE,
B. DUPONT, B. DURlEZ, A. FERRAND, F. HÉRAN,
M. MEBARKI, S. PRYEN, J. RODRIGUEZ, F. VAN DE VELDE
RESPONSABLES
DE LA RÉDACTION
B. CONVERT,
DIRECTEUR
D. CORNUEL,
F. HÉRAN
DE LA PUBLICATION
Doyen de la Faculté des sciences économiques
et sociales
***
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Éditions de l'Harmattan, 5-7 rue de l'École polytechnique, 75005 PARIS
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Rédaction de la revue: Cahiers lillois d'éconolnie et de sociologie,
Faculté des sciences économiques et sociales, Université de Lille I,
59655 Villeneuve d'Ascq cedex.
Maquette de la couverture: Denis Cordonnier
Composition: Véronique Testelin
Sommaire
Richard Sobel, Penser comlne ou penser avec Karl Polanyi ?
Richard H. Robbins, Po/anyi's Paradox Revisited: A Proposal for
Reconceptualizing Capital Acculnulation
Philippe Norel, E5pace Inondial et émergence de « 5ystèn1esnationaux
de lnarchés »
Sébastien Plociniczak, Karl Polanyi, les marchés et l'embeddedness.
La Grande Tran5formation en question
Jérôme Maucourant, Le marché, une institution entre économie et
histoire
Franck Van de Velde, Polanyi et les économistes
« I1'larchandises fictives»
sur la question des
7
19
37
63
87
109
Michel Servet, Le Inarché, une évidence à revisiter. Parties vivantes et
en débat de l'œuvre de Karl Polanyi
131
Geneviève Azam, L'utopie
157
de I 'éconolnie de la connaissance
@ L'HARMATTAN, 2007
5-7, rue de l'École-Polytechnique;
75005
http://www.librairieharmattan.com
[email protected]
harmattanl @wanadoo.fr
ISBN: 978-2-296-03804-2
El\N : 9782296038042
Paris
PENSER COMME OU PENSER
AVEC [CARL POLANYI?*
Richard SOBEL
**
Depuis longtemps, l' œuvre de Karl Polanyi constitue une ressource
critique] pour qui ne se satisfait pas de la théorie dominante lorsqu'il
s'agit de rendre compte de façon pertinente du monde économique tel
qu'il est. Toute une hétérodoxie «socioéconomique » s'est même largement construite à partir d'elle (Laville, 1994). Pour autant, recourir à
Polanyi ne laisse pas d'être problématique. S'agit-il simplement d'afficher une posture critique en répétant, de façon quasi incantatoire, quel-
ques formules estampillées «Polanyi»
-
les marchandises fictives, le
Marché autorégulateur, l'encastrement, etc. -, et transformées en slogans
hétérodoxes bien commodes? Pire même: s'agit-il de répéter une nième
fois les thèses de La Grande transformation, voire d'en faire une glose
d'historien des faits ou des idées, en pensant naïvement que cela suffira à
faire pièce à l'économisme dominant? Et s'il s'agit, au contraire, de mobiliser véritablement Karl Polanyi, comment peut-on alors extraire un outillage conceptuel général d'une œuvre constituée pour l'essentiel d'analyses historiques précises? Bien évidemment, le présent numéro des
Cahiers lillois d'éconolnie et de sociologie n'entend pas trancher définitiveInent ce problème: pour qui, aujourd'hui, ne se contente pas de penser
COl1unePolanyi, qu'est-ce que et comment penser avec lui? Néanmoins,
les articles qui sont ici rassemblés l'affrontent explicitement et proposent,
chacun à leur manière, quelques éléments de réponse. Sans vouloir les
*
La plupart des textes ici rassemblés ont été présentésdans l'atelier « Le marché
revisité : autour de Polanyi » du colloque Anthropologues et éconOlnistesface à la
globalisation, colloque organisé par Je CLERSÉet l'UR «Travail et mondialisation» (IRD) et qui s'est tenu les 16 et 17 mars 2006 à l'université de Lille 1. Le
conlité d'organisation était composé d'Évelyne Baumann, Laurent Bazin, Bruno
Boidin, François Denard, Pépita QuId Ahmed, Pascale Phélinas, Monique Selim,
Richard Sobel.
**CLERSÉ(Centre lillois d'études et de recherches sociologiques et économiques),
UMR 80] 8 du CNRS, IFRÉSI(Institut fédératif de recherche sur les économies et
les sociétés industrielles), Université de Lille]. Ces remarques introductives
doivent beaucoup aux recherches sur I'hétérodoxie institutionnaliste que je 111ène
avec
Nicolas Postel. Qu'il en soit ici remercié.
]
Parmi d'autres titans de la pensée économique radicale comme Marx ou Keynes.
Richard Sobel
ramener à une même problématique, on peut souligner que ces articles
partagent un socle épistémologique commun: l'analyse économique y est
pleinement ancrée dans ce que nous proposons d'appeler un institutionnalisme radical (Théret, 2000, 2003 ). Avant de présenter succinctement le
contenu du numéro, nous voudrions simplement ici donner un aperçu de
ce socle.
L'INSTITUTIONNALISMERADICAL
DE KARL POLANYI
On souligne souvent que la posture institutionnaliste de I(arl Polanyi
ne fait pas l'objet chez lui d'une théorie systématisée mais se trouve
implicitement à l'œuvre dans des analyses d'histoire économique précises. Pour autant, Karl Polanyi n'est pas sans procéder, à tel ou tel moment clé de son travail, à des remarques d'ordre général qui donnent tout
le sens de sa démarche critique Cette démarche est singulière, à la fois
pragmatique et radicale. Pragmatique: il ne théorise que pour autant qu'il
en a vraiment besoin. Radicale: lorsqu'il théorise, la distinction conceptuelle produite va souvent au fond des choses. En particulier, il faut insister sur sa définition de l'économie qui, pour nous, désigne le point nodal
de son institutionnalisme radical. Elle lui permet, d'une part, de dénoncer
l'économisme des économistes propre à notre modernité occidentale - en
cela on ne peut que déplorer l'ignorance, voire le refoulement, dont elle a
fait et continue de faire l'objet dans le champ académique2 - et, d'autre
part, d'ouvrir véritablement le travail de l'économiste à la coopération
disciplinaire avec d'autres sciences sociales de l'économie (notamment:
sociologie économique, anthropologie et histoire).
Avant même la constitution du discours de connaissance du même
nom, l'économie s'est toujours, selon Karl Polanyi (1986), entendue en
deux sens. En un premier sens, dit « substantiel» ou encore « matériel »,
l'économie désigne un certain domaine de la vie sociale en général, un
ensen1ble circonscrit de pratiques, de règles et d'institutions dont l' objet
est la production, la distribution et la consommation des ressources, biens
ou services, nécessaires à la vie individuelle et collective. Certes, cet ensemble de pratiques peut recevoir un contenu variable, être différemment
valorisé selon les époques et les sociétés, et différemment découpé et organisé suivant les rapports sociopolitiques qui le structurent. Pour autant,
aucune formation sociale ne saurait se concevoir sans économie. En un
second sens, dit « formel », l'économie ne qualifie plus une sphère de la
vie sociale mais une certaine disposition de l'esprit humain, que l'on
2
À de rares exceptions près comme (Caillé, 2005), comme nous l'avons montré
dans (Sobel, 2005).
8
Introduction
repère communément en disant de quelqu'un qu'il est « économe ».
L'économicité désigne un calcul portant, à fin donnée, sur l'utilisation la
plus efficace des moyens disponibles dans un contexte de rareté, contexte
hors duquel il n'y aurait pas le moindre sens à vouloir être économe. Être
économe, c'est ainsi vouloir le plus par le moins en mesurant au plus juste
sa dépense, que l'expression de celle-ci soit quantifiée en temps, en effort
ou bien encore, suivant des figures plus occidentales, en argent.
Certes, l'économie au premier sens du terme ne peut se passer d' économes: on imagine mal la viabilité d'une société dont la sphère économique serait organisée autour du gaspillageJ. Mais cette seconde définition
comporte intrinsèquement un danger d'extraversion en ce qu'elle est à la
fois différente et plus large que la première. L' économicité est une disposition psychique qui peut a priori objectiver n'importe quelle pratique, et
pas seulement le comportement vis-à-vis des ressources nécessaires à la
vie, quel qu'en soit du reste le contenu historiquement variable. En effet,
n'importe quelle activité humaine, quelles que soient sa « substance» et
son épaisseur historique, peut être saisie sous ce point de vue économique, c'est-à-dire décomposée en fines) et moyen(s) et rationalisée quant
à l'usage des lTIoyens sous la forme réductrice d'une rationalité instrumentale intemporelle (Berthoud, 1991 ; 1994). On sait que certain, à la
suite de Robbins (1947), ont cru trouver dans l'axiomatique de l'économicité, encore désignée sous le vocable de rationalité instrumentale, le socle
obj ectif et universel d'une science générale de l'action humaine, une
praxéologie universelle - La Science économique. Dans cette perspective,
un Gary Becker (1997) a pu ainsi faire l'analyse économique de la famille, la « recherche» du conjoint et la « programmation» des enfants sur
un cycle de vie pouvant être vues comme relevant d'un calcul d'optimisation sous contraintes. ..
QUAND L'ÉCONOMIE INSTITUTIONNALISTE DÉMASQUE
L'ÉCONOMIE AX.IOMATIQUE
Quel peut être l'usage de cette distinction entre ces deux types de
saisie de la réalité économique, l'une substantielle et historique, l'autre
formelle et générique? Entre, disons par raccourci, une économie institutionnaliste et une économie axiomatique? D'abord celui-ci: élargir considérablement le champ de l'économie en faisant place à l'existence d'une
forme de savoir économique scientifique non formel. En ce sens Polanyi
J
Ce qui ne présage en rien du sens social que peuvent prendre, à un moment
donné dans des sociétés données, des formes non « utilitaires» de consoml11ation :
cf G. Bataille (1967)
9
Richard Sobel
fait pièce au réductionnisme qui se déploie à partir de la définition de
Robbins. Cette distinction suggère même une classification des formes
d'économie scientifique: l'Économie politique classique d'hier (Smith,
Ricardo, et Marx) ainsi que les hétérodoxies keynésiennes, régulationnistes, conventionalistes ou marxistes d' aujourd 'hui (Postel, 2006) seraient
ainsi classées du côté d'une conception substantive et historique, et la
théorie néoclassique dominante depuis son ambitieux noyau dur, l'Équilibre général de Walras-Arrow-Debreu, jusqu'aux avatars récents et étriqués de la théorie des contrats (Brousseau, 1993), se verrait elle classée
du côté de la définition formelle et anhistorique. Parce qu'elle a le mérite
de la clarté, il va sans dire que cette distinction devrait être réintroduite
dans l'enseignement et l'évaluation de l'économie comme discipline
scientifique.
Le second mérite de cette distinction est de poser véritablement les
jalons d'une critique de la définition formelle aujourd'hui ultra dominante
dans le champ de l'analyse économique et qui a tendance à contaminer les
autres sciences sociales. En toute logique, dès lors qu'on la mobilise rigoureusement, cette entrée formaliste et axiomatique est exclusive de tout
autre et s' affirn1e con1IDeun mode d'explication, complet et autonome, de
n'importe quelle pratique humaine en tout lieu et en tout temps. Elle
ambitionne de ne laisser aucun résidu inexpliqué. Les autres sciences
sociales ne sont alors - et au mieux - utiles que pour décrire, chacune à
leur manière, le contexte social et historique des pratiques en question rien de plus. Or l'analyse de Polanyi permet de montrer que cette universalité reste superficielle et qu'elle suppose la naturalisation abusive
d'une situation historiquement donnée et de mécanismes qui ne sont précisément pas viables. La définition formelle opère un coup de force à
partir d'un double déni: celui du contexte institutionnel qui la valide et
celui de la non-pérennité sociétale et environnementale de ce contexte - le
marché autorégulateur -. En l'affranchissant artificiellement du périmètre
duquel elle tire sa validité, ce double déni lui confère l'apparence d'une
validité universelle. Dès lors, la recontextualisation à laquelle procède
Polanyi permet de faire apparaître ses limites, non pas sur le plan logique
ou formel - la recherche du plus par le moins est sans doute l'un des traits
de la réflexion humaine (Bidet, 1995) - mais sur le plan de sa capacité à
décrire quelque phénomène que ce soit, y compris économique, dans sa
complexité réelle. Par là se trouvent désignées dans leur spécificité, et
ainsi relégitimées, les approches hétérodoxes, institutionnalistes ou socioéconomiques. Loin d'être une faiblesse de « science molle », leur manière
d'expliciter leur relation au contexte historique et aux autres sciences sociales est un gage de clarté et d'efficacité théorique (Passeron, 1991). En
limitant leur ambition explicative à un cadre institutionnel et social donné
et à certains mécanismes inhérents à ce cadre, elles font preuve d'une ri10
Introduction
gueur oubliée par l'approche formelle. Cette démarche est particulièrement précieuse lorsqu'il s'agit de rendre compte des tenants et aboutissants du processus de marchandisation du monde: la conceptualisation
abstraite de l'économie axiomatique n'a rien à dire de pertinent, incapable
qu'elle est de mettre en perspective les ressorts effectifs de ce processus.
LE MONDE N'EST PAS UNE MARCHANDISE!
Ces analyses sont certes connues - parfois même galvaudées -, mais
comme elles sous-tendent les contributions rassemblées dans ce numéro,
il vaut la peine d'en rappeler succinctement la substantifique moelle.
Dans La Grande tran~formation (1944), notamment dans le décapant chapitre 6, Karl Polanyi rappelle en bon économiste substantialiste qu'aucune
société humaine ne peut durablement exister sans qu'un système, d'un
type ou d'un autre, assure une forme d'ordre dans la production, la distribution et la consommation des ressources. Il s'empresse d'ajouter qu'en
règle générale l'ordre économique est toujours pleinement encastré dans
le social, lequel pour ainsi dire le structure et le contient. Or, voici qu'au
1ge siècle, les sociétés occidentales instituent et développent, pour l' écononnque, un n10de d'être singulier: le « Marché autorégulateur ». « Commandé, régulé et orienté par les seuls marchés », ce système se veut désencastré du social. «Hypothèses extraordinaires» d'une véritable économie de marché: il doit notamment exister «des marchés pour tous les
éléments de l'industrie, non seulement pour les biens (toujours en y incluant les services), mais aussi pour le travail, la terre et la monnaie ».
Autant dire, conclut Polanyi, qu'une économie de marché ne peut fonctionner pleinement que dans une société... de marché! À tout le moins,
celle-ci constitue I'horizon de celle-là.
Mais après tout, habiter ce monde en y déployant une société de marché, est-ce bien là pour l'humanité un si grand péril? Assurément oui, si
l'on suit l'analyse radicale de Polanyi. S'agissant du «travail» (comprenez: la puissance humaine ou « travail-vivant », et non pas le produit du
travail) et de la « terre» (comprenez: l'environnement), la marchandisation est un processus potentiellement destructeur du fond même sur lequel
repose toute société. En adoptant la terminologie d'un constructiviste
radical- Cornélius Castoriadis (1976) -, on peut dire que la marchandise
est une création « sociale-historique» intrinsèquement instable. Dans un
monde moderne qui rend effectif son déploiement systématiquement, elle
n'existe jan1ais par elle-même mais toujours sur la base d'un substrat - a
priori n'importe quel constituant du monde peut faire l'affaire -, substrat
qu'elle transforme, homogénéise et fait ainsi circuler indéfiniment, apparemment au gré des besoins humains, mais en vérité au profit du désir
Il
Richard Sobel
d'enrichissement abstrait propre aux acteurs dominants du système. Du
point de vue de l'économie (précisons : capitaliste) de marché, la marchandise n'est jamais un état mais toujours un processus. Or, ce dernier
ne possède a priori aucun principe de limitation interne et, laissé à luimême, il se répand et tend à phagocyter tout ce qui constitue le monde à
partir duquel il se déploie. Voilà bien tout le danger s'agissant du « travail» et de la « terre ». Selon Polanyi, celui-là « n'est rien d'autre que ces
êtres humains eux-mêmes dont chaque société est faite», et celle-ci,
« que le milieu naturel dans lequel chaque société existe ». Du coup, « les
inclure dans le mécanisme de marché, c'est subordonner aux lois du marché la substance de la société elle-même », et finalement la déstructurer
de fond en comble. Comprenons bien ce qui est véritablement en jeu: le
déploiement d'un «Marché» débridé répand progressivement souffrances et destructions dans le monde - et certains en profitent fort bien;
111ais,à plus ou moins long terme, il ne peut que tendre vers l'anéantissement du monde lui-même.
Si l'argumentaire de Polanyi est radical, c'est que sa conception de la
Inarchandise n'est pas superficielle. Pour l'idéologie dominante - acadéInislne scientifique compris -, on désigne par marchandise toute valeur
d'usage (bien ou service) qui s'échange entre acheteur et vendeur... sur
un marché! D'un point de vue théorique, c'est finalement très pauvre:
littéralement, cela ne nous fait pas voir grand chose des enjeux profonds
d'un capitalisme dont le point-limite est finalement une production marchande généralisée gangrenant jusqu'aux fondements même du monde.
Karl Polanyi est autrement pertinent concernant le mécanisme marchand:
« les marchandises sont empiriquement définies comme des objets produits pour la vente sur le marché. ». Or, à proprement parler, ni « le travail» - sauf esclavage! -, ni bien sûr « la terre» - socle iITéductible de la
finitude humaine -, ne peuvent intégralement relever d'un processus de
production pour la vente. Mais, ajoute-t-il, «c'est néanmoins à l'aide de
cette fiction que s'organisent dans la réalité les marchés du travail, de la
terre». Or, «aucune société ne pouITait supporter les effets d'un pareil
système fondé sur des fictions grossières, si la substance humaine et
naturelle comme son organisation commerciale n'étaient protégées contre
les ravages de cette fabrique du diable ». Historiquement et au-delà des
analyses de Polanyi, on peut dire que le danger a été momentanément et
partiellement écarté - mais pour l'essentiel concernant le pilier humain de
« la substance de la société» ; chacun sait que, pour le pilier environnemental, cela reste une toute autre paire de manches! En deux siècles de
luttes sociales, la consolidation de la condition salariale est parvenue à
transformer la situation précaire de « marchandise fictive» en un statut
socialement viable (Castel, 1995). Avec des différences nationales parfois
impo11antes, telle fut en Occident la posture pragmatique sociale-démo12
1l1troduction
crate, opposée au projet révolutionnaire: « Démarchandiser » le travail et,
à l'intérieur du capitalisme (( économie de marché ») mais contre sa logique (( société de marché»), améliorer progressivement la condition
matérielle, sociale et politique de tous ceux qui n'ont que leur « travail» à
vendre pour vivre.
Contre la marchandisation du monde, cette exigence de limites continue à nouveau à être posée aujourd 'hui - même si c'est sous d'autres
formes (Postel, Rousseau, Sobel, 2006) - et elle se reconnaît désormais
sous la problématique de ce qu'on appelle communément le « développement durable ». On peut dès lors présenter les contributions de ce numéro
comme autant de chantiers théoriques autour des nouveaux enjeux de la
marchandisation du monde.
QUELQUES CHANTIE"RS POLANYIENS POUR APPRÉHENDER
LES ENJEUX DE LA MARCHANDISATION D"UMONDE
Que Karl Polanyi soit un point de passage trandisciplinaire pour tous
ceux qui cherchent à comprendre les tenants et aboutissants de la marchandisation du monde, c'est ce qu'il ressort de la contribution d'un anthropologue américain, Richard Robbins, par laquelle s'ouvre ce numéro.
Dans « Le Paradoxe de Polanyi revisité », il explore les différentes - et
souvent même contradictoires - manières dont les économistes et les
anthropologues ont abordé le problème des dangers de la marchandisation
du monde, et esquisse une perspective de réconciliation de ces approches.
Les autres contributions viennent d'économistes hétérodoxes et nul
doute qu'elles permettront, chacune à leur manière, de faire une partie de
ce chemin transdisciplinaire que les économistes orthodoxes ont intrinsèquement du mal à faire. Appréhender les nouveaux chantiers théoriques
supposent d'abord de prendre l'exacte mesure du développement du
« lnarché» dans I'histoire de nos économies, au risque de remettre en
cause certaines analyses de Polanyi.
Dans « Espace mondial et émergence de « systèmes nationaux de
marchés », Philippe Norel montre que si les marchés de biens sont sans
doute plus anciens que Polanyi ne le pensait, les marchés de facteurs de
production proprement dits, notamment de la terre et du travail, relèvent
d'une création historique récente. Ces marchés de facteurs progressent et
entrent véritablement en synergie avec les marchés de biens, au 17c siècle,
aux Pays-Bas, pour déterminer une certaine allocation marchande des
ressources. C'est fondamentalement l'extension des échanges liée au
grand commerce maritime qui stimule cette croissance des marchés de
facteurs. Mais une extension similaire est aussi à la racine de leur création
même, comme le montrent les exemples de l'Angleterre du 13e siècle,
13
Richard Sobel
dans le cadre d'une entrée de métaux précieux liée aux excédents extérieurs, et de la Chine entre le ge et le 12esiècle. L'espace mondial est donc
bien le facteur crucial dans la formation des « systèmes nationaux de
marchés ».
Cette mise en perspective historique suppose en amont une interrogation de fond sur la notion de marché chez Karl Polanyi, interrogation que
développent chacun à leur manière Sébastien Plociniczac et Jérôme Maucourant.
Dans «Karl Polanyi, les marchés et l' embeddedness », Sébastien
Plociniczac suggère qu'il convient d'interpréter les transformations décrites et subséquemment la dominance du «Marché autorégulateur » exposée dans La Grande tran5formation dans le sens, non pas d'une réalisation
concrète historiquement bornée, mais d'une forme de connaissance socialement élaborée et partiellement partagée en Occident. Celle de l'éconoInie formelle pour qui le Marché autorégulateur constitue le contexte programmateur de la vie sociale de l'homme moderne. Appréhendée sous cet
angle, La Grande tranformation fait de Polanyi l'auteur d'une critique de
la fiction théorique du Marché autorégulateur, et l'historien de cette fiction agissante qui oriente le comportement des individus et transforme en
profondeur les sociétés occidentales du XIXe siècle.
Pour Jérôme Maucourant (<<Le marché, une institution entre économie
et histoire»), il n'est pas possible de parler rigoureusement d'un concept
de « marché» en science économique, lequel est en réalité une notion
floue, au mieux ambivalente. En revanche, le recours à d'autres sciences
sociales, comme I'histoire et la sociologie, peuvent aider à la construction
d'un tel concept. Ainsi, le travail de Karl Polanyi et les travaux d'historiens contemporains, notamment ceux d'Alain Guéry, semble utiles pour
mieux distinguer le marché propre à la « société de marché» au sens de
Polanyi des marchés caractéristiques des économies archaïques ou d'~ncien Régime. L 'histoire des idées et la réhabilitation du travail de Montchrestien, contre le jugement hâtif de Schumpeter, est mobilisée pour
illustrer I'hypothèse de l'article. Il est enfin suggéré que ni l'approche en
terme d'équilibre général ni les travaux d'Israël Kirzner n'ont eu de valeur heuristique en ce qui concerne la présente problématique.
Toute la finesse historique de l'analyse polanyienne du marché com111einstitution tient aussi à son articulation avec le concept de « marchandise fictive », articulation que les trois contributions de Franck Van De
Velde, Jean-Michel Servet et Genevière Azam éclairent sous trois aspects
différents.
Dans une contribution très critique, Franck Van de Velde part du
constat que Polanyi n'a pas de mots assez durs pour les économistes classiques en général, et Ricardo en particulier. La ligne directrice du proj et
14
Introduction
ricardien aurait consisté à traiter la terre, le travail et la monnaie de la
lTIême manière que les marchandises véritables produites par les entreprises capitalistes. En réaction à cette mise en cause, il s'agit d'établir que
toutes les questions dont traite Ricardo sont liées, directement ou indirectement, aux spécificités de la terre, du travail et de la monnaie, au fait
qu'il ne s'agit justement pas de marchandises comme les autres. La véritable tentative pour traiter les conditions de la production des marchandises de la même manière que les marchandises produites viendra plus
tard, avec les néoclassiques, et Walras en particulier, à qui l'on doit la
première représentation cohérente de l'économie moderne comme un système de marché autorégulateur. À cette représentation néoclassique, Keynes substituera une analyse du capitalisme comme économie monétaire de
production, dans laquelle le travail salarié et la monnaie de crédit apparaissent comme conditions de possibilité des marchandises véritables. Au
total, dans sa mise en cause des économistes, Polanyi s'est, selon Franck
Van de Velde, totalement trompé d'adversaire.
S'appuyant sur la distinction faite par Karl Polanyi entre trade (commerce) et market (marché) et sur son affirmation d'une fongibilité limitée
d'instruments monétaires, la contribution de Jean-Michel Servet (( Parties
vivantes et parties en débat dans l' œuvre de Karl Polanyi ») propose de
revivifier l'analyse dans La Grande tran~formation du travail, de la monnaie et la terre COlnme « marchandises fictives ». Comme catégorie unique, le terme «marché» confond deux types de logique d'échange. La
première est celle que l'auteur qualifie de « place de marché» et la seconde est celle de « lien de clientèle ». Dans une logique de place de marché
que les économistes ont privilégiée, les échangistes font comme si les éléments extérieurs au contrat d'échange n'existaient pas, chacun est supposé agir de façon opportuniste, alors que dans une logique de lien de clientèle, l'échange se réalise en s'inscrivant dans une relation pouvant se
perpétuer et reconnaître les statuts hiérarchisés des échangistes. Dans la
première figure de l'échange, le prix de marché est essentiel, alors que
dans la seconde figure, il est intégré à l'ensemble des rapports sociaux et
le prix devient une variable dépendante.
Dans La Grande tran~:rOrlnatiOn,Karl Polanyi repère trois marchandises fictives; Inais ne peut-on en envisager d'autres? Dans « L'utopie de
l'économie de la connaissance », Geneviève Azam se propose d'analyser
le sens de l'invention d'une « économie de la connaissance» comme
construction d'un champ d'activité économique et d'un discours qui légitime ce sens. Cela suppose l'analyse préalable des conditions de la transformation de la connaissance en bien économique, illustrée par les transformations des droits de propriété intellectuelle. Ce nouveau régime de
propriété peut être analysé comme un second mouvement d'enclosure,
15
Richard Sobel
après le premier analysé par Karl Polanyi dans La Grande tranLsforn1ation.
En poursuivant l'analyse de Polanyi à propos des « quasi-marchandises »,
la connaissance ne doit-elle pas plutôt être considérée comme une marchandise « fictive»? C'est le point de vue adopté dans cet article qui
n10ntre comment la tentative actuelle, de rendre cette fiction effective menace la connaissance elle-même en IIassignant à un rôle instrumental.
BIBLIOGRAPHIE
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16
Introduction
Théret B., 2003, «lnstitutionnalismes et structuralismes: opinions, substitutions ou affinité électives? », Cahiers d'économie politique,
n° 44, p. 51-78.
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POLANYI.S PARADOX REVISITED:
A PROPOSAL FOR RECONCEPTUALIZING
CAPITAL ACCUMULATION
Richard H. ROBBINS.
Our thesis is that the idea of a self-adjusting market impJied a
stark utopia. Such an institution could not exist for any length of
time without annihi latjng the human and natural substance of
society; it would have physically destroyed man and transfonned
his surroundings into a wilderness. Inevitably, society took n1easures to protect itself, but whatever measures it took impaired the
self-regulation of the market, disorganized industriallife, and thus
endangered society in yet another way. It was this dilemma which
forced the development of the market system into a definite
groove and finally disrupted the social organization based upon it.
Karl Polyani, The Great Transformation (1944)
*
State University of New York at Plattsburgh, Plattsburgh, New York;
ri ch ard. ro bb [email protected]
Cahiers lillois d'économie et de sociologie, n° hors série, 2006
Richard H. Robbins
INTRODUCTION
In The Great Tran5j'orlnation, Karl Polanyi posed what he considered
the major paradox of the past 200 years. How is it possible to maintain the
dynamism of the market on which our society is based without destroying, as he put it, "the human and natural substance of society"?
The nineteenth century, Polanyi suggests, was dominated by attempts
to protect society against the ravages of the market (1957 :40), and a creed
that, as he put it, "was utterly materialistic and believed that all human
problems could be resolved given an unlimited amount of material commodities (Polanyi, 1957:40).
The idea that trade is the source of all well-being and that economic
growth can solve virtually every problem from hunger and poverty to environmental devastation remains the bedrock of the culture of capitalism
(Robbins, 2005a). Nineteenth century social and economic theorists, ranging from Auguste Con1te, Herbert Spencer, and Karl Marx, while disagreeing on the processes, all postulated the ultimate emergence of an
industrial society in which life' s necessities would be supplied to all. In
spite of the optimism, however, the nineteenth century was, according to
Polanyi, characterized by societies taking action to protect itself from the
ravages of the market. The story of the twentieth century, however, might
aptly be called the revenge of the market," as nation-states frantically
Ünplement policies to maintain economic growth and remove barriers that
might hinder the global expansion of the market. Under pressure from
multilateral institutions such as the World Bank, IMF, and WTO to whom
nation-states have largely ceded their economic sovereignty, governments
have systematically downsized wealth redistribution programs, statesupported education, public health programs, environmental safeguards,
labor unions, and adopted a host of other neo-liberal economic policies
that are explicitly designed to aid the growth and vitality of the market.
Accompanying this growth, however, has come unprecedented global
poverty, inequality, environmental destruction, social protest, conflict and
other problems reminiscent of those of the worst of the nineteenth century
(Robbins, 2005a).
The question I want to explore is how can anthropologists and econol11ists,working together, understand the global expansion of the market
and its consequences, and how can we address Polanyi's paradox? That
is, is it possible to maintain the dynamism of the market on which societies now depend without destroying, as Polanyi put it, "the human and
natural substance of society"? To explore this question I will examine,
first, how the language of economic growth obscures the manner that
growth is achieved, and, second, propose an alternative way ofunderstan-
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Polanyi 's ParadoxRevisited
ding the process of capital accumulation
the market that Polanyi described.
THE NATURE OF ECONOMIC
that highlights
the problems of
GROWTH
Addressing the paradox requires first recognizing that prime directive
of our market society and the global economy in general is maintaining
continual capital accumulation, creating what Ernest Gellner (1983: 24)
called a "society of perpetual growth." For our economy (and indeed our
society) to function we must produce and consume more this year than
last and more next year than this in perpetuity. Failure to do so will result
in political, economic and social upheaval.
In spite of occasional economic downturns, the remarkable feature of
the past two centuries is the extent to which world markets have sustained
economic growth. As Angus Maddison (2003) has documented (see Chart
1), while economic growth by regions has varied considerably over the
past two centuries, overall, in dollar terms calculated in 1990 international
dollars, the wealth of every person on earth has increased 13 times; in
Western Europe it has increased 40 times, and in Western offshoots (e.g.
U.S. and Australia) some 65 times. The greatest increase in the world economy occurred from 1950 to 1973 when the global GDP almost doubled,
growing at a rate of 5% a year. While these gains are impressive, it is
Chart 1. Rate of Per Capita GDP Growth from 0-1998 A.D.
by Regions
30000
flWestern
25000
.Western Europe
Offshoots
20000
Europe
o Japan
15000
o Latin America
10000
.
Eastern Europe and
Former USSR
fi Asia (excluding
Japan)
5000
o
o
1000 1820 1998
. Africa
Data from Maddison
2003.
21
Richard H. Robbins
important to note that even small increments in the growth rate can have
significant effects. For example, had the annual economic growth rate of
the United States from 1870 to 2000 been 1% less than it actually was
(0.8% as opposed to 1.8%) the per capita GDP would be $9450 (about
that of Mexico or Poland), instead of $33,330. If it has been 1% higher
(2.8%, approximately that of Japan from 1890 to 1990), per capita GDP
would be $127,000.
To appreciate the effects of perpetual growth, if, in the year 2005, an
individual was earning or spending $30,000 or a company was earning
$300,000,000, with a modest growth rate of three percent and no inflation, they would have to more than double their income and spending in
25 years. At a more desirable six percent growth rate, or three percent
growth rate with a three percent inflation rate, their spending or income
would have to more than quadruple (see Table 1).
Table 1. Individual and Corporate Income Growth Over 25 Years
\vith Growth Rates of 30/0and 6%
Year
2005
2010
2015
2020
2030
Required Income Growth at 3%
(,vith 0 inflation)
Individual
$30,000
34,855
40,495
47,048
63,507
Corporate
$300,000,000
348,550,000
404,950,000
470,048,000
635,070,000
Required Income Growth at 6%
(with 0 inflation) or
Income Growth at 30/0and
Inflation at 30/0
Corporate
Individual
$30,000
$300,000,000
40,494
404,940,000
54,661
546,661,000
73,783
737,830,000
134,434
1,344,340,000
For economists, of course, the growth of GDP is the most important
indicator of national economic health and has been ever since 1932, when
the United States Commerce Department asked a young economist by the
name of Simon Kuznets to develop a uniform way of representing nationnal accounts (see Cobb et al, 1995). Kuznets's efforts gave birth to what
was to become the GDP and since then economic progress has been measured in terms of how n1uch money people spend. Harvard economist
Benjamin Freedman in his recent book The Moral Consequences of
EconOlnic Growth, (2005: 4) goes as far to suggest that economic growth
reflects, not only progress, but a society's moral state as well. Economic
growth, he says, promotes such moral characteristics as social tolerance,
social mobility, commitment to fairness, and dedication to democracy.
Because of its importance for our economic and social well-being,
economic growth is a central topic in economic theory and research.
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